Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/07/2015

Un parfum d'herbe coupée

Premier roman de Nicolas Delesalle, journaliste et nouvelliste, ce parfum d’herbe coupée réjouira à coup sûr les amateurs de lecture sereine, porteuse de nostalgie sans tristesse. Narrée à la première personne, sans  suivre de chronologie précise,   cette suite de brefs chapitres constitue un  recueil de souvenirs tels qu’ils se présentent à la mémoire d’un jeune garçon qui sort de l’enfance et entre dans l’adolescence. Autant dire la période cruciale où le Je cesse d’être partie d’un Nous, où la conscience émerge à la réalité d’une existence individuelle,   où les ressentis deviennent plus aigus et participent à la construction de sa personnalité.

Ce tableau d’entrée en adolescence ne comporte pas de rébellion cependant, les évocations sont puisées dans les mille et un petits faits familiaux ou  historiques, comme autant de petites nouvelles indépendantes les unes des autres. Mis bout à bout, elles constituent ensemble le tissu d’une existence: scènes de la vie quotidienne et aléas des amitiés collégiennes,   souvenirs de vacances campagnardes qui offrent l’ouverture sur un univers que l’on imagine révolu à jamais, au fil des anecdotes  se compose ainsi un rappel des dernières décennies du XXème siècle qui,   sous le regard de cette jeunesse, nous paraît plus cohérent que l’environnement actuel. 

Une lecture à la fois rafraîchissante et positive, un plaisir à ne pas bouder.

Nicolas dele salle, roman, un parfum d'herbe coupée, éditions preludes

Un parfum d’herbe coupée

Nicolas Delesalle

Préludes (Janvier 2015)

ISBN :978-2-253-19111-2

 

23/06/2015

Temps glaciaires

 

C’est moi ou les temps changent ?  À l’image de nos jours moroses, le ton de ces Temps glaciaires m’a semblé désenchanté. L’harmonie d’un microcosme s’est fissurée, les hommes sont maintenant désabusés. Pourtant l’intrigue du nouvel opus de Fred Vargas fonctionne, les engrenages  entraînent finement les personnages et leurs intrigues vers l’inexorable,    mais une petite lassitude s’est infiltrée dans la brigade du 13ème. Incontestablement, nous les retrouvons tous, les pro Adamsberg et les réticents, que l’on reconnaît depuis toujours  à leurs qualités et à  leurs travers. Surtout les travers.  Autant vous le dire tout de suite, je pense notamment à la relation  du vieux couple Adamsberg  Danglard, aux remarques concernant la personnalité de Retancourt.  Il m’a semblé, et je reconnais que ça me peine un peu, quelque chose vieillit moins bien chez notre Pelleteur de nuages, il ne pêche  plus dans ses rêves comme autrefois. À part ces quelques réticences, il s’agit d’un bon polar, bien dans la veine Vargas, avec ce qu’il faut de détours par l’histoire dans l’Histoire, épicée d’effluve fantasmatique, pour piquer notre curiosité et nous mener de fausses pistes en suspects innocents jusqu’au rebondissement final absolument imprévisible.

 Une lettre qu’une vieille dame s’efforce de poster  jusqu’au bout de ses forces,   une vague de suicides étranges, un jeune homme au mental fragile, environné de personnages inquiétants, une signature de crimes en forme de guillotine,   la Normandie profonde comme l’aime Adamsberg, un voyage épique aux confins du Septentrion, bref, tous les éléments sont réunis ici pour nous embarquer avec plaisir dans une série d’intrigues qui s’emmêle de façon inextricable. On se laisse mener jusqu’aux tréfonds de nos peurs, là où  souffle l’âpre Afturganga qui menace de nous engloutir…

 

«  Adamsberg prit conscience que, sous ce ciel toujours aussi bleu, l’air avait changé de consistance, apportant une odeur d’humidité. Il tourna la tête pour apercevoir, montant sur la plate-forme, une nappe blanche aussi menaçante qu’une coulée de lave, qui effaçait déjà les contours des baraquements.

  La brume, Veyrenc ! Cours !

Ils avaient à présent atteint la lisière des galets, tandis que l’ancien espace du fumoir à harengs, où gisaient leurs sacs à dos, était déjà à moitié pris. Dans sa course, Veyrenc se tordit la cheville entre les galets instables et chuta. Retancourt le releva et, passant son bras sous son épaule, reprit le trot en halant le lieutenant.

— Non commissaire ! Pas besoin d’aide, je me charge de lui ! Foncez au bateau, lancez le moteur, nom d’un chien !

Plus trace, déjà, du fumoir aux harengs, ni de la lisière des galets. Non, la brume ne se déplaçait pas comme un cheval au galop, elle leur fonçait dessus comme un train, comme un monstre, comme un afturganga. » (Page 382)

Au début,  j’ai pensé que le changement d’éditeur ( de Viviane Hamy où elle est restée longtemps fidèle, Fred Vargas est passé chez Flammarion)  était pour quelque chose dans l’évolution de l’esprit maison, puis je me suis dit qu’après tout, il en va des univers fictifs comme de la vraie vie : le temps use et corrompt, il érode les êtres et les rochers, il efface les enthousiasmes et nivelle les souvenirs. C’est peut-être moi, c’est peut-être l’époque, c’est sûrement la preuve que l’écriture de Fred Vargas est vivante. J’espère donc qu’elle ne va pas aller se déprendre de ses personnages, car elle reste une bâtisseuse d’histoires hors pair, une conteuse d’intrigues habilement nouées dans une atmosphère prenante, que l’on écouterait encore longtemps…

 

Temps glaciaires, fred vargas, polar, littérature contemporaine, lecture

 

Temps glaciaires

Fred Vargas

Flammarion (2015)

ISBN : 978-2-0813-6044-0

14/06/2015

1Q84

1Q84, haruki murakami, roman, science fiction, fantastique1Q84     Livre 1 (Avril-Juin)

 Haruki Murakami

Traduction Hélène Morita

Ed 10/18 (Belfond)

ISBN : 978-2-264-05788-4

 

 

 Sage stratégie de lectrice avertie, avant « d’attaquer » l’univers 1Q84, j’ai attendu la parution simultanée de la trilogie. Pourquoi en effet se soumettre à la torture de l’attente, quand, à l’évidence, il sera difficile aux lecteurs engagés dans cette histoire  de patienter entre deux volumes ? Il me semble que j’ai bien fait tant, apparemment, le découpage en 3 tomes ne correspond qu’à une répartition de pagination. Il s’agit bien d’une histoire avec son unité de temps, un printemps, un été, un automne.

Premier volume  donc :  le printemps, d’Avril à Juin.  Nous sommes à Tokyo, sur un périphérique embouteillé, une voie expresse qui ne l’est pas… Une  jeune femme aux intentions mystérieuses est installée dans un taxi dont le chauffeur n’est pas moins intrigant. Ce jour-là, Aomamé a programmé sa journée très minutieusement, elle suit un plan réfléchi jusque dans les moindres détails, y compris vestimentaires.  Un premier flottement  se produit quand  elle identifie un morceau de musique classique, pourtant peu familier, alors qu’il est diffusé  sans annonce sur l’autoradio. La diversion semble anodine et Aomamé se concentre à nouveau sur l’objectif qu’elle s’est fixé et pour lequel elle s’est méticuleusement préparée. Les embouteillages menaçant l’équilibre de son horaire, elle accepte la proposition tout à fait inhabituelle du chauffeur de taxi, qui l’invite à quitter sa voiture et la voie expresse en empruntant un escalier de secours qui relie  le périphérique aux voies urbaines.

Sans transition, c’est maintenant Tengo, un jeune professeur de mathématiques, écrivain à ses heures perdues, que nous rencontrons. Il a rendez-vous avec un éditeur, qui joue plus ou moins le rôle de mentor, en se servant  à l’occasion de la perspicacité du jeune homme pour découvrir ou améliorer les textes d’autres écrivains. Tengo a ainsi repéré un manuscrit original parmi quelques œuvres de candidats à un concours ouvert aux auteurs débutants. L’œuvre présentée est intéressante,    mais nécessite une sérieuse révision dans sa forme pour avoir la moindre chance d’être remarquée, on connaît la chanson… Et Tengo se laisse convaincre de contribuer à l’amélioration du roman…

D’entrée de jeu, les deux personnages dont nous allons alternativement suivre les péripéties viennent de franchir insidieusement une frontière subtile hors de  leurs pratiques habituelles. Chacun d’entre eux  poursuit ses activités, suivant une ordonnance qu’ils ont mis en place avec soin.  Haruki Murakami  prend le temps de développer les portraits de ses protagonistes :   après des enfances malheureuses,     ces deux trentenaires  actifs, loups solitaires sans attaches familiales, sans amours durables, se sont dotés d’une ligne de conduite rigoureuse, dépourvue de désir de reconnaissance. Ils sont cependant également animés du besoin vital d’autonomie.  Hormis ces points communs, le lecteur ne décèle pas le moindre lien qui pourrait rapprocher Tengo et Aomamé, pendant la majeure partie de ce premier volume. Tout juste un souvenir d’école, fugace et secondaire, et les fines mouches lancées à la poursuite des pages se disent : « tiens, tiens » …

Parce que Murakami est un romancier habile. Il sait comment distiller les indices et les pistes qui lui permettront de mener par le bout du doigt ses lecteurs tourneur de pages.  Tengo entre en contact avec la délicieuse Fukaéri, l’auteur de la fameuse Chrysalide de l’air qui accepte sans réserve que le jeune homme reprenne l’écriture de son roman. Fukaéri possède une personnalité  énigmatique, et compte tenu de sa jeunesse, Tengo a rencontré son tuteur. C’est ainsi que pour la première fois, il entend parler de la secte très fermée constituée par ceux qui se nomment eux-mêmes les Précurseurs.  Ainsi, il est possible que l’imagination de Fukaéri ait pu se développer dans un contexte particulier.

De son côté, Aomamé  rompt parfois sa solitude grâce aux invites pressantes d’une vieille dame richissime, à qui elle prodigue ses soins. Aomamé a plusieurs cordes à son arc sportif, elle enseigne les techniques de self-défense et pratique des exercices de détente musculaire auprès desquels mes séances de stretching hebdomadaires s’apparentent à  de vulgaires siestes. Cette vieille Dame très (in) digne et son garde du corps  offrent ainsi des oasis de bienveillance à la jeune femme, d’autant qu’un pacte occulte les unit.

Les intrigues sont en place, d’autres personnages secondaires donnent relief et vie  au quotidien des protagonistes. La construction en alternance des deux histoires ne procurent  pas de rupture du climax, tant nous sommes certains que ces deux-là  vont bien finir par se rencontrer.  Mais bon, arrivé en butée à la page 548, bien malin qui peut  deviner comment, pourquoi,   quel événement particulier   déterminera la rencontre d’Aomamé et de Tengo.

 

Reste à ouvrir le livre second…

 

 

 

 

 

1Q84, haruki murakami, roman japonais, science fiction, fantastique1Q84     Livre 2 (Juillet-Septembre)

 Haruki Murakami

Traduction Hélène Morita

Ed 10/18 (Belfond)

ISBN : 978-2-264-05789-1

 

 Tout naturellement, nous retrouvons Aomamé confrontée aux graves événements qui se sont déroulés dans la Safe-house où la vieille dame offre refuge aux  femmes victimes des violences sexuelles. Suite donc des aventures de la jeune femme, sans rupture dans la forme et le fond par rapport au premier livre. Souvenez-vous que nous avions laissé notre héroïne en proie à quelques doutes concernant sa raison. Aomamé a pris conscience de phénomènes étranges qui malmènent ses repères. Outre cette seconde lune apparue dans le ciel, les références à des faits historiques totalement occultés comme les répressions meurtrières contre les Précurseurs qui entrent ainsi dans la conscience de la jeune femme, voilà qu’elle apprend l’assassinat de Ayumi,   la jeune policière dont elle se sentait si proche malgré leurs statuts différents.   La tension se fait extrême pour elle quand elle apprend la disparition de la petite Tsubasa, protégée par la vieille dame après les tortures sexuelles qu’elle a manifestement  subies. Consciente du choix crucial et de ses conséquences, Aomamé accepte une ultime «  mission » confiée par sa marraine improvisée. Difficile d’en dévoiler davantage sans déflorer l’intérêt de cette suite qui repose à ce niveau  sur le suspense. Sachez néanmoins qu’Aomamé rencontrera le Leader  des Précurseurs. Deux chapitres tendus sont consacrés à ce tournant de l’histoire. Le destin d’Aomamé bascule, elle oscille entre aspiration mortifère et pulsion vitale.   Alors que tout paraît écrit, le souvenir de Tengo se fait tellement pressant. Parallèlement, Aomamé est maintenant détentrice du lien entre le Leader et les fameux Little People, secret dont elle mesure la gravité. C’est aussi par hasard qu’elle est amenée à lire le livre de Fukaéri, ignorant bien sûr le rôle qu’a joué Tengo dans sa réalisation. Pour le coup, le lecteur n’est pas fâché d’accéder enfin à la teneur du roman dans le roman !

En ce qui concerne Tengo, les événements se sont également compliqués. Qu’advient-il à sa maîtresse plus âgée ? Comment gérer la cohabitation avec une jeune fille presque mutique ? Fukaéri est-elle médium ? Son récit révèle-t-il une réalité invisible, mais indiscutable ?   Tengo rejette les propositions malsaines du trouble Ushikawa, mais l’irruption de cet homme de paille accentue la certitude du danger encouru par Fukaéri. Enfin contraint de revoir son père dont la santé se dégrade, Tengo peut réviser ses peurs et ses traumatismes d’enfance. Alors que nous progressons inexorablement vers la fin du deuxième tiers de récit, Haruki Murakami ménage un rebondissement inattendu. Tengo le mathématicien n’échappe pas à l’univers fantastique de l’année 1Q84…

L’alternance des récits étant acquise, les deux univers de Tengo et Aomamé poursuivent leurs voies parallèles.  Même si le lecteur a bien perçu que ces deux-là se connaissent et aspirent à se retrouver, comme un idéal qui donne sens à leur vie, Murakami joue adroitement des rebondissements, repoussant toujours plus loin leur possible rencontre…

 Toujours sous-tendu par l’alternance des chapitres consacrés à chacun des personnages principaux,    l’été de l’année 1Q84 n’a rien perdu en rythme et en intensité dramatique. L’intrigue s’oriente de plus en plus vers la prégnance du  surnaturel.  Mais le lecteur peut se sentir désappointé par le dernier rebondissement consacrée à Aomamé. Le lecteur malmené ne peut que se jeter sur le troisième volume.

 

 

   

1Q84, haruki murakami, littérature japonaise, roman, science fiction, fantastique1Q84     Livre 3 (Octobre-Décembre)

 Haruki Murakami

Traduction Hélène Morita

Ed 10/18 (Belfond)

ISBN : 978-2-264-05926-0

 

Ce troisième et dernier volume présente une rupture concernant l’alternance à laquelle Haruki Murakami nous avait habitués, avec l’irruption de chapitres consacrés au mauvais génie de l’affaire, le sulfureux Ushikawa. Ce personnage à la moralité douteuse s’est manifesté au cours du second volume, inquiétant Tengo par son attitude intrusive, après le succès remporté par la Chrysalide de l’air. Ce personnage secondaire monte d’un cran dans l’échelon des protagonistes, travaillant ouvertement pour les Précurseurs, le voilà furetant et intrigant sur la mystérieuse jeune femme que l’on a vue chez le Leader, au soir d’un orage  aux conséquences étranges.

Il est intéressant de noter l’astuce de l’auteur, qui bouscule l’architecture de son récit en éclatant la bipolarité du récit Tengo-Aomamé. Puisque Ushikawa détient désormais le ressort dramatique essentiel, l’ordonnance du récit sera tripartite. Ce qui permet au lecteur de suivre avec effroi les avancées de l’enquêteur, aussi retors que son physique est difforme. Les rapports du romancier aux portraits de ses créatures me paraissent ici intéressants : l’apparence d’Ushikawa est symbolique de son mental  pervers, mais ses difformités n’empêchent pas la fulgurance de ses intuitions, et  la persévérance de ses objectifs. À ce portrait inquiétant Murakami oppose la légèreté  aérienne, la transparence de Fukaéri, le « bon ange » de Tengo,   sylphide et sibylle, dont la présence rassure alors qu’elle est, aux sens propre et figuré, la matrice des ennuis du jeune homme.

À ce stade, si vous êtes engagés dans la lecture de la trilogie, il vous faut quitter d’urgence  les notes de lecture  glanées ici et là. Profitez à votre rythme des aléas qui attendent les protagonistes, filez de pages en pages vers la résolution des énigmes, les attentes d’Aomamé sur son balcon et les errements de Tengo sous la clarté des deux lunes…

Mais s’il vous reste à la fin une impression d’inachèvement, le sentiment que l’on passe à côté de la substantifique moelle poétique  en germe dans cet univers parallèle, je vous rejoins pleinement. Ce troisième tome refermé, qu’advient-il de Fukaéri,   de Komatsu,   de notre vieille Dame et  de son fidèle Tamaru? De quel monde l’enfant d’Aomamé va-t-il hériter?

Ce pourrait être une manière subtile pour un auteur reconnu par ailleurs de faire naître un désir chez ses lecteurs. Mais il me semble que Haruki Murakami est passé à autre chose, se délestant d’une histoire qui a dû empiéter sur une bonne tranche de sa vie. Reste quelques réserves d’une autre nature concernant la rédaction ou la traduction de ce roman fleuve : à la manière des feuilletonistes du XIXème siècle, bien obligés de résumer de temps à autre les détours de leurs intrigues à tiroirs, Murakami donne parfois l’impression de penser que son lecteur a besoin de rappels ou d’explications qui paraissent bien superflus.  Ce sont des maladresses qui embourbent la fluidité du récit, aux tonalités par ailleurs plus subtiles. Curieux paradoxe  pour un ouvrage qui a essaimé autour du monde et connaît un succès universel.

 

16/04/2015

Les âmes blessées

  Il s’agit du second volet des « Mémoires »  que Boris Cyrulnik nous offre autour du thème  de la mémoire. Sans cesser   d’alimenter ses réflexions à partir de  son propre parcours, le neuropsychiatre oriente davantage son propos vers la construction d’une histoire de la psychiatrie telle qu’il l’a vécue en professionnel de la santé. Il ne s’agit donc pas d’une vision générale de la  spécialité médicale inventée il y a un siècle,   mais bien d’un témoignage personnel permettant de tracer une évolution pragmatique des théories et des  moyens mis en œuvre au cours de sa carrière.

Dès le prologue, l’auteur rappelle le traumatisme personnel qui a éveillé en lui le besoin de comprendre. Comprendre l’autre, comprendre les racines du mal, « le diable » tant que l’on ne peut pas saisir la logique destructrice,   suicidaire ou génocidaire, comprendre au sens étymologique—prendre avec soi — pour  cerner, organiser  et donc apaiser le chaos généré par la folie.

Une telle démarche est donc chez lui constitutive de sa vocation.  Cyrulnik  lui-même précise que son récit s’apparente à un journal de bord de sa pratique. Grâce à son écriture claire, Boris Cyrulnik aborde  la reconstitution des avancées praticiennes en s’appuyant largement sur les travaux de chercheurs que le commun des mortels ne songerait pas à relier aux traitements psychiatriques. Ainsi, les têtes de sous-chapitres évoquent parfaitement l’audace nécessaire à toute innovation. En rappelant qu’au début des années 70, les malades soignés à Paris dormaient encore sur des litières et végétaient abrutis de neuroleptiques, Cyrulnik montre combien il fallait faire preuve de hardiesse pour établir d’autres pratiques. « Comprendre ou soigner » intitule-t-il un des premiers chapitres, suivi de façon explicite par « tout innovateur est un transgresseur ». Dès lors, le champ des possibles passera par l’expérience appliquée des éthologues, ces observateurs attentifs des pratiques sociales dans le monde animal. Mais aussi par les apports de tous les penseurs qui ne se réfugieraient pas dans les idées toutes faites, les doxa, fonctionnant comme des axiomes qu’il est interdit de remettre en cause : «  Les travaux d’éthologie étaient disqualifiés par ceux qui refusaient de les lire parce qu’ils étaient disqualifiés *. Ces récitations réflexes empêchent les débats. On préjuge d’une théorie qu’il convient d’ignorer, afin de la haïr. C’est ainsi que bêlent les troupeaux de diplômés, unis par une même détestation. La haine devient le liant d’un groupe d’où le plaisir de penser a été chassé. «  (Pages 89-90)   On devine que la démarche vaut pour de nombreux domaines !

Nommé dès le début de sa carrière à l’hôpital psychiatrique de Digne, dans les Alpes de Haute-Provence, Cyrulnik refuse de s’enfermer dans sa routine tranquille d’un hôpital de province; D’abord, il va y découvrir que, même si la poésie atténue la violence des  souffrances, l’efficacité des soins repose sur la connaissance et la re-connaissance des malades, grâce au travail d’une équipe. Cette foi en l’équipe, l’union des réflexions, l’échange des expériences vont devenir une des clés de sa pratique. Cyrulnik se dépense pour organiser et inviter de nombreux colloques ouverts, médecins chercheurs et artistes se côtoyant pour le meilleur brassage des points de vue…

Toutefois, le malade, et avant lui, l’enfant blessé dans son innocence reste au centre de son propos. La passion de Cyrulnik reste la compréhension du traumatisme et son apaisement. Il pose des mises en garde qui nous concernent tous, en particulier dans les réactions hyper médiatisées des faits divers qu’il nous est donné de voir : ainsi précise-t-il au sujet de l’inceste et de la résilience combien « il est difficile de parler de l’impensable quand l’indignation empêche la réflexion. ».

En refermant ces 300 pages généreuses, j’ai conservé le sentiment que le monde avance  quand même. Doucement certes, et souvent loin du public, les hommes de bonne volonté déroulent des solutions, développent des techniques, prêtent l’oreille aux murmures des faibles et pas à pas, une part vaillante de l’humanité contrecarre la malveillance des systèmes.  C’est une leçon d’optimisme malgré tout, venant de la part de quelqu’un qui connaît son sujet… Un livre qui fait du bien.

 

Boris cyrulnik, les âmes blessées, mémoire, histoire de la psychiatrie, résilience,

 Les âmes blessées

 

Boris Cyrulnik

Odile Jacob (Septembre 2014)

ISBN : 978-2-7381-3146-1

15/04/2015

Sauve-toi la vie t'appelle

Ce  titre magnifique résume fort bien le premier tome des « mémoires » de Boris Cyrulnik. La classification dans le genre « Mémoires » n’est d’ailleurs pas appropriée car il s’agit en fait d’un essai réflexif sur la construction psychique des êtres soumis aux épreuves rencontrées. Dans le cas de l’auteur, cette réflexion est d’autant plus riche que l’expérience de Boris Cyrulnik est, en la matière, imbattable : « Une nuit, j’ai été arrêté par des hommes armés qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre à mort. Mon histoire est née cette nuit-là. »

L’enfant n’avait que six ans. S’ensuivent des années floues durant lesquelles l’enfant, puis le garçon et enfin l’ado qu’il a été s’est forgé  une histoire personnelle involontairement arrangée  : « Toutes les images mises en mémoire sont vraies. C’est la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire. Chaque événement inscrit dans la mémoire constitue un élément de la chimère de soi. »( Page 17)

C’est en tant qu’adulte expérimenté que le  neuropsychiatre  réputé se livre à ce retour. Cette mise en lumière ne va pas de soi, tant les événements traumatiques font leur nid dans le secret et les tabous. On sait aujourd’hui combien la parole des déportés à leur  retour de l’enfer a été bridée et brisée par l’incompréhension collective de ceux qui les accueillaient. Les souffrances se partagent mal, quelles que soient les bonnes volontés.

Je croyais naïvement que le fracas de la guerre suffisait à définir le traumatisme. Je me demande aujourd’hui si le fait d’avoir été contraint à me taire quand la paix est revenue n’a pas été une déchirure plus grave. ( Page 67)

La manière dont nous composons avec notre mémoire pour essayer d’organiser et d’accepter les facettes de nos vies affectives, sociales et professionnelles,   est longuement développée   par Boris Cyrulnik  qui démontre ainsi les mécanismes de protection que constituent à la fois oubli et recomposition des souvenirs. Le phénomène traumatique accentue la déformation flagrante d’une « vérité »absolue qui, de fait, n’existe pas dans notre inconscient. Notre vérité est celle dont nous avons besoin à un instant T. Et l’on se dit à ce moment que la faculté d’écoute de ce médecin a dû être extraordinaire. Quand la nature des événements vécus meurtrit l’enfant, voire encore l’adulte qui les subit, seule la parole, parce qu’elle représente la prise en compte des faits, permet de donner une cohérence en apprivoisant le traumatisme, de lui donner une résonance qui devient acceptable, et même rassurante. 

À propos donc de son histoire personnelle, le drame de la disparition de ses parents arrêtés et déportés tous deux, la découverte de ce critère absurde de judéïté qui devenait un crime alors qu’il en ignorait le sens, le silence feutré des personnes qui se sont substitués à sa famille directe, le renvoi de son vide personnel derrière les manques collectifs, tous ces éléments mis bout à bout ont constitué un filtre qui a obligé l’enfant à se choisir une histoire. La douleur est alors comme anesthésiée, le traumatisé vit en état de sidération. D’où ces trous de  mémoire propres aux blessures psychologiques. Des décennies plus tard,   Boris Cyrulnik décrypte ces phénomènes avec le recul de son expérience professionnelle.  

L’enkystement du secret dans la conscience participe à la difficulté de s’affronter à son passé. «  Le sel de nos larmes nous transforme en statue et la vie s’arrête. Ne te retourne pas si tu veux vivre. En avant, en avant ! »( page 80)

 C’est tout le sens de l’exhortation contenue dans le titre : sauve-toi non pas en prenant la fuite, mais en s’appliquant à dénouer l’extraordinaire carapace sous laquelle chaque âme blessée se protège. En conclusion de ce premier volet, l’auteur s’étonne de la teneur personnelle du fil conducteur de sa pensée. Il nous montre ainsi combien, en matière de mémoire, nos souvenirs possèdent l’étonnante faculté de surgir comme une source intarissable.

 

Boris Cyrulnik, sauve-toi la vie t'appelle, mémoires, essai, psychisme, traumatisme psychique

 

Sauve-toi, la vie t’appelle

Boris Cyrulnik

Odile Jacob ( Septembre 2012)

ISBN : 978-2-7381-2862-1

 

 

13/04/2015

saynète expresso ( 2)

 

Haïku de printemps, avril à saint Max, poésie

Matin sans rosée

Terre assoiffée des jardins

Ciel cruel, déjà ?

12/04/2015

saynète expresso ( 1)

 

 

poème , printemps, haïku

Avril malhabile

Claquement de serviette

Ci-gît le moustique

 

printemps, poesie, haïku

haïku de printemps, poésie, premières fleurs, avril malhabile

29/03/2015

La route de Beit Zera

J’avais conservé un excellent souvenir d’un repas en hiver,  un des précédents romans d’Hubert Mingarelli. Aussi n’ai-je pas hésité très longtemps avant de me saisir de celui-ci. Et chose rare, ma bonne impression se confirme. Il me semble même que ce livre est encore meilleur.

Stépan vit seul  dans une maison isolée, quelque part sous le lac de Tibériade. Pour rejoindre la route qui mène à la prochaine ville, Beit Zera, il faut traverser à pied  une forêt. Stépan est un solitaire, mais il a une chienne, à laquelle il est  très attaché. Quand s’ouvre le roman, la chienne est à l’agonie, l’homme sait qu’il va devoir affronter sa disparition… Cette étape n’est pas la première séparation à laquelle il doit faire face. Progressivement, le récit nous permet de remonter dans l’histoire de cette solitude installée, qui, comme toutes les retraites, s’est imposée plus qu’elle n’a été choisie.

«  Il n’avait pas fini sa cigarette. Elle n’était pas bonne et apaisante comme il l’avait espéré, mais il la gardait encore, car après elle, il ne savait pas ce qu’il ferait. Il fumait et il tendait l’oreille. Malgré le soleil rasant, il jetait des regards vers la forêt. À présent, il redoutait de voir le garçon arriver. Même si c’était chose rare le matin. Sa décision prise et son chagrin à l’intérieur de lui, il voulait rester seul. » (Page 14)

 Stépan a un fils qui vit au loin, en Nouvelle-Zélande. Chaque nuit, il écrit à Yankel, dont l’absence pèse si lourd.  Stépan survit grâce aux boîtes de carton dont son ami Samuelson lui confie le montage, l’assurant ainsi d’un petit revenu tout juste suffisant. Les deux hommes sont très proches depuis que leur amitié est neé au cours de l’interminable service militaire israélien. Amitié rude fondée sur la rémanence des souvenirs, entretenue par les longues soirées passées à boire sous la véranda de la maison. Les deux hommes n’ont pas de secrets l’un pour l’autre, sauf… Sauf que depuis quelque temps, un jeune garçon lui rend souvent visite, à la tombée de la nuit. Cet adolescent quasi mutique a noué une affection avec la vieille chienne, qu’il caresse longuement et  emmène en balade dans la forêt. Sans trop savoir pourquoi, Stépan l’a encouragé à s’occuper ainsi de la chienne. Car Amghar,   le garçon, est manifestement arabe. De plus, de soir en soir, Stépan apprend qu’il vient à pied de Beit Zera, la ville de l’autre côté de la forêt, ce qui représente un périple dangereux dans ce pays en conflit toujours larvé.

 Avant l’action dont on le devine tout à fait capable,  c’est la vie intérieure de Stépan qui est mise en lumière tout au long du roman. L’homme se projette avant de faire, ce qu’il vit intérieurement compense l’isolement vécu comme un emprisonnement, même  si cette punition paraît volontaire.   

 «  Amghar s’en alla. La chienne grimpa les marches et vint se coucher près du fauteuil. Pour la première fois depuis longtemps, Stépan refit en pensée le trajet jusqu’à Beit Zera. Cela lui prit du temps, même en pensée, car il devait s’arrêter à certains endroits de la forêt, sa mémoire le trompait et il n’était plus sûr de lui. Mais une fois sorti de la forêt et traversé le champ de terre, se dressait la prise d’eau en béton surmonté de tuiles, et passant devant, la route nationale. Tout au bout, Beit Zera lui apparut. Il la vit, éclairée au loin, et ce n’est pas l’imagination qui lui manqua pour y aller, mais le courage. » ( Page 54-55)

Pourquoi Stépan est-il si mal à l’aise avec ce garçon, alors qu’on verra qu’il s’inquiète pour lui ? Pourquoi  Yankel est-il si loin ? Pourquoi la route de Beit Zera fait-elle si peur à Stépan, y compris pour Amghar ?

Hubert Mingarelli dévoile progressivement, par toutes petites touches, les événements qui ont participé à l’isolement de Stépan et  à une culpabilité insoluble dans l’oubli. Roman à l’écriture sensible et poétique, la fatigue de l’homme comme celle de sa chienne, le dépouillement extrême des rapports humains soulignent le lien charnel à son fils, un attachement si fort qu’il en devient irraisonné. Les images sont belles et fortes, en particulier celles qui se déroulent dans la forêt où Yankel a trouvé refuge.  C’est aussi dans cette forêt que Stépan part à la recherche d’Amghar un soir d’orage. Subtilement, cet étrange garçon devient le fils d’Hassan Gabai,   la victime de Yankel,   et nous sommes au fait du traumatisme qu’éprouvent les hommes, paralysés par la peur au point de tuer par erreur, de tuer par fantasme de l’ennemi.

 

 

«  Finissant sa cigarette, il songea pour la millième fois que si Dieu avait existé, Il n’aurait pas fait des nuits pareilles. Il aurait toujours laissé briller quelque chose de plus fiable que la lune, qui ne sert à rien quand le ciel est si couvert. Pour la millième fois il mesura combien cette chose avait manqué à Yankel la nuit où, dix longues années auparavant , il était revenu à la maison pour sa première permission, et où après avoir laissé les lumières de Beit Zera derrière lui, il allait sur la route au-devant d’Hassan Gabai qui rentrait aussi chez lui. » ( Page 62)

 

 

J’ai aimé la manière dont Hubert Mingarelli avance par touches délicates pour dresser la situation de son personnage central, un  homme apparemment fruste. Progressivement, Mingarelli nimbe ses créatures de tendresse et de sensibilité. Peur,   amitié, solidarité et culpabilité habitent ses protagonistes, tous victimes d’un état de fait qui les a toujours dépassés. L’écriture de l’auteur se dépouille d’effets, suit au plus près les gestes quotidiens qui traduisent au mieux le désarroi de l’absence, la difficulté de  la décision, la méfiance instinctive de l’Autre.

Mais au bout du voyage intérieur de son personnage, Hubert Mingarelli nous offre une image à la fois déchirante et apaisante des liens de tendresse entre un homme et la chienne malade, belle et sombre métaphore pour rappeler qu'on n'aime pas sans mal, qu'on ne vit pas en ignorant la mort.

Un beau roman, vraiment.

La route de Beit Zera, Hubert Mingarelli, Stock, , peur de l'autre, littérature française, roman

La route de Beit Zera

 Hubert Mingarelli

Stock 2015-03-25

 ISBN : 978-2-234-07810-9