23/11/2014
Secrets de Polichinelle
Par ce recueil de huit longues nouvelles, Alice Munro nous invite à explorer les petits coins cachés de nos consciences, les désirs inavoués qui nous poursuivent malgré nos efforts pour les oublier, les événements qui constituent le mille-feuilles de nos histoires personnelles. Ce sont toujours des femmes ou des jeunes filles qui focalisent l’attention de l’écrivaine, motivée par la manière dont ces femmes se débattent entre conformisme et exigence de leurs propres fantasmes. La vérité est souvent occultée, ou du moins Alice Munro montre ainsi que la vérité profonde des êtres reste souvent enfouie sous le fatalisme des apparences, à moins que…
C’est ainsi que dans Une vraie Vie, Alice décrit avec humour les relations de trois femmes plus campagnardes qu’urbaines dans le Canada des années 30. Les manières n’y sont pas très sophistiquées et la priorité de ce groupe d’amies est fondée sur la survie émaillée de ces plaisirs féminins qui passent pour superflus, comme la couture de robes ou la confection de rideaux. Et pourtant, toutes vont conjuguer leurs efforts pour encourager le remariage de la moins gâtée d’entre elles.
La première nouvelle, Emportés, m’a paru plutôt poignante par sa description de la relation épistolaire qu’une bibliothécaire établit avec un jeune concitoyen blessé sur le front en Europe, en 1917. La jeune femme, Louisa, n’a pas sollicité ce courrier, mais elle s’attache à répondre à ce militaire qui vit de terribles moments, bien que ses descriptions en soient très circonspectes. Et puis, la guerre s’achève et Louisa guette le passage de Jack, qui devrait être rentré. Mais Louisa attend en vain à la bibliothèque, et finit par épouser Arthur Doud, l’héritier de la plus importante entreprise de Carstairs. Un jour, elle finit par apprendre que Jack est pourtant revenu et a épousé une certaine Grace dont il a eu trois enfants, avant d’être tué par accident dans la fameuse scierie Doud. Tout un pan des rêves enfouis de Louisa part ainsi dans l’évanescence du temps impitoyable :
Puis il leva la tête, la secoua, et fit une déclaration.
« L’amour ne meurt jamais. »
Elle se sentit irritée au point de s’offusquer. Voilà tout ce que les discours font de vous, pensa-t-ellle : une personne capable d’affirmer des choses semblables. L’amour meurt tout le temps, ou du moins devient-il détourné, étouffé— Il pourrait tout autant être mort.
( Pages 64-65)
Alice Munro ne progresse jamais de façon linéaire dans la menée de ses récits. Elle procède par sauts de puces, d’un caractère à un autre, d’un événement marquant la petite communauté à l’évocation des souvenirs fondateurs. Son style utilise à merveille la manière anglo-saxonne de dire les choses en ayant l’air de ne pas y toucher. J’ai retrouvé cet art de l’ellipse qui caractérise nombre de femmes de lettres du côté d’Albion : Barbara Pym et sa grande sœur Jane Austen.
Ma nouvelle préférée, celle qui ouvre la plus large fenêtre aux fantasmes s’appelle la Vierge albanaise. Elle comprend soixante pages, mais prend l’intensité d’un roman. Malgré les multiples masques appliqués aux personnages, l’héroïne Charlotte devenue Lottar avant de réapparaître en une étrange visiteuse de librairie, connaît un destin extraordinaire, enlevée par des villageois aux mœurs reculées au cours d’un voyage touristique. Comme dans toutes les nouvelles du recueil, le récit atteint son apogée quand l’auteure rompt le déroulement en nous ramenant à d’autres périodes, nous obligeant à lire plus rapidement pour renouer les fils. Certains lecteurs n’apprécieront sans doute pas le procédé, mais je crois qu’il sert à voiler la crudité des situations, à étoffer le foisonnement onirique de nos consciences.
« Mais je n’étais pas abattue. J’avais opéré un changement radical dans ma vie, et malgré les regrets qui m’étreignaient chaque jour, j’en éprouvais de la fierté. J’avais le sentiment d’être enfin entrée dans le monde, avec une véritable peau neuve. (…) Je lisais, mais sans but ni engagement. Je lisais des phrases prises au hasard dans des livres que j’avais toujours voulu lire. Souvent, ces phrases me semblaient si satisfaisantes, ou si belles et insaisissables, que je ne pouvais m’empêcher d’abandonner tous les mots qui se trouvaient autour pour céder à une émotion particulière. J’étais vigilante et rêveuse, coupée de chaque individu, mais toujours consciente de la ville elle-même—laquelle me semblait un lieu étrange. » (Page 138)
Quels que soient les époques et les personnages créés par Alice Munro, ces histoires nous mènent vers des univers incertains et fragiles, où la réalité des rencontres et des situations fluctue selon les ressentis. Pas de vérité incontestable chez Madame Munro, mais ses qualités de conteuse donnent envie d’aller vagabonder du côté de Carstairs.
NB : il s’agit d’une vraie ville de L’Alberta, mais dépeinte ici dans une version personnelle à l’auteure.
Secrets de Polichinelle
Alice Munro
Points 2012 (éditions de l’Olivier)
Édition originale 1995 Open secrets
19:03 Publié dans Livre, Sources | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alice munro, nouvelles, littérature traduite, canadienne, prix nobel de littérature | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer