01/12/2014
Ma vie
Les mémoires d’Isadora Duncan ne paraissent pas d’actualité, mais comme nous visitions en Septembre dernier le musée Rodin, nos discussions ont dérivé sur le destin particulier des femmes artistes de la même époque, dont bien sûr Camille Claudel. Alors que nous choisissions dans la libraire du musée des ouvrages relatifs à cet échange, mon amie Alice a mis la main sur celui-ci, qu’elle m’a ensuite adressé. Ce petit historique personnel pour éclairer l’intérêt de la lecture d’une autobiographie qui surprendra plus d’une fois par son contenu autant que sa forme, et a le mérite d’apporter incidemment une belle pierre dans le jardin de la défense du droit des femmes à disposer de leur vie.
La vie d’Isadora n’a pas été un chemin couvert de pétales de roses. Elle est née en 1877 à San Francisco au sein d’une fratrie de quatre enfants, abandonnée par le père. Sans grandes ressources, sa mère élève et éduque seule ses enfants. L’évocation de la figure maternelle est constante, cette femme de caractère, d’une grande sensibilité artistique, compense les manques du foyer par une ouverture intellectuelle et esthétique sans limites. On a faim chez les Duncan, mais les soirées sont poétiques et musicales. La jeune Isadora semble animée d’une vivacité et d’une énergie sans réserve. L’extravagance maternelle se substitue largement au cadre rigide des écoles d’alors (nous sommes à la fin du XIXe siècle), elle apporte en revanche à la fois la liberté de se réaliser et l’exigence du perfectionnisme créatif. Ce sont des valeurs absolues qu’elle va défendre toute sa vie.
L’exercice d’écriture de Mémoires est difficile. Quel qu’en soit l’initiateur, les pièges y sont nombreux. Comment dérouler scrupuleusement le cheminement accompli quand on occupe la double position de sujet et d’objet ? Comment résister à l’oubli, de reconnaissance ? Qui peut prétendre savoir extraire et rapporter la Vérité d’une suite passionnée de faits, d’événements et de témoignages alors qu’on est encore en plein milieu de la route ? Car Isadora est morte jeune (cinquante ans) sans avoir renoncé à l’intensité de ses actes ni de ses idées. Elle le sait bien et confie dans sa préface : « Aucune femme n’a jamais dit la vérité de sa vie. Les autobiographies de la plupart des femmes célèbres sont une série de relations de leur existence extérieure, de détails et d’anecdotes futiles, qui ne donnent aucune idée de leur vie véritable. Quant aux grands moments de joie et de détresse, elles gardent à leur égard un étrange silence. » ( Page 10)
Qu’on n’attende donc pas ici un récit véridique, mais plutôt un exposé dont le but avoué repose sur l’éclairage de sa passion, le renouveau de la chorégraphie et par-dessus tout l’alliance charnelle quasi mystique entre musique et mouvements. Elle s’appuie sur la culture hellénistique: rétrospectivement, les expériences de la fratrie pour alimenter son inspiration aux sources du Parthénon prêtent à sourire. Sa première liberté, si chère, est de rejeter toutes les contraintes du ballet classique. Par extension pourrait-on dire, elle rejette aussi toutes les obligations du code moral de la société de l’époque. De sa vie privée, Isadora ne fait pas mystère, même si elle s’autorise des « impasses » comme nous disions autrefois à propos de sujets qui ne semblaient pas mériter nos efforts. Il est probable que la rumeur publique conserve en mémoire le fracas des scandales qui ont émaillé sa biographie : amours passantes, unions éphémères, la perte de ses enfants et les circonstances inouïes de son fatal accident. Isadora mentionne encore et justifie sa haine des liens juridiques matrimoniaux. Elle s’oblige à raconter les bouleversements angoissants des enfantements et la joie céleste que l’innocence et la vitalité des enfants procurent, elle en vient aux moments douloureux de leur perte, et les mots ne mentent pas quand ils hurlent l’horreur du chagrin. Ce sont des passages où elle ose encore se mettre à nu, et ce courage est touchant ô combien et reste universel.
Isadora Duncan a-t-elle contribué à dénouer le carcan qui entravait les destins des femmes, comme ses contemporaines Suzanne Valadon, Camille Claudel, Colette, Eléonore Duse, dont elle fut l’amie, et tant d’autres ? Ma vie retrace ses combats publics et privés et constitue un témoignage à verser au profit des combats pour la défense de la liberté des femmes. Mes réserves s’appliqueront en revanche à pointer les lourdeurs de la traduction, les répétitions trop fréquentes du mot Art, même s’il est le leitmotiv de son auteur.
Ma vie
Isadora Duncan
Poche folio 2013
Édition originale 1928 puis en 1932 par Gallimard pour la traduction française de Jean Allary.
J’ai recherché et visionné grâce aux médias actuels des documents relatifs à ses chorégraphies, ils illustrent les pages où elle exprime ses recherches. Voici en partage les adresses de deux vidéos :
15:04 Publié dans Livre, Sources | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : livres, biographie, isadora duncan, destin de femmes, chorégraphie, art, création | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer