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11/12/2008

Mélusine


Elle a reçu en cadeau de naissance un prénom de fée,
Providentielle intuition pour l’armer contre sa destinée.


En ce début d’après-midi, le calme enfin établi dans la classe, Alice entreprend de se détendre à son tour. Les rideaux bleus tirés ont plongé la salle dans une ambiance de détente et les élèves du CP se sont installés dans ce bref moment de silence du tout début d’après-midi.
L’enseignante vient juste de noter la chaise vide de Mélusine, et s’apprête à signaler l’absence de la petite fille. Brutalement la porte s’ouvre et une silhouette masculine apparaît dans le chambranle. Alice reconnaît immédiatement le visage du visiteur, qui pousse devant lui une fillette, tête basse et corps inhabituellement courbé en deux. Retenue à l’épaule par la main de son père, la tête engoncée dans le col de la grosse doudoune, à son habitude, Mélusine se dirige vers la rangée de portemanteaux. L’institutrice s’avance vers le duo, autant pour accueillir son élève que pour contenir l’intrusion paternelle. Mélusine profite de l’écran dressé par l’institutrice face à son père pour lui échapper ; comme par jeu, elle se penche brusquement et passe sous les bras de l'institutrice. De la main, Alice encourage l’homme à rebrousser chemin et sortir de la pièce. Mais il ne semble pas comprendre et entreprend de contourner l’obstacle en se justifiant :
- Mais laissez- moi passer, vous voyez bien, je vais l’aider à se déshabiller.
- C’est inutile, Monsieur Genestre, votre fille sait parfaitement se préparer et s’installer, d’une part, et d’autre part, vous ne pouvez pas rester dans la classe, ça dérange les enfants…
- Mais non, ils me connaissent tous, je les vois tous les soirs quand j’attends Mélusine sous le préau.
Alice s’impose un terrible effort sur elle-même pour continuer à chuchoter face à l’intrus qui s’exprime à pleine voix, sans souci du silence autour de lui. Elle n’éprouve aucune sympathie pour l’homme aux yeux très clairs qui lui fait face, mais sa motivation repose surtout sur sa volonté de mener tranquillement son programme établi… Elle n’a qu’une hâte, faire sortir ce personnage envahissant et reprendre son groupe en main. L’intrus cependant poursuit son manège, percutant les tables des élèves, maladroit dans le labyrinthe des petits bureaux. De plus, en observant rapidement le comportement de Mélusine, maintenant assise à sa place, elle a l’impression que celle-ci s’est enfoncée dans son minuscule espace comme pour s’y agripper et se confondre dans le bois du mobilier. Finalement, Alice se résout à hausser légèrement le ton, les élèves étant de toutes les manières déjà très intéressés par l’événement. Le calme rompu, il faut reprendre rapidement la situation en main.
- Bon, éclate-t-elle d’une voix ferme, et toute la résolution qu’elle y met suffit à arrêter net la progression paternelle, Mélusine est installée et vous ne devez pas rester ici. Votre retard est déjà dommageable, votre présence l’est davantage…

Il reste là, planté au milieu des bureaux, comme incapable de faire marche arrière et la situation semble s’éterniser. Utilisant la configuration du dédale qu’elle connaît très bien, l’enseignante réussit à se faufiler habilement entre l’allée où Mélusine a pris place et l’homme, intuitivement certaine qu’elle doit faire rempart. Sentant alors qu’il ne domine pas le territoire, l’homme hausse les épaules avant de rebrousser gauchement chemin. Parvenu à la porte, il se retourne lentement pour lancer :
- Il me semblait quand même plus poli de venir vous expliquer la cause de notre retard et vous parler de Mélusine.
- Vous savez bien qu’en cas de retard, le règlement de notre établissement vous demande de laisser l’enfant au secrétariat et d’y fournir votre justification, c’est une démarche préférable à …
Balayant d’un mouvement circulaire la classe maintenant agitée, elle laisse le geste achever son argumentation. L’homme prend encore le temps de regarder individuellement tous les enfants, et, à nouveau, Alice ressent viscéralement cette manoeuvre comme une menace, se promettant in petto de faire le nécessaire pour éviter qu’une telle situation se reproduise. Satisfait sans doute de son effet, le personnage salue certains enfants par leur prénom, avant de franchir lentement la porte qu’il referme sur un ralenti parfaitement calculé.

Alice s’efforce de maîtriser sa respiration, cherchant dans son ventre l’appui pour poser sa voix sans laisser percer son énervement. Les enfants de six à sept ans sont encore gouvernés par l’instinct et la confiance qu’ils accordent à l’adulte qui s’occupe habituellement d’eux, même s’ils sont prompts à réagir à tout incident. Toute rupture des habitudes suffit à provoquer l’égaiement du groupe, mais la force des rites s’impose quand il s’agit de reprendre le cours normal des activités. Ainsi le matériel des « activités calmes » disparaît en un clin d’œil, Alice ouvre le dernier des rideaux bleus, ordonnant machinalement la suite des mises en œuvre :
- Sortez vos ardoises et vos feutres…
La porte s’ouvre à nouveau, et le visage d’une femme s’insinue dans l’entrebâillement :
- Encore !
Le commentaire jaillit des nombreuses petites bouches, manifestement amusées et soulagées d’échapper un temps encore à l’effort attendu.

- Pouvons-nous vous parler un instant ?
Sans attendre la réponse, la femme pénètre dans la pièce, suivie de près par deux autres personnes qu’Alice identifie comme mères d’élèves, elles aussi.
Retenant la vague de contrariété qui commence à gonfler dans sa poitrine, elle se dirige vers ses visiteuses, bien décidée à les évincer rapidement.
-Vous savez, ce n’est guère le moment, je vous verrais plus volontiers à cinq heures moins le quart, après la sortie.
- C’est que nous devons vous confier un incident très grave, qui doit se traiter tout de suite.
L’une des visiteuses entreprend de lui indiquer Mélusine, à force de roulements d’yeux d’un effet presque comique.
- Vous voulez parler d’un élève ? Mais c’est hors de question ici et maintenant…
- Vous ne savez pas ce que nous avons vu et il faut absolument régler cette question tout de suite, la coupe l’une d’elles, qu’Alice connaît bien pour avoir eu les deux aînés, quelques années auparavant.
- Vous nous connaissez toutes les trois, n’est-ce pas ? Vous savez que nous ne sommes pas désireuses de colporter des bruits inutiles et des ragots, reprend Madame Hermann, maman de la petite Noémie, assise non loin de Mélusine.
Effectivement, jusqu’ici, Alice n’a jamais eu à répondre à une telle pression, ni à un comportement aussi intrusif.
- Écoutez, la récréation débute dans moins de quarante minutes, je vous parlerai à ce moment…
-Non, ce sera trop tard et dangereux…
Madame Hermann, grande femme à l’allure imposante, vient d’intervenir autoritairement, ce qui contraste avec sa courtoisie habituelle.
- Il s’agit d’une de vos élèves que nous estimons être en danger après la scène dont nous venons d’être témoins, et nous avons attendu la sortie du fautif pour venir vous voir, mais nous sommes choquées et persuadées que c’est à vous d’intervenir, soutenue par nos témoignages, cela va de soi.
- Vous savez que je ne peux pas quitter mon groupe, vous ne pouvez pas parler de l’un d’entre eux comme ça…
- Alain peut bien vous remplacer un moment, n’est-ce pas ? Je vais le chercher, suggère la dernière, qui n’a pas encore pris la parole.
Alain est le surveillant général de l’établissement, poste plus particulièrement dévolu au collège dans le groupe scolaire, mais les relations familiales induites par la petite taille de l’établissement favorisent la polyvalence de son poste.

Alice prend rapidement conscience de la détermination des trois mères de famille, et la teneur de la scène qu’elles rapportent justifie leur émoi.
Elles expliquent effectivement qu'une demie-heure plus tôt, elles se tenaient toutes trois sur le parking contigu à l’école, prolongeant leur conversation, comme beaucoup de mères au foyer allègent leur routine en la socialisant. C’est alors que sur ce parking qui se vidait progressivement des véhicules familiaux, une voiture s’engouffra brutalement, avec force crissement des roues et coups de volant brutaux.
Elles assistèrent à la sortie du côté chauffeur d’un homme au comportement agité, qui contourna sa voiture pour ouvrir la portière arrière, se pencher à l’intérieur et extirper un paquet rose. Le paquet mou s’effondra sur le sol du parking et l’homme se mit à lui donner des coups de pieds rageurs, accompagnant ces gestes de cris. À leur stupéfaction, les trois femmes découvrirent que le paquet s’agitait. Elles identifièrent une tête aux cheveux blonds s’échappant alors du bonnet rose.
- Ça nous a retournées, vous comprenez, nous l’avons reconnu à ce moment-là et, comment vous l’expliquer, nous nous sommes précipitées vers lui en criant, nous étions bouleversées… Alors, en nous voyant arriver vers lui, il a empoigné sa fille, l’a relevée et emmenée vers l’école, sans qu’elle touche terre la pauvre petite… La porte de l’école était déjà fermée, on a dû sonner comme lui avant nous. La secrétaire nous a ouvert, elle nous a conseillé de venir vous raconter l’histoire, elle dit ne pas savoir ce qu’il faut faire…Je crois qu’elle ne veut pas s’en mêler…
Ce discours débité très vite par Madame Hermann, à mi-voix, pourrait être suivi par l’auditoire. Alice prend conscience immédiatement de la gravité de la situation, et de la multitude des paramètres qu’elle doit prendre en compte. Avant tout, prendre un peu de recul, s’enquérir de l’état de Mélusine, faire en sorte que la classe retrouve son calme et ne profite pas des perturbations successives. En un mot maîtriser la situation…
À peine la porte refermée sur les visiteuses, une légère tocade signale une troisième intrusion.
- Encore !
Les voix fluettes sont parfaitement synchronisées pour exprimer une jolie palette d’amusement, d’excitation, d’impatience, de curiosité. Une telle répétition de visites constitue la condition idéale et suffisante pour générer une joyeuse excitation dans le groupe.
Laissant échapper un soupir bruyant, Alice se retourne pour découvrir la présence discrète de sa directrice, Mylène Faidoyen, alertée par la secrétaire. Mylène n’est pas particulièrement portée vers les vindictes, mais la direction du groupe scolaire qu’elle assure depuis quelques années l’a vaccinée contre sa retenue naturelle. Elle sait donc quand il convient d’agir et de soutenir ses collègues.
- Comment va Mélusine ?
- Il faudrait que j’aie le temps de lui parler, ça n’arrête pas, ces visites…
- Je sais, voilà ma proposition, Alice, je vais prendre la classe, emmenez-la d’abord avec vous quelques minutes pour dédramatiser et essayer de voir si elle souffre. Martine essaie de joindre un médecin qui viendra l’examiner si vous pensez que c’est nécessaire. Ensuite, vous allez dans mon bureau et vous appelez le bureau du procureur de la république en charge, vous trouverez son numéro sur la table, exposez le cas, on verra bien.


Mélusine, invitée par Alice « à venir se laver les mains et le bout du nez » reste coite, engoncée dans sa peur manifeste. Maladroitement, L’enseignante essaie de vérifier si elle peut bouger normalement, lui demande si elle accepte de lui montrer son ventre, pour voir…
Aucune trace particulière de bleus, rougeurs, hématomes, mêmes anciens, ne sont visibles sur le corps de la fillette. Elle ne réagit pas quand l’enseignante palpe son ventre, cherchant une réaction de défense… Heureusement, la doudoune toute neuve est épaisse, les coups ont été amortis, peut-être même étaient-ils portés moins violemment que les trois mères ne l’ont ressenti… « N’empêche, un tel comportement reste traumatisant, je ne peux pas laisser passer… » Alice en est là de ses réflexions, en remmenant la fillette vers la classe, quand le murmure de Mélusine la surprend.
- Comment ça, Mélusine, tu peux m’expliquer ?
Perdue dans ses pensées, elle n’a pas entendu le message ténu, mais elle sait qu’elle ne doit pas perdre le contact …
- De toute façon, quand i veut m’faire mal, i retourne sa bague comme ça…
Et se saisissant de la bague qu’Alice porte à l’annulaire, la petite tourne le chaton côté paume, puis elle amène la main d’Alice contre sa joue.
- Tu vois, comme ça, ça fait plus mal.
Le ton est naturel, la voix est simplement réduite à un filet presque inaudible, Alice doit tendre l’oreille. Elle voudrait lui faire répéter, histoire d’être certaine de son fait, mais elle n’ose pas, craint d’être maladroite et d’augmenter le malaise de la fillette.

Sa conversation avec la secrétaire du procureur la laisse perplexe. D’abord, elle doit surmonter son propre malaise, se forcer à commettre une délation, son sens personnel des valeurs est déstabilisé. La personne au bout du fil ne l’aide en rien, se bornant à répondre des « bien, je note, mais monsieur le Procureur n’est pas là, on est vendredi après-midi, voyons, faites-moi plutôt un rapport détaillé que vous adressez en recommandé à Monsieur le Procureur… » La belle affaire, jouer au corbeau maintenant, il ne manquait plus que ça pour enjoliver le week-end !

**

Cet interminable après-midi est en passe de s’achever, enfin.
Tandis que la classe se vide, elle guette sous le préau la silhouette du père de Mélusine, de sa mère à défaut. Elle les a reçus déjà tous deux, ensemble et séparément plus d’une fois depuis la rentrée scolaire, tant le comportement de la fillette a levé d’alarmes dans sa conscience d’enseignante.

Depuis plus de deux mois maintenant que l’enfant a intégré le CP, l’enseignante a eu le temps de l’observer et de comprendre que cette petite fille a un problème, non, des problèmes de concentration, de mémorisation, de relations avec ses camarades comme avec elle. Toujours isolée en récréation, ce qui est un signal majeur pour tous les enseignants « des petites classes », elle semble constamment en fuite, ne croise jamais le regard, réussit en un clin d’œil à salir tout travail qui lui est demandé, taches de feutres, gribouillis illisibles, gommages jusqu’à la perforation du papier…
Chaque fois qu’Alice a essayé de prendre la petite en aparté pour lui apporter une aide particulière, elle a constaté le même manège. Pour ne pas se retrouver en face de son professeur, Mélusine tourne sur sa chaise, se tortille tant et si bien qu’elle peut se retrouver assise à l’envers, les jambes passées entre les montants du dossier. Alice s’applique donc souvent à se positionner derrière elle, assise sur une chaise à la hauteur des élèves et tente de la sécuriser en parlant à voix douce, lentement, mais elle perçoit toujours la même dérobade. Elle a constaté que Mélusine ne supporte pas d’être touchée, si elle pose ses mains sur les épaules enfantines, Mélusine s’agite encore davantage, se laisse glisser jusqu’au sol, rampe sous l’assise de la chaise. Évidemment ce comportement n’a pas échappé aux différents membres de l’équipe enseignante. Alice a demandé, obtenu deux ou trois entrevues avec les parents, ensemble puis séparément. Des entretiens creux, des banalités opposées à ses remarques et au bilan peu réjouissant de la participation de Mélusine aux activités scolaires, « mais ce n’est qu’un début, n’est-ce pas ? Il faut laisser du temps aux jeunes enfants pour s’adapter, vous savez bien qu’elle est nouvelle », et les usuels « je l’ai dit à mon mari », « ne vous inquiétez pas, ma femme en tiendra compte ».
Ce soir, alors que tous s’égaient pour le dernier week-end avant les vacances d’automne, Alice veut absolument s’entretenir avec le père de Mélusine, lui donner la parole et justifier son attitude, lui rappeler les règles communes, rattraper l’entretien qu’elle lui a refusé tout à l’heure. Elle veut surtout le regarder dans les yeux pour lui faire part de la mesure qu’elle a entreprise dans le courant de cet après-midi perturbé. Elle n’imagine pas rédiger une lettre dans son dos, dénoncer un comportement brutal qui lui a été rapporté par des témoins, sans lui en parler. Il y a aussi la confidence de l’enfant qu’elle doit expurger, demander raison, écouter, comprendre, jauger le danger, défendre son élève ou du moins proposer une aide, envisager des solutions. Enseigner, dans son éthique personnelle c’est surtout transmettre de la matière humaine, aider un petit d’homme à se construire, agir sur l’Humain, impossible donc de sortir de cette classe sans avoir percer l’abcès.

Et pendant qu’elle attend, les joues en feu et le cœur affolé dans sa cage trop petite, elle passe en revue le moyen d’engager le débat. Ne pas s’affoler, exposer clairement ce qu’elle doit dire, dans l’ordre, un point après l’autre, elle sait qu’elle sait faire. Mais… Comment l’homme réagira-t-il, se sachant dénoncer par d’autres parents, que répondra-t-il sur l’histoire de la bague ? À quel moment est-il le plus judicieux d’en parler ? …
L’homme se fait attendre, les portes de l’école sont refermées par Alain, le surveillant, qui passe la tête dans l’encadrement de la porte.
- Alors, tu l’as vu, ce père d’élève ? Et la petite, elle est avec toi ?
- Non, aux deux questions, non…

Alain de son côté a bien guetté aussi l’arrivée des parents, à la demande expresse d’Alice, qui sait combien le flot humain des sorties est idéal pour perdre de vue l’important. Ni l’un ni l’autre n’ont remarqué la sortie de la gamine, ni les silhouettes recherchées. Par acquis de conscience, Alain fait le tour des locaux, et des toilettes de maternelle, il ressort victorieux, poussant devant lui la doudoune salie, en haut de laquelle émerge la choupette de cheveux blonds, et en bas, les chaussures éternellement délacées de Mélusine…
- Et voilà, j’ai retrouvé Peau d’Âne, annonce-t-il, feignant une allégresse qu’il est loin de ressentir…

- Bon, avec tout ça, il est six heures et demie, à cette heure-ci, il n’y a plus que nous… Que comptes-tu faire ?
- Attendre, qu’imagines-tu ? Passer un coup de fil pour savoir si les parents sont chez eux, s’ils ont conscience d’avoir oublié Mélusine, s’il y a quelque chose qui nous a échappé…

- D’accord, je fais encore ça pour toi, après…
- Oui, oui, après, tu pourras partir, je sais que tu as encore un bout de chemin à faire pour rentrer chez toi.

Alice et Mélusine attendent encore près d’une heure avant que le couple ne se présente. Comme l’enseignante expose son souhait de ne pas mêler l’enfant au débat, la mère repart avec la fillette, le père acceptant le principe de l’entretien.

Longtemps, Alice considérera cette discussion comme un des moments les plus désagréables de sa vie. Malgré sa nature peu vindicative, elle a rarement ressenti une hargne aussi vive contre la mauvaise foi manifeste de son interlocuteur, analysant la rouerie de l’homme qui la manipule, alternant fausse soumission, faisant mine de quémander son avis et ses conseils, pour mieux la provoquer ensuite de constats déstabilisants. Son aversion naturelle contre lui se renforce de mot en mot, de phrases ambiguës en sourires hypocritement contrits. Difficile pour Alice, pourtant habituée par l’expérience aux entretiens contradictoires, de conserver une objectivité de rigueur. Elle a beau se morigéner intérieurement, son antipathie croît à mesure que les points qu’elle aborde sont réfutés et contrés par son « adversaire ». Elle a compris que c’est un jeu pour lui, et son malaise s’en accroît davantage encore, car elle se sent les joues en feu, la lèvre supérieure ourlée d’une légère sudation trahissant son trouble. C’est à elle-même qu’elle en veut maintenant, maudissant cet exercice auquel elle s’est contraint par scrupule.
Sa colère éclate quand au détour de sa diatribe, l’homme lui confie, ses yeux trop clairs plantés droit dans son regard :
- … Ben nous, à la maison, on n’a pas de fausse pudeur avec nos petites. On pense que c’est pas la peine de se cacher, c’est malsain, vous êtes d’accord, hein ?
Sans attendre plus que ça la réponse d’Alice, il enchaîne, une curieuse lumière dans ses iris glacés:
… Et puis, vous savez comme sont les hommes, vigoureux au réveil… Ben moi, j’aime bien réveiller mes petites comme ça, à poil… On veut qu’elles se sentent aimées, nos filles, oui, elle voit bien qu’on les aime, on s’cache pas…
Alice se sent tendue par l’indignation. « Mais il se fiche de moi, ce tordu ! »
- Vous vous rendez compte de ce que vous me dites, je suppose… Que cherchez-vous vraiment en ce moment ? Nous avons parlé d’aide, je ne reviens pas sur la question, l’aide que notre école doit apporter à Mélusine , c’est une chose. Mais je me dois de rapporter les propos que vous me tenez ce soir, je vous ai dit que je devais faire un signalement, vous confirmez en ce moment l’urgence de la démarche. Allez-vous accepter de recevoir les services sociaux ?
L’homme se redresse, son sourire s’éteint progressivement, la mine grave, il regarde encore Alice avec aplomb avant de lui lancer :
- Faites votre sale boulot de délation, de mon côté, je vais en toucher un mot à mes copains de la gendarmerie, on verra bien…
Là-dessus, il ramasse son manteau posé à ses côtés, hésite manifestement à se charger du cartable oublié par la fillette, décide de le laisser sur place et d’un salut ironique de la tête, il quitte la salle. Alice n’a d’autre ressource que de courir derrière lui pour ouvrir le portail de l’école.


***

C’est au cours des vacances de Février qu’Alice reçoit une convocation pour se rendre à la gendarmerie de N…, la petite ville où se situe l’établissement scolaire.
Entre-temps, Mélusine est restée inscrite à l’école, malgré les craintes de l’équipe enseignante, mais elle n’a guère progressé, en dépit de l’aide resserrée qui lui est dévolue. Les rapports avec les parents sont apparemment courtois, mais tous les autres entretiens se déroulent en présence de Mylène Faidoyen, dans son rôle de direction, afin d’éviter d’autres provocations.
Aussi Alice n’est-elle pas particulièrement tendue quand elle se rend à la gendarmerie, étonnée du surgissement de l’affaire après un si long délai.

Dès qu’elle se présente dans le hall, elle perçoit dans les regards des hommes en uniforme une sorte d’amusement. Patiemment, elle attend plus de vingt minutes avant d’être introduite dans un bureau, où on la fait asseoir face à la porte ouverte, offerte au courant d’air froid de cette journée pluvieuse. Un ordinateur est posé sur un minuscule bureau contre cette porte et l’homme qui l’interroge se tient constamment tourné vers son clavier, lui offrant la franchise de son dos vêtu du pull réglementaire. De temps à autre, quand elle hésite sur la précision d’un détail qui lui échappe, il finit par se retourner pour lui adresser un regard amène signifiant peu ou prou « alors, on va attendre longtemps comme ça ? », puis il pianote à nouveau sur son clavier. L’écran bleuté est orienté de manière à l’empêcher de lire ce que l’homme reporte scrupuleusement.
Trois fois de suite, le gendarme commet une erreur et il faut reprendre à zéro, répéter les réponses aux mêmes questions, banales somme toute.
- Vous enseignez depuis combien de temps ?
_ Vous habitez où ?
_ Quels sont vos rapports avec vos collègues ?
- Vous avez souvent des problèmes avec les parents ?
- C’est vous qui avez choisi d’enseigner dans une école privée catholique ?
La première fois, Alice s’est dit que ces questions devaient être utiles pour cerner le contexte, la seconde fois, elle se demande au fond à qui ça rime et quel est le véritable rapport entre l’entente de l’équipe éducative et le sort de Mélusine, la troisième, comme elle hésite sur un détail sans intérêt, l’homme se retourne vivement et lui demande sèchement:
- Alors, vous vous souvenez plus maintenant ? Vous êtes bien sûre de ne pas inventer toute cette histoire ?
Médusée, Alice se récrie :
- Attendez, quel rapport avec le problème de Mélusine, c’est sans intérêt, me faire répéter trois fois l’effectif de ma classe ou le temps qu’il faisait ce jour-là, c’est idiot…
- Ce n’est pas à vous de juger, c’est mon métier de jauger votre degré de crédibilité.
Alice commence à comprendre que le but de cette convocation n’est pas vraiment centré sur le sort de sa petite élève. Ses doutes se lèvent définitivement quand le gendarme soudain radouci se tourne complètement face à elle, lâchant son ordinateur pour la regarder bien en face.
- Alors comme ça, vous êtes divorcée… Vous vivez seule depuis longtemps ?
Avant qu’Alice interloquée lui rétorque une de ses vérités qui commence à chatouiller sa glotte, il reprend :
- En fait, nous connaissons bien Mélusine, et encore mieux son papa. Il travaille souvent avec nous, à cause de son job aux pompes funèbres, il est sur les sales accidents de circulation, quand il faut ramasser les morceaux…
Il marque une brève pause, le regard vissé sur le visage de l’enseignante…
- Je vais vous dire, moi, quand on travaille sur des cas difficiles comme ça, on apprend vite à se connaître. Ce Monsieur, que vous voulez traîner dans la boue, c’est un gars bien, un type qui se carre les sales boulots et qui tient le coup. Et avec sa fille, il est super ! Des fois, il l’amène ici et elle reste à l’accueil, à faire des dessins, c’est pas une môme gênante…
Se retournant brusquement vers l’écran, il ajoute en lançant l’impression du rapport :
- Vous on vous connaît pas, mais faites attention à ce que vous faites, vous portez tort peut-être un peu à la légère… Vous signez ?


****

Alice a quitté l’école deux ans plus tard, sa vie ayant pris un autre tournant. Elle est restée évidemment en contact avec ses collègues de l’école de N… et prend parfois des nouvelles des anciens. Elle a donc su que Mélusine, comme il fallait s’y attendre, suit un parcours scolaire chaotique, mais elle est restée inscrite dans le même établissement. Sa petite sœur, Morgane, guère mieux protégée par son prénom légendaire, est arrivée à son tour en CP, et l’histoire s’est reproduite, à l’identique… Mais cette fois, l’enseignante n’est pas divorcée, la gendarmerie fait tourner ses effectifs, une commission s’est mise en place, une assistante sociale suit la famille…
Peut-être un jour les fillettes sortiront-elles de leur redoutable sortilège. `
S’il est difficile d’aider les petites fées, l’important est de ne pas renoncer.



24/11/2008

Soeurs ennemies

Sœurs d’un même lit, élevées sous la même Autorité, Delphine et Marinette ont pourtant toujours été si dissemblables.

L’une est sèche comme un sac d’os, et son sourire expose ses larges dents.
L’autre présente ses rondeurs pour mieux cacher sous son apparente faconde l’autoritarisme de ses aboiements.

L’une vomit tous les soirs la bile dans laquelle macèrent ses violents désirs de conquête.
L’autre déverse tout à trac le flot ininterrompu de ses ordres dominateurs que le sac de ses bajoues ne peut retenir.

L’une ressemble à un lévrier élégant, sa course rapide se veut démonstrative, elle minaude et prend des poses. Elle s’applique au paraître.
L’autre ne connaît que la bataille frontale, elle charge tête baissée pour abattre l’ennemi en force, jonche son chemin de bris et de peurs. Jamais elle ne regarde en arrière.

L’une se fait lumière, étoile, étincelle de son regard, élabore de langoureuses danses. Elle pare son discours de larmes coupantes comme des diamants pour celer ses blessures stratégiques…
L’autre bouscule les acquis, sème des certitudes arrogantes, s’entoure de mercenaires aguerris, détermine les champs de bataille vastes comme les mornes plaines d’où elle contrôle les avances ennemies. Les mines qu’elle y pose sont jalonnées, les chausse-trappes dissimulées dans les labours réguliers explosent à intervalles programmés, ses soldats sont disciplinés ou jetés…

Delphine travaille son image, soigne les costumes et les décors avec une intuition artistique, vêtements chastement affriolants, voile de cheveux libres encadrant l’ovale si pur de son visage, doux regard languissant de l’agneau qu’on exécute au soir du Martyre, elle renaît en Phoenix incandescent sous un casque ondulé et flamboyant, Jehanne de Province illuminée par sa mission sacrée.

Marinette attend son heure depuis des décennies, elle a bâti de ses mains les contreforts de son pouvoir, n’a jamais cédé aux doutes, à la peur, aux hésitations dont elle ignore même la sensation. Née l’aînée, elle revendique sa prééminence, refuse les tergiversations, les compromissions et la reddition. Elle cogne et ne pleure pas, et si d’aventure elle accuse les coups, c’est en s’ébrouant, râlant, grognant et hurlant, sa rage se décuple et la précipite dans un nouvel affrontement.


Mais que convoitent-elles donc, les deux sœurs qui s’affrontent maintenant dans ce combat des chefs ?

Pour qui, pour quoi affûtent-elles leurs armes et décomptent-elles leurs troupes, ces deux filles d’un même père ?

Pour Lui, justement, pour se revendiquer de son lit, de son sang, de son héritage…
Pour reprendre un flambeau dont elles devinent qu’il vacille si fort que la chute n’est pas loin.

Pour Lui qui n’a pas eu le fils qu’il espérait, celui pour lequel il a construit son royaume, son entreprise, sa raison de vivre.
Pour ce fils, qui devait naître Marin, aventurier au long cours, découvreur d’ères nouvelles et chevalier des Temps Promis, et qui à cause de ce sexe fendu, n’a été que Marinette.
Quand le second bébé attendu s’est révélé fille encore, il a haussé les épaules, dépecé de son espoir, défait de son attachement à une descendance sans mâle.

Alors, au soir descendu sur la maison, Il regardait ses deux filles attablées aux devoirs sur la table familiale. Pendant que la mère s’activait en silence, il occupait son fauteuil au bout de la longue table et les observait à leurs tâches, affectant de réfléchir et de s’occuper de ses affaires.
Marinette avachie en boule sur ses livres et ses cahiers chiffonnait bien vite ses affaires et emballait les leçons avec précipitation. Delphine, assise droite comme un i, le cou tendu, étalait complaisamment les articles qu’elle sortait du cartable, occupait tout l’espace disponible et un peu plus, lançait ensuite quelques regards, couleurs de miel et de lavande, dans sa direction. Puis elle susurrait les rimes de la poésie du moment, poussait insidieusement vers lui ses cahiers couverts de dessins savamment nuancés, soignait son écriture et s’efforçait de l’empêcher d’ignorer son application. À l’issue de ce manège, elle récoltait sa peine en s’installant à ses côtés, mine de rien et attendait son approbation, sa récompense, l’attention qu’il accordait enfin à la diablesse qui l’avait si bien séduit.
Entre-temps, Marinette avait de longtemps déserté l’étude, jeté en vrac les ustensiles d’école dans son sac et s’était éclipsée loin de la cuisine et des corvées domestiques. Quand, au décès de sa femme qu’il a vécu comme une trahison, les filles ont dû prendre les rênes de la maison, Delphine dressait le couvert à sa manière, pleine de grâce et de délicatesse, servait les repas avec componction, mais ne parvenait jamais à tremper ses mains blanches dans l’eau grasse de la vaisselle. Sans qu’on puisse déceler l’astuce, elle n’était jamais là au bon moment pour effectuer les corvées les plus triviales et laissait à son aînée les tâches les moins valorisantes. Bonne fille, Marinette a mis du temps avant de comprendre l’astuce qui valait à sa sœur le surnom de princesse et à elle …aucun de ces petits mots doux.


Oh, il sait lui reconnaître du courage et de l’allant, à cette aînée robuste et pugnace. De ses maraudes enfantines, elle a rapporté plus de gnons et d’écorchures, d’accrocs aux manches et de genoux écharpés que deux douzaines de garçons normalement constitués. Mais elle est fille, femme maintenant, et depuis longtemps, elle traîne dans son sillage un Benoît si benêt que c’est à lui qu’il revient d’aller chercher les enfants à la sortie de l’école avant de s’épanouir dans les allées des supermarchés… Le Père ne le dirait pour rien au monde, mais il méprise son gendre trop accommodant. Il préfère calquer son dédain sur celui de Marinette et affecte souvent d’oublier son prénom. Quant aux petits-enfants, qu’ils fassent leurs preuves et on verra toujours de quel côté la balance est tombée.
Marinette a occupé la place de l’Héritier, il le reconnaît bien volontiers, elle endosse avec dynamisme et volonté tous les aspects de ce métier difficile, elle sait mener les hommes et les machines, traquer les feignants et les lâches, pousser l’effort jusqu’à l’accomplissement final du travail, et même au-delà. Il lui reconnaît même de la justesse dans ses ambitions, mais se garde bien de le lui dire… Au fond de lui, dans un petit recoin de son esprit, il sait, de cette certitude innée qui régit les lignées, qu’elle guette son faux-pas pour prendre la tête de l’entreprise. Alors, il fait mine de ne pas le savoir, et chaque jour il se bat pour repousser sa défaite, ou du moins compliquer sa conquête…

Demain pourtant, il lui faudra choisir…
Marinette ou Delphine.
Car Delphine est revenue. Du bout du monde, des villes enfiévrées et polluées, elle a rapporté des gadgets, des idées saugrenues et surtout une insatiable ambition. Oublié le mari bellâtre qui s’est dissous dans la mêlée comme un comprimé d’Alka Selzer dans un verre d’eau à la clôture d’une soirée trop festive. Delphine a digéré cette page de sa vie, quelques autres aussi sans doute, elle ne s’est pas étendue sur les possibles désastres d’arrière-garde. De savantes mines ponctuées de silences éloquents ont suffit pour dresser le constat, raconter ce qui ne méritait pas de l’être, évanouir les protagonistes déchus et revenir à l’objet de sa première conquête.

Le Père a succombé à ses charmes, à son savoir être « catamiaule », il n’est pas dupe pourtant. Mais elle est si belle et tellement volontaire, elle aussi. Delphine a appris les langues étrangères, elle pratique surtout le langage-du-cœur, celui qui fait fondre les résistances et retourne les adversaires… Sauf que…Cette fois, Delphine s’est créé un ennemi solide. Marinette, qui ne trouvait rien à redire quand sa petite sœur envahissait la table des devoirs ou les genoux paternels, Marinette regimbe à l’idée de partager l’avenir avec sa cadette.

Et la guerre s’est engagée…
Avec ses escarmouches feutrées au début, de plus en plus hargneuses au fur et à mesure que se rapproche l’échéance.
Les camps ont changé de fidèles, plusieurs fois. Les armes ont été échangées, Marinette a appris l’usage saignant des mots qui blessent, des phrases qui empoisonnent… Delphine a combattu pied à pied, s’imprégnant des chiffres et des formules gagnantes, reproduisant les gestes professionnels qui font illusion, réparant ses gaffes d’un sourire de Madone ou d’une larme de comète…


Plus qu’un jour à tenir, pour les deux héroïnes, le dénouement est proche, tout proche.
Mais Le Père ne sait pas trancher, lui qui n’a jamais connu la pitié, il ne peut s’imposer ce dilemme effrayant, contre-nature. S’il choisit la lumineuse Delphine, il sait qu’il se trahit et commet une irrémédiable injustice. Mais le monde serait lourd sans la grâce de son étoile, même s’il doute qu’elle sache prendre la barre et mener l’exploitation de son trésor à bon port.
S’il choisit Marinette, il endosse un état de fait, il assume la suite naturelle, elle connaît vraiment le métier, mais elle fera sans étincelles, sans imagination, sans génie. Travail propre, mais terne. Au crépuscule de sa vie, le Père soupire après les embrasements, les illuminations qu’il a refusées toute sa vie, les douceurs qu’il n’a accordées qu’avec tant de parcimonie…

Demain il faudra bien en finir…
Et si la vie après tout se chargeait de ce coup du sort ?
S’il disparaissait comme ça, tout à coup, sans rien dire, en laissant les deux femmes s’affronter ?
Non, quand on est Le Père, on ne quitte pas la scène sans panache, on ne renonce pas à laisser Sa Marque, Son Enseigne. L’une ou l’autre, il faudra bien qu’elle pérennise Son Oeuvre, qu’elle accomplisse le dessin auquel il a tant sacrifié.

Demain, dans quelques heures, à l’autre bout de la nuit qui s’avance…






12/11/2008

Champignons…

L’automne ici s’installe posément, il s’octroie des étapes, dresse son décor à touches furtives. Les jaunes timides des plants de vignes ont achevé de virer au roux alors même que les ceps se dénudaient. Le mûrier platane sur la pelouse pleure encore son feuillage, à larmes comptées, sans ardeur. Les brouillards matinaux ne sont porteurs d’aucune gelée, et si GéO a rentré nos monstrueuses plantes d’intérieur avant son départ pour la Seine et Marne, aucune urgence ne gâte la floraison du Datura au bout de la piscine. Mais sous un bouquet de chêne vert, j’ai trouvé hier un bolet tout rond, chamois au pied veiné et ventru, qui me faisait de l’œil. Du coup, nous sommes partis en chasse dans la colline.

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Mais il est difficile de partir en promenade sans nos deux pensionnaires.
Nous voici donc sortis du sentier pour visiter un peu le maquis qui s’étend derrière les maisons, sans pousser notre exploration trop loin car les chasseurs locaux observent une curieuse coutume : ils font entendre leurs armes dans le couvert le matin de très bonne heure, respectent la trêve de la sieste, puis ils reviennent à l’heure des vêpres, quand les enfants quittent l’école et que le jour commence à décliner. Il y a là une logique qui m’échappe, mais le fait est récurrent et nous surveillons nos chiens du coin de l’œil tout en fouillant du regard, entre les pieds des cistes, le sol tapissé de feuilles mortes et de bouquets de thym.

Alors que quelques spécimens de bolets ballottent déjà dans mon pochon, nous sommes avertis d’une rencontre imminente par le tintinnabulement de clochettes qui semble monter vers nous. Copain et Zuco tournent autour des maîtres depuis le début de la balade, plus préoccupés de nous garder groupés et de humer profondément les touffes de plantes sauvages qui leur racontent sans aucun doute bien des nouvelles du maquis. Le temps de réaliser que les grelots appartiennent sans doute à d’autres chiens baladeurs, voilà deux superbes lévriers afghans qui franchissent le sommet du sentier et descendent élégamment dans notre direction. Immédiatement, nous poussons chacun notre cri de ralliement :
- Zuco, aux pieds! crie GéO
- Copain ici ! crie ma voix…
Que croyez- vous qu’il arrive alors?
Zuco, docile, entreprend tout de suite un demi-tour sur sa trajectoire… Et Copain, victime brutale d’un accès de surdité, se laisse emporter par sa curiosité, apparemment bien indifférent à mon autorité naturelle. Le sifflement impératif du maître ne produit pas davantage d’effet sur son désir de sociabilité…
- Allons saluer ces nouveaux amis, se dit-il, peu soucieux de répondre à nos appels.
Dans l’autre camp, les réflexions ont certainement la même nature, car les deux échalas aux pelisses immaculées exécutent un démarrage immédiat parfaitement synchronisé. Copain est impressionné, il infléchit instantanément sa course et prend momentanément la tête du train, objectif FUIR. En un éclair, les trois canidés ont disparu de notre champ de vision, nous laissant pantois devant le maître joggeur un peu lent pour ses chiens turbos.

Le joggeur s’excuse, il n’imaginait pas…Nos appels restent vains évidemment, il faut donc suivre le convoi, malgré notre retard avéré. GéO reste en arrière-garde, accompagné du fidèle Zuco … Toujours armée de mon pochon à champignons, j’embraie sur les traces du coureur de maquis et nous remontons le sentier en suivant la direction approximative du premier convoi. Le Joggeur se montre plus véloce, il accélère et me laisse rapidement en arrière. Au débouché de la fourche, il m’attend toutefois pour me signifier qu’il a entrevu une ombre noire sur le chemin de gauche et qu’il pense que c’est mon ratier. Ses champions ont poursuivi vers la plaine qui rejoint le versant de Seillon, droit devant. Ouf, Copain le malin a réussi sa diversion et bifurquant vers les maisons et le parcours habituel qu’il connaît bien.
D’ailleurs, je remonte cette allée depuis quelques secondes à peine quand j’entrevois au loin la petite boule noire qui galope ventre à terre dans ma direction… Il a eu si peur qu’il me saute dans les bras, et passe le reste de la promenade à sauter sur mon ventre, implorant du regard la protection de l’embrassade maternelle. Je ne sais qui a eu le plus peur de nous deux, mais je crois bien que notre Copain a reçu hier une petite vaccination anti-fuite…

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09/11/2008

Fanchette au Bain…

Bien qu’elle ait franchi les multiples étapes de sa maturité, Fanchette a conservé quelques émois de fraîcheur naïve. Du moins c’est ainsi qu’elle préfère considérer les quelques inhibitions, résidu de timidité viscérale, que le cours des vicissitudes usuelles n’a pas réussi à gommer.

Voici donc notre quinquagénaire de passage à Paris, où elle a un rendez-vous. Fanchette a résolu de s’occuper d’elle-même en s’offrant Un Soin. Vous allez vous moquer, je vous imagine bien, caustiques comme vous savez l’être, devant votre écran, vous les actives trentenaires nourries de diversité citadine, les quadra vaccinées aux opportunités commerciales. Mais Fanchette, qui pourrait être votre mère, a dû houspiller ses habitudes pour quitter sa province lointaine et venir gaspiller quelques jours dans les remous de la grande cité, loin de ses collines verdoyantes et ensoleillées.

Elle a pourtant essayé de faire une valise légère, mais le sac à roulettes qui tire sur ses bras rend la descente des escalators un brin hasardeuse. Aussi elle se sent vite en nage, moite et rouge comme elle se déteste, mais elle se refuse à l’agacement et observe les visages renfrognés des voyageurs qui l’accompagnent sous terre. Elle se figure d’ailleurs un peu l’OVNI du wagon, sur cette rame nouvelle qui file entre la gare de Lyon et le cœur de la capitale. Il lui faut un moment pour reconnaître l’enchevêtrement des couloirs et des plans qui mènent aux différentes lignes. Quand enfin elle émerge sur la place Malesherbes, les nuages bas accrochés aux ramures des marronniers la surprennent. Comme si l’écran de ses lunettes était passé en 16/9ème, élargissant la perspective au détriment du ciel. À son insu, sa silhouette prend la mesure du couvercle et se tasse vers le trottoir. La marchande du kiosque à journaux n’est guère amène pour cette provinciale entravée qui n’achète rien et elle économise ses renseignements, se contentant d’un mouvement de tête pour orienter la quémandeuse dans la bonne direction.
- Sympa ce quartier soupire in petto notre voyageuse.

La porte de l’Hôtel Hilton se présente comme un majestueux carrousel qui se meut automatiquement dès qu’elle s’insinue sur le quart de cercle délimité par les vitres. Il lui semble qu’elle glisse jusqu’au centre du hall immense, poussée par une douce main invisible. Son regard embrasse la scène, ou plutôt les différents espaces, elle reconnaît le comptoir des concierges, un bureau discret en recoin, deux salons différents aux fauteuils confortables et chatoyants, rouges et mauves. Quelques panneaux indiquent différents services, rien ne l’aide pourtant à identifier le Spa qu’elle recherche. Toujours gênée par sa monstrueuse valise, elle finit par s’enquérir auprès d’un jeune homme tout de noir vêtu, qui s’éclipse derechef à la poursuite du renseignement. Quelques secondes plus tard, il est de retour et l’accompagne jusqu’aux ascenseurs, la libérant d’un aimable message de bonne journée.

Fanchette recouvre un peu d’assurance. Finalement, jusque-là, tout se présente bien : elle a même de l’avance, ce qui est confortable pour soulager un peu l’énervement de se sentir si mal à l’aise, ruisselante de nage dans son joli petit tailleur Morgan acheté presque tout exprès pour l’occasion. Poussant la porte battante d’une main, tirant la valise de l’autre, elle se présente en silhouette égyptienne aux employées qui l’attendent dans l‘entrée. Les deux jeunes femmes affichent un sourire identique, dans leur blouse jaune pâle. Aussi jolie et charmante l’une que l’autre, la blonde au type scandinave, la brune au physique asiatique, elles s’expriment toutes deux avec un fort accent, cochent sur un registre la ligne du rendez-vous. La brune, étiquetée Dorha, se lève et contourne le bureau pour s’emparer arbitrairement de la valise et guider la cliente intimidée vers un long couloir carrelé, ponctué de portes à hublots. Dans un français haché, elle explique à Fanchette que la porte du fond permet d’accéder au Jacuzzi et aux cabines sauna, s’inquiétant du port d’un maillot de bain que celle-ci est soulagée d’avoir glissé au dernier moment dans le vaste sac à main qui complète sa panoplie de voyageuse. Puis Dorha opère un savant demi-tour pour remonter jusqu’à une des portes latérales, marquée vestiaire 2, ouvrant sur une pièce divisée en trois secteurs : en face, un plan à double vasque séparées par un monticule de serviettes mousseuses, des flacons géants de produits, quelques étagères contenant du linge.
À droite, une entrée mène aux toilettes,aussi vastes qu’une salle de bain.
À gauche, le vestiaire porte bien son nom, évoquant les installations de n’importe quelle salle de gymnastique : un banc de bois latté séparant d’un côté deux douches fermées par des portes de verre, de l’autre des placards de consigne, emboîtés les uns aux autres, munis de leur serrure individuelle. Fanchette reçoit la clef de celui qui lui est dévolu, navrée de constater que sa valise n’y entrera pas. Tout juste pourra-t-elle y pousser son cabas-sac-à-main, en tassant un peu. Mais dans un tel endroit, qui viendrait voler quoi que ce soit ?

Restée seule, Fanchette entreprend de répondre aux consignes de Dorha, du moins à ce qu’elle en a compris, tant la prononciation de la jeune femme laisse place à une large interprétation. Elle n’a besoin que de quelques minutes pour enlever et ranger ses effets, arpenter trois fois l’espace, regarder les étiquettes des produits, s’inquiéter de prendre une douche, ce qui signifie quand même se glisser nue derrière ces portes transparentes. Le calme souverain de l’endroit, l’impression d’y avoir été oubliée l’emportent sur ses hésitations et Fanchette se décide d’un coup, appréciant le soulagement de se délester de ses sueurs inopportunes.

Dorha passe enfin la tête par la porte et manifeste son étonnement de ne pas avoir trouvé sa cliente dans les délices du Jacuzzi. Fanchette comprend qu’elle n’a pas suivi le protocole et s’en navre, mais Dorha la rassure, elle pourra profiter plus tard de ces services, et la voilà qui introduit Fanchette dans une nouvelle pièce très sombre. Au fond, derrière une rangée de bougies allumées, elle distingue une vasque sur un plan chargé également de flacons. À droite de la vasque, un meuble roulant porte également de nombreux pots et bouteilles de toutes tailles. Au centre de la chambre étroite s’étend une table rectangulaire, tendue de serviettes moelleuses. Un espace à été aménagé dans le plan de la table pour permettre le passage du nez comme le mime Dorha, que Fanchette commence à mieux comprendre… Tandis qu'elle s'habitue autant à la demi-obscurité qu'à la prononciation de la jeune femme, elle perçoit le paquet que lui tend la jolie masseuse : un string jetable, à enfiler avant de s’allonger sur la table centrale. À cet instant, Fanchette se sent très à l’aise, elle a complètement oublié toutes ses timidités et inhibitions qui l’ont si longtemps freinée. Elle se laisse tout simplement guider, décontractée, décidée à profiter au mieux du moment. Dorha opère en silence, après lui avoir proposé un produit odorant que Fanchette accepte bien volontiers. Quelque part dans le noir, des hauts parleurs diffusent de manière assourdie une musique exotique « japonisante », rythmée de sons aigus évoquant le choc de bambous, de mélopée lointaine à capella, de flûte de pan trahissant le souffle humain… Une torpeur maligne s’installe dans ses reins, et Fanchette se dit qu’elle doit réagir sous peine de sombrer dans une sieste incongrue, entre les mains de cette inconnue.
C’est ainsi que Fanchette apprend que Dorha est Balinaise, qu’elle vit en France depuis cinq ans mais que « c’est dur de s’habituer » malgré l’amour de son mari, parce que ce monde-ci est si différent : « pas beau toujours le ciel…, pas manger comme aime…, pas gentil se parler dans la rue, avec trop escaliers pour métro… «
Eh bien, Douce France, que fais-tu pour aider tes invitées à s’adapter ?
Dorha poursuit sa tâche, lentement, elle explore chaque parcelle du corps de Fanchette, roulant au fur et à mesure la vaste serviette qu’elle a disposée pour recouvrir le corps de sa patiente, ne parlant que pour répondre aux questions posées, à mi-voix, sans hésitation mais sans chercher à prolonger la conversation. Du cou aux fesses chaque centimètre de peau est enduit d’essence grasse et parfumée, palpé, roulé, caressé, recouvert… Puis la masseuse s’intéresse aux pieds, sépare les orteils, massant chacun d’eux, la plante des pieds, elle remonte ensuite le long des jambes, des cuisses, c’est délicieux, humm…, enfin, elle demande à Fanchette de se retourner afin d’entreprendre la face B… Les paupières lourdes, Fanchette accomplit la rotation demandée avec un effort, tant elle se sent éthérée, elle doit mobiliser sa volonté pour obéir à la demande courtoise de sa tortionnaire … À nouveau, les mains expertes entreprennent de parcourir l’étendue charnelle de ses mouvements relaxants, insistant sur les muscles autour du cou, frôlant habilement les seins d’un palper rapide et superficiel, chorégraphiant un ballet vaporeux sur son abdomen, reprenant comme une vieille antienne la friction du derme des cuisses… Cette fois, Fanchette se laisse manipuler sans vergogne, acceptant voluptueusement l’abandon qui la gagne…


Revenant à elle-même sur l’invitation de la sybaritique soigneuse, Fanchette saisit l’invitation pressante de Dorha à user du Sauna et des services annexes… Définitivement débarrassée de ses complexes, elle revêt alors le maillot de bain extirpé du bagage à main, grimaçant à la désagréable sensation provoquée par le collage du tissu sur sa peau encore huilée. Elle a bien eu un mouvement vers la douche cachée dans la salle de massage, mais Dorha l’a dissuadée en hochant sa gracieuse figure :
- Non, Sauna plus efficace sur peau avec essence…
- Ah bon.… Mais Fanchette se sent à nouveau poisseuse et le contact du peignoir que l’onguent plaque sur sa peau annule le bien-être antérieur.
La porte de la première cabine laisse filtrer plusieurs bruits de voix féminines. Fanchette, version glue, ne se sent plus l’humeur sociable et décide de se retrancher dans la seconde cabine au silence prometteur. Juste devant la porte d’accès, un cadre de bois délimite un plateau sur lequel de gros galets rougeoient. Latéralement, une banquette de lattes nues invite à s’asseoir tout près du foyer, tandis que le troisième mur de la petite cabine est occupé de deux autres couches en gradin. Pour le moment, Fanchette est ravie de sa solitude, d’autant que la chaleur intense qui émane des cailloux incandescents libère une abondante vague de sudation.
- Beurk, soupire notre exploratrice, c’était bien la peine, je suis en train de tartiner mon maillot avec cette mayonnaise !
Considérant l’épais silence qui colmate l’atmosphère du réduit, Fanchette se dit qu’elle quitterait bien ce voile de fibres acétates pour limiter la sensation de cuisson à l’huile. Ni une ni deux, je suis seule, ça peut gêner qui ? Hop !, elle fait glisser le maillot une pièce à ses pieds et se réinstalle sur la serviette- éponge dont elle a recouvert la banquette. Elle finit par s’allonger totalement, maugréant un peu contre la rudesse du support et l’absence de coussin pour caler sa tête.
C’est alors que son esprit la visualise dans sa position, telle qu’elle est couchée, nue, pubis à l’air et ventre offert, une alarme retentit dans sa tête :
- Il n’y a pas de loquet sur la porte, n’importe qui peut…
En un quart de tour, la voilà enveloppée dans l’éponge de sa couche, le maillot rejeté à côté. Il était temps ! À peine venait-elle de glisser le petit coin supérieur d’étoffe contre la peau de son sein droit que la porte s’ouvre brusquement et qu’entre un homme ruisselant de la tête aux pieds, à la nudité normalement protégée par un caleçon de bain…
Impossible pour Fanchette de rougir plus qu’elle ne l’est… Elle bafouille après un bonjour tremblotant :
- Euh, je ne savais pas, enfin, est-ce que cette cabine est réservée aux hommes ?
- Sorry, I don’t understand, répond courtoisement l’intrus.
- Oh yes, I mean, I did’ nt know that this cabin was reserved for men …
L’inconnu entreprend d’expliquer qu’à sa connaissance, il n’y a pas de distinction de sexes dans l’usage des saunas, avant de se lancer dans une suite de compliments sur la chance d’être française, « car votre civilisation repose sur une véritable histoire, alors que nous à Dubaï, nous ne sommes rien, que des bergers et des nomades sans passé ni architecture… »
Fanchette est tellement soulagée par la tournure de l’aventure qu’elle lutte désespérément contre le fou rire qui remonte de son ventre vers sa glotte et elle saisit à pleins rameaux la perche tendue pour s’extasier poliment et décemment à son tour sur les exploits des bâtisseurs modernes qui offrent à Dubaï une renommée internationale…
S’appliquer à choisir ses mots en anglais sauve la face de notre héroïne. De temps à autre, le fragile nœud de la serviette se relâche, et il lui faut une véritable maîtrise d’elle-même pour glisser les doigts dans l’épaisseur de l’éponge et resserrer le tissu félon sans perdre son interlocuteur des yeux et poursuivre cet échange diplomatique sur les valeurs respectives des deux civilisations. Le temps passe, Fanchette est enfermée dans l’antichambre de l’enfer depuis un bon moment, et ne voit plus très bien comment rompre là l’échange roboratif de courtoisies, afin d’effectuer une sortie digne sans dévoiler qu’elle ne porte rien sous sa serviette. Heureusement, le sort est indulgent pour elle en ce vendredi, et la porte s’ouvre à nouveau pour laisser entrer un second client du prestigieux hôtel. Le nouveau venu se glisse illico dans la conversation, lui vient de Dublin et la vieille Europe il connaît bien, il connaît également le monde arabe, fréquentant Riad et les Saoudiens…
- Ouf ! songe rapidement notre évadée campagnarde, voilà l’instant propice !
Ramassant promptement le petit chiffon de nylon noir qui gît au fond de la banquette, elle formule un petit discours d’évasion :
- Whew! It’s enough for me, I am very pleased to have met you. I hope you will enjoy your staying in Paris .…
Les mots ont à peine le temps de franchir ses lèvres qu’elle pousse déjà la porte fatale et rejoint l’atmosphère humide de la salle au jacuzzi. Les spasmes de rire nerveux qu’elle est parvenue à contenir retrouve le chemin de la sortie quand, hilare, elle se glisse dans la cabine de douche attenante.

Fanchette au bain… Fanchette se dévergonde… Fanchette l’exhibitionniste de l’hôtel Hilton a encore frappé… Fanchette à la conquête des mœurs de la Capitale, quelle expérience !!!




13/10/2008

L'empire des Larmes

Je reviens un instant sur une des lectures de l’été, une parenthèse Saga, plaisir lyrique qu’il faut savoir savourer à son heure…

Il s'agit d'un ouvrage en deux volumes, regroupés sous le titre commun de L’Empire des Larmes.
Cet empire, au sens propre c’est celui du Milieu, la Chine du XIXe siècle, où l’auteur José Frèches nous emmène à la découverte de la colonisation économique du pays par un autre empire, celui de la Couronne Britannique. En considérant la seconde partie du titre, le lecteur prendra la mesure des ravages engendrés par l’asservissement des chinois à une oppression d'un genre très particulier...
l’impérialisme britannique passe par l’introduction massive de l’opium sur le territoire chinois, en provenance des Indes le plus souvent, et revendu massivement à un peuple misérable, dans une Chine ravagée par la corruption et la déliquescence du régime impérial. L’action se déroule sur presque trente ans, c’est le principe d’une Saga, et nous permet de suivre les destinés de personnages très divers.

Le premier tome de l'ouvrage, la guerre de l'opium, commence en 1847 et dresse le tableau de cette page d'Histoire. La première intrigue se noue autour d'une famille anglaise expatriée en Chine pour faire fortune dans le commerce de pianos, et se venger d’un sort difficile. Mais l’Eldorado s’avère pourri et les chinois définitivement imperméables à la musique occidentale. Premier fil à dévider, nous suivons la descente aux enfers de cette famille, la mort du père, la contrition de la mère et son ultime sacrifice, le courage et la vertu de la fille Laura, qui prend en charge son frère trisomique en dépit des difficultés où la fratrie se trouve engluée. C’est le destin de Laura qui dévide la pelote, en rencontrant La Pierre de Lune, fils caché de l’Empereur Mandchou Daoguang. Le jeune homme est menacé de mort par de cupides conseillers mais ignore le péril qui le guette. La Pierre de Lune et Laura s’aiment et leur lien dessine la trajectoire de l’intrigue : bien sûr leur amour est contrarié, les amants se perdent et se cherchent jusqu’au dénouement du second volet. En parallèle se noue une autre idylle hors norme, celle du Prince Tang avec une jeune paysanne contorsionniste qu’il sauve du Gynécée impérial. D’abord rallié au pouvoir par confort, ce personnage change son système de valeurs en rencontrant l’Amour en la personne de Jasmin Éthéré, se déclare félon au pouvoir et entre en résistance. Mais pas plus que la jeune Anglaise et le Bâtard Impérial, le prince ne pourra conserver près de lui sa paysanne. Car ces amours-là reposent sur des mésalliances, la pureté de leurs liens s’affranchit des tabous victoriens et impériaux, sur fond d’évangélisation forcée, de manipulations politiques, de détournements d’objets précieux. José Frèches observe un schéma romanesque assez classique : ses personnages « purs » évoluent parmi les représentants de la lie morale. Le portrait de l’Angleterre victorienne est peu flatteur : à travers la Compagnie des Indes et les corporations marchandes, les représentants diplomatiques de la Couronne, les ordres religieux plus affidés aux trafics de Biens qu’à la transmission de leur foi, l’Europe civilisée apparaît plus dépravée encore que le pouvoir impérial chinois, pourtant roulé dans la fange de la décadence absolue. Isolé de tous et tout, l’empereur n’est plus que la marionnette de ses conseillers cupides qui s’affrontent par clans. Au point de ne plus se souvenir d’avoir abandonné son fils…

Le second volet de l’ouvrage, le sac du palais d’été, nous permet de suivre les épisodes d’une guerre interne, la rébellion contre le pouvoir Mandchou menée par Hong, un curieux illuminé passé par la case évangélisation avant de s’investir en Christ rédempteur. Dans ce contexte de guerre civile Laura se retrouve mêlée à ce groupe de partisan qui la protège plus ou moins, elle, son frère débile et l’enfant qu’elle a eu de La Pierre de Lune. Tandis que les péripéties des combats se succèdent, le destin du fils caché de l'Empereur connaît de sinistres rebondissements, sa mère,concubine "libre", réapparaît pour le sauver, mais elle meurt victime des eunuques, qui craignent que cet héritier improbable ne contrecarre leur influence. Violence et passion constituent la toile de fond de ce second roman, folie meurtrière et destructrice, Laura est contrainte de fuir la société des rebelles, rencontre des pirates japonais, manque périr dans un naufrage, tandis que la Pierre de Lune est victime à son tour de brigands rebelles… Voilà pour l'essentiel des péripéties et la menée d'un suspense à rebondissements multiples. Les personnages sont dessinés à grands traits, ils s'apparentent aux archétypes romanesques monoblocs: héroïsme, droiture , félonie ou cupidité . Peu donc de psychologie dans les déchirements que vivent les personnages, mais de nombreuses figures secondaires emblématiques du genre. Du jésuite affairiste au barbare chef de la rébellion, celui-ci étant par ailleurs le personnage secondaire le plus original et le plus fascinant.
Le sac du Palais d’été dessine la fin d’une dynastie, l’achèvement d’une civilisation usée de l’intérieur, ce qui l’affaiblit contre les dangers venus d’ailleurs. Rongé de misère, miné par l’opium et la veulerie, courbé sous les caprices de la corruption, L’Empire du Milieu sombre sous les coups de l’autre Empire, celui des Britanniques représentant un monde tout aussi sournois, cupide et vain. José Frèches construit de ces deux sociétés un portrait cruel qui nous éclaire peut-être sur le fossé qui persiste entre Asie et Occident.

José Frèches a écrit d’autres ouvrages sur la Chine et son histoire, ce roman, manifestement très documenté, apporte un éclairage particulier sur un pan de notre propre passé, guère glorieux. Voilà un intérêt qui n’est pas des moindres. La Saga romanesque convient à merveille aux séances de lecture cocoonage, petite gourmandise que les soirées fraîchissantes autorisent autant que les siestes- lecture à l’ombre de la piscine… Ne boudons pas ce plaisir.

L'empire des Larmes, de José Frèches , tome 1: la guerre de l'opium, tome 2: le sac du palais d'été, édition XO, année 2006.
Lien avec le site de l'auteur pour apprécier sa culture asiatique:http://www.josefreches.com/ouvrages.php

24/09/2008

Duo baladeur

En ce début d’automne, nous avons repris la bonne habitude des balades dans la colline.
Zuko retrouve avec bonheur les chemins dont il identifie toutes les odeurs, semant en retour de délicieuses pastilles à sa façon pour marquer son passage et saluer les habitants du site, invisibles à nos regards trop humains.

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Notre Copain découvre enfin le monde hors les murs.
Nous avions commencé les premières expériences de promenade cet été, mais il restait lié de près à la démarche de sa maîtresse (ou du maître) par le frein inattendu de la laisse. Puisqu’il a compris assez rapidement l’essentiel des ordres - halte, assis, pas bouger, au pied - il a gagné le droit de sonder les bas-côtés sans entrave.

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Comme lors des jeux dans le jardin, Copain imite son aîné en tout et, libéré de sa laisse, il se colle si bien contre Zuko qu’il a trouvé un jour le moyen de s’accrocher à lui par les maillons des deux colliers… Il nous a fallu un peu d’astuce et beaucoup de patience pour les séparer. Dans cet immense terrain de jeux que représente la colline derrière la maison, Copain tricote de ses courtes pattes pour suivre le rythme trottinant de Zuko, et truffe rivée au sol, il reproduit le même itinéraire serpentin, des touffes de thym aux herbes folles qui subsistent encore après trois mois de sécheresse.

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Regardons-les s’éloigner de concert, profitant de cette liberté très conditionnelle pour humer et répertorier toute la palette des saveurs de la garrigue…

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Le retour à la maison est toujours joyeux, Copain nous remercie avec effusion, sautant à nos cous, abandonnant sur nos vêtements de longues traces poussiéreuses. Nous cultivons le look rural, il faut s’y faire.

Voici encore la dernière astuce du charmeur : depuis qu’il s’est empêtré dans les fils des ordinateurs, il se sent moins bienvenu dans notre antre. De toutes les manières, il ne peut plus sauter sur nos fauteuils pour partager nos postures intellectuelles. Du coup, il reste souvent au rez-de-chaussée, tandis que Zuko monte la garde sur le palier. Le voilà qui m’attend au pied de l’escalier et m’offre sa tendresse d’un coup de rein approprié, obtenant derechef une halte- câlin prolongée…

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18/09/2008

Formation professionnelle et plus si affinité…

… Je venais alors de décider de plaquer la fac de lettres pour tenter de gagner notre vie, car il me semblait, au bout de quatre années bien remplies de lecture, analyses et critiques de toutes sortes que j’avais fait le tour du problème et que je commençais à tourner à vide. À ma décharge, en ces années de retombées soixante-huitardes, l’esprit de modernité de certains TP favorisait bigrement le nombrilisme et l’incantation littéraire, et nous, les étudiants, en arrivions à transcrire nos enthousiasmes en construction de schémas mathématiques. Je me souviens de dessins de spirales gigantesques censées transmettre le suc et le sel des œuvres dont on nous soumettait la dissection. Ce nouveau jeu architectural paraît amusant la première fois, surtout si l’œuvre s’y prête bien, comme les pièces de B.Brecht, mais appliqués systématiquement au théâtre baroque de Calderon aussi bien qu’à la rigueur de Faulkner, il en ressortait rapidement une vacuité intellectuelle qui me donnait la nausée…
Comme Hilaire, mon compagnon, semblait décidé à s’accrocher enfin à ses études d’architecture, j’avais saisi cet excellent prétexte pour m’éloigner un peu de mes élucubrations : j’allais assurer notre subsistance en m’immisçant dans le mystérieux monde du travail… Hilaire en avait été tellement ému que le soir même, il me demandait en mariage !


… Mars 1974, un coup d’œil au Figaro, une belle lettre manuscrite adressée à la société basée au Nord de Paris, trois jours plus tard, un appel téléphonique pour fixer un rendez-vous au siège dès le lendemain, et me voilà embauchée comme Hôtesse de vente dans un luxueux magasin exposition sur une des places les plus commerçantes du huitième arrondissement parisien. C’était alors aussi simple que cela, et nous étions une jolie flopée de jeunes femmes, toutes issues du circuit estudiantin, à recevoir la grâce de débuter dans un secteur d’activité sans aucun lien avec les études accomplies, et de gagner alors des salaires très confortables pour l’époque. À nos yeux innocents apparaissait un mot jusqu’alors inconnu, les primes. Nous étions récompensées de nos aimables sourires commerciaux par des rallonges salariales qui ajoutaient trois à quatre mensualités à nos enveloppes annuelles. Autre temps, autres mœurs, autres conditions de travail, mais tout n’y était pas si rose, ma curiosité allait être bien sollicitée…

L’escadron d’hôtesses de vente dépendait de LA directrice du magasin, seule habilitée à contacter directement le triumvirat directorial de Saint Ouen. L’organisation de la société reposait sur ces deux mondes totalement hermétiques l’un à l’autre, côté extra-muros, les directeurs et l’usine où fourmillaient plusieurs centaines d’ouvriers, sans compter les implantations provinciales chargées de la fabrication des grosses pièces, fontes et céramiques lourdes. Côté Paris so chic, nous étions les privilégiées, versions soft de geishas occidentales, dont les compétences devaient se limiter à présenter joliment les productions maison aux professionnels du bâtiment et aux particuliers venus achever la décoration de leur nouveau home, dépensant une fortune en porte-serviettes et armoires de toilette fabriquées en Italie. Architectes, plombiers, artistes populaires comme Monsieur et Madame tout le monde, notre show room ne désemplissait pas et le chiffre d’affaires justifiait les largesses dont nous bénéficions.
Celle que nous appellerons Janyce représentait donc la hiérarchie, l’ordre et le savoir faire de ce petit Eden, vitrine luxueuse d’un travail en amont très pénible. Elle avait déterminé que nous devions toutes porter des tenues identiques, pour lesquelles elle avait obtenu un budget. Chaque soir, elle choisissait dans la garde-robe les vêtements que nous aurions sur le dos le lendemain. Tenues strictes, à l’élégance sobre, souvent achetées Aux Trois Quartiers, rayon confection dames, mais aussi dans les diverses boutiques rue de Rome ou aux alentours. Tout un monde à découvrir pour mes tendres années provinciales.



Janyce possédait une très forte personnalité, qu’elle avait le don d’imposer d’abord en cultivant son apparence. De taille moyenne, elle tirait parti de ce qu’elle se reprochait au premier chef : sa très courte chevelure totalement grise, ondulations virant moutonnement dès que les petites racines dépassaient le centimètre, elle s’efforçait donc de conserver cette auréole argentée au plus près de son crâne. Ce choix esthétique, rarissime à l’époque, attirait le regard sur les traits de son visage, de carnation très claire. De beaux yeux noisette qu’elle avait la sagesse de maquiller modérément, juste un brossage de ricils pour allonger ses cils sans les épaissir, une pointe de blush pour rehausser de larges pommettes et distraire l’observation de son nez brutalement cassé en pointe retroussée. Ses lèvres épaisses et charnues portaient la responsabilité de conférer à l’ensemble l’attrait agressif de son rouge à lèvres, assorti à la laque de ses ongles.
Le magasin d’exposition recélant de très nombreux miroirs, la plupart en pied, Janyce déambulait toute la journée dans cette galerie des glaces, interrompant l’espionnage aiguisé de son aréopage commercial pour dessiner sa silhouette devant son reflet, caressant son buste ou ses fesses sans la moindre pudeur, que des clients ou le personnel s’étonnent de ses gestes ne troublant pas le moins du monde la satisfaction intense qu’elle semblait en retirer. Elle répétait à l’envi que « les femmes de quarante ans ont décidément bien de la chance d’être aussi épanouies de nos jours », ce qui renvoyait ses jeunes employées au rayon des gamines peu dégourdies. En réalité, sans être choquées, nous étions tout de même plus qu’étonnées, voire ébahies de ces auto caresses incongrues, elle s’offrait ainsi comme l’objet préféré de nos commentaires privés. Certaines remarques de Janyce, de retour des réunions à l’usine nous sidéraient cependant, dépassant manifestement le cadre d’une conversation de bureau.
Ainsi, un soir, alors que j’avais été désignée pour faire la caisse de la journée, attribution qui était dévolue aux « préférées », j’effectuais mon décompte et les vérifications usuelles des factures établies, toutes mes collègues réunies autour de moi, les conversations de fin de journée allaient leur train… Janyce, qui aimait bien concentrer l’intérêt du groupe, avait attendu un moment que les remarques anodines ordinaires aient été balayées dans le courant des propos et que je sois libérée de ma tâche, pour relancer l’intérêt de l’auditoire. Notoirement célibataire et sans enfant, Janyce était censée attendre un mystérieux amant qui passait la prendre chaque soir après notre départ, l’identité du personnage anonyme étant volontairement ambiguë, avec cet art consommé qui consistait à gaffer suffisamment pour nous inciter à supposer qu’il s’agissait d’un des directeurs du triumvirat … Mais tant de fausses dissimulations théâtrales nous auraient laissées de marbre si…
Toutes les opérations du pomponnage vespéral accomplies, cils langoureusement brossés et lèvres ensanglantées Diorissima, Janyce contemplait son auditoire longuement, posément. Ses yeux illuminés par avance du plaisir de nous communiquer sa fierté et son savoir faire, elle dardait sur chacune de ces tendres jeunes filles un regard pétillant, fascinant, établissant un silence attentif sur la petite assemblée. Quand enfin l’attention fut manifeste, Janyce entama son récit :
- Vous vous souvenez que j’étais au Siège ce matin, pour le bilan, mais comme Bernard a traîné sur la livraison à la comtesse de P…, évidemment, nous sommes arrivés en retard. Vous savez comme j’ai horreur de ça…
Assentiment muet de l’aréopage, rôdé à la technique de cour…
- Donc, ces messieurs étaient tous assis autour de la table, j’ai vu que Chr…, enfin, Monsieur Baldrezeck, m’avait réservé la chaise à côté de lui, et comme je m’apprêtais à me glisser discrètement à ma place, Monsieur Père, qui préside encore, a voulu me rendre hommage. Il s’est interrompu brutalement et a ordonné : « Messieurs, je vous en prie, levez-vous et rendez hommage à notre grande Dame ! » Oui oui, il a bien dit Grande Dame, alors vous pensez si j’étais embarrassée, Monsieur Père a toujours eu la réputation d’être très galant, il paraît même que, bon enfin passons, sa femme en a vu de toutes les couleurs, la pauvre, mais elle était si anodine, si ordinaire, qu’il devait se sentir bien seul le pauvre! Bon, revenons à nos moutons, donc vous imaginez comme je suis gênée, je vous l’ai dit, et je m’avance en baissant les yeux… Mais au moment où je baisse les paupières, ils sont tous déjà debout, forcément mon regard descend sur leurs silhouettes, et là, vous n’allez pas me croire, mais sur la tête de ma mère, je me rends compte qu’ils sont tous au garde à vous ! »
Pour lever toute ambiguïté, au cas où ses oies blanches resteraient définitivement trop innocentes, elle joignit ses deux mains griffues de rouge sur son bas-ventre et les arrondit afin de mieux mimer la bosse traîtresse.…
Mon dernier sujet de maîtrise, en fac, reposait sur la notion de personnage dans les romans d’Henry Miller, autant dire que je m’étais saturée de littérature érotico-pornographique, fort appréciée par Vulcain puisqu’il m’avait délivré du Tropique du Cancer en dévorant littéralement le bouquin dans sa cachette au fond du matelas éventré. Les hallucinations érotiques de notre directrice me renvoyaient à mon sujet, et l’insatisfaction de ce travail inachevé. Mes collègues n’étaient certes pas plus intéressées que moi par les développements de notre narratrice, mais Janyce étant LA directrice et le sous-entendu habile de son intimité avec le directeur commercial nous incitait à une réserve prudente, qu’elle mit sans aucun doute sur le compte d’une jalousie dissimulée de jeunes filles naïves rêvant de se confronter à son destin de femme fatale…

Au fil du temps, Janyce s’autorisait à manifester un intérêt particulier pour l’une ou l’autre de « ses protégées ». Elle adoptait un comportement de favoritisme flagrant, ordonnant de quitter l’entretien en cours pour l’accompagner prendre un café au comptoir de l’épicerie fine qui jouxtait le magasin, ou courir essayer les prochains modèles de pantalon qui complèterait la garde-robe. C’était gênant, mais peu au courant de nos recours, nous supportions plus ou moins patiemment, sans que ces accès de favoritisme ne dérange d’ailleurs plus que ça le bon esprit d’équipe qui s’était installé dès le départ. Nous savions que la préférée du moment subissait les quatre volontés de notre despote, et plaignions celle qui s’y collait. À la maison, je m’étais étonnée devant Hilaire du caractère maternel de certaines démonstrations affectueuses de Janyce, cette manie de nous prendre par la taille devant nos clients, ou de poser son bras sur nos épaules, de renifler dans notre cou, de s’inquiéter de notre température en posant sa main sur nos fronts, nos cous… Il avait éclaté de rire, et sans prendre le temps de s’expliquer sur cet accès d’hilarité, il avait changé de sujet…
Janyce, de son côté, très curieuse de nos vies, adorait que nous abondions en anecdotes diverses sur nos débuts de couples, nos joies et nos petites déconvenues sur la vie à deux. Apprenant qu’Hilaire déjeunait pratiquement tous les midis avec sa mère au lieu d’assister aux cours des Beaux Arts, elle ne se gênait nullement pour m’aider à comprendre que c’était là un comportement infantile et peu rigoureux pour l’obtention de son diplôme, qui, à ses yeux, devrait me permettre de devenir une femme au foyer, mère de famille choyée. C’était l’image de mon avenir qu’elle dressait ainsi, peu préoccupée de mes dénégations. Je bénéficiais des conseils extraconjugaux de notre mentor es relations amoureuses…Et elle connaissait son sujet, la bougresse.

Par une fin d’après-midi comme une autre, où Janyce s’était montrée particulièrement maternelle à mon égard, elle m’invita à descendre avec elle dans la cave attenante au bureau, à la recherche d’un produit particulier qui ne pouvait se trouver que là, dans ce débarras souterrain où personne n’accédait, sauf peut-être la femme de ménage et le livreur dépanneur à tout faire, que Janyce traitait comme un esclave. Brave homme, Bernard soupirait, nous adressait un petit clin d’œil et prolongeait à loisir ses livraisons, histoire de souffler un peu dès que les caprices de sa patronne bousculaient sa bonhomie et son flegme naturels au-delà de la limite acceptable par son bon sens. Lui avait ce recours, nous pas, mais nous étions assez nombreuses pour éluder les manœuvres du tyran local. Cet après-midi-là, j’étais donc la favorite, elle me suivait partout, m’emmenant prendre trois pauses café à côté pendant que mes collègues s’activaient d’un client à l’autre, bien contente en leur for intérieur que l’attention de la drôlesse se focalise sur ma personne.
J’acceptais ses lubies en songeant que le sort désignerait une autre favorite le lendemain. Cette fois, nous allions descendre dans le réduit obscur, minablement éclairé d’une ampoule faiblarde, si sale qu’on s’y prenait à deux fois pour vérifier qu’elle était bien allumée. Je me demandais bien ce qui motivait l'excitation enfantine dont Janyce faisait preuve en recherchant le fameux objet, mais en habituée de ses humeurs bizarres, je m’accommodais de la péripétie. Jusqu’au moment où les mains de Janyce enlacèrent ma taille, et remontant le long de mon torse, s’arrêtèrent sur mes seins et les pressèrent avec une telle avidité qu’il n’y avait place pour aucun malentendu !
Nos réactions sont plus souvent liées à l’instinct qu’à notre éducation. Je n’eus pas de pensée ou de calcul, ne serait-ce qu’un milliardième de seconde. Je la repoussai vivement, en hurlant, et je remontai le plus rapidement possible, sans me soucier de savoir si elle avait conservé son équilibre sur ces marches étroites et poussiéreuses…

La suite fut moins drôle… Janyce se montra nettement moins maternelle, certes. Nos relations étaient entrées dans l’ère glaciaire, jusqu’à mon mariage auquel elle avait tenu à assister, allez savoir pourquoi. Sa hargne avait cependant connu une accalmie au moment des décès de mes parents, survenu au cours de l’année suivante. Puis avec le temps, le naturel avait repris le dessus, j’avais réintégré le régime commun, ni plus ni moins favorite que mes compagnes.
Ce qui s’avère radicalement différent de l’époque actuelle, c’est que je m’étais gardée de colporter mon aventure, qu’il ne m’était pas venu à l’idée de parler de harcèlement ou de plainte, discrétion qui ne serait plus de mise dans le contexte actuel.
À l’annonce de ma grossesse, le comportement de Janyce était à nouveau devenu très hostile. Malgré les sempiternels constats d’épanouissement personnel dont elle rebattait nos oreilles tout en caressant son buste, « ah la femme de quarante ans… » , Elle qui n’avait pas eu d’enfant supportait mal les promesses de vie que l’une après l’autre nous avions arborées. Sans ostentation, la solidarité de l’équipe m’avait soulagée des incessantes corvées dont elle m’assaillait, mais j’ai clos sans regret aucun cette étrange expérience. Il m’arrive toutefois de repenser à Janyce et à sa dictature aussi réelle que feutrée à l’abri de privilèges obscurs et de l’ignorance passive des subissantes. Je me demande comment elle a pu franchir la décennie suivante, les inévitables écueils du temps, les confrontations avec d’autres jeunesses plus effrontées, plus coutumières du combat social que nous ne l’avons été. Les temps ont changé, les mentalités aussi, nous nous imaginions libres alors, mais il a fallu aussi quelques combats et plusieurs décennies pour que les idées et les réalités convergent. Dire que Janyce ne pourrait plus régner sous les projecteurs de sa vitrine, dans sa bulle de verre étouffante, je n’en suis pas certaine, ce serait, c’est sans doute moins facile.
Quand les victimes se rebiffent, les prédateurs s’adaptent…

14/09/2008

Vide Grenier

Ce matin, c’était vide grenier, dans le quartier de Régalette

AH Ah, depuis qu’on en parle, il fallait bien se décider. Alors voilà, c’est fait.
Trier les objets dont on peut manifestement se passer, ce n’est pas si difficile après tout, une fois que l’envie d’en finir avec la cohorte des « ça-peut-toujours-servir, ça-me-vient-de- ma- marraine-quand-même, un- temps,- c’était-à-la-mode, il-est-bien-pratique-ce- sac-là », tout est devenu « à quoi bon s’encombrer encore avec cette lampe pigeon, je-ne les relirai jamais ces bouquins, un plat à poisson long comme un jour sans pain,ça ne sert à rien, on ne cuisine plus comme ça, les marmites en cuivre, c’est bien joli, mais s’il faut les astiquer toutes les semaines, bonjour ! », etc, etc

Donc, nous voilà résolus à vider les placards du poulous, les étagères du garage atelier, les rayonnages boursouflés du bureau. GéO a vidé et nettoyé la remorque, confectionné à sa manière une sorte de comptoir présentoir, et de bon matin, sans plus d’état d’âme, les objets rebutés ont été chargés, embarqués, menés au pré.
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Dans la lumière du petit matin, il fait encore frisquet, guère plus de 14° quand nous nous installons, mais les participants ont le cœur à l’ouvrage, les stands se montent à l’aide d’un petit coup de main, entre voisins, Henri et Brigitte annoncent que le café est prêt, l’affaire semble bien partie…

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Les affaires démarrent en trombe ! Au bout de dix minutes, les deux clairons, les petites lampes-pigeon ont trouvé de nouveaux propriétaires, mais très vite aussi, le flot des visiteurs se raréfie… On chipote, on passe, on annonce qu’on reviendra… Avec amusement, je me glisse dans le rôle de la vendeuse qui attend l’improbable acheteur, avec un doute pourtant :
Quel est le juste prix de cet objet, de ce bouquin, de ces chaussures portées trois fois à tout casser… Le juste prix, c’est celui qui fait que la personne en face aura envie de s’en saisir, de le tourner et retourner, d’ouvrir une page au hasard et entamer la lecture d’un paragraphe…
Ce matin, aucun des outils antiques, varlopes et serre-joint n’a été caressé du moindre regard, mais l’après midi, il en est parti quatre en un tour de main, super braderie en sus !

Les narines chatouillées par la fumée du barbecue, c’est encore Henri qui s’y colle, il est déjà midi. Le terrain de Régalette se vide des visiteurs qui se rendent au sacro-saint repas dominical. Pour une fois, nous pique-niquons saucisses, merguez, tarte pâtissière et café, dans la bonne humeur, bavardages entre commensaux, c’est bon enfant, mais le soleil commence à darder de méchants rayons brûlants sur nos têtes. Croyez-vous que nos mines sont enflammées ce soir comme au premier soleil de Mai ?

Rompus aussi par cette journée au grand air, nous n’aurons peut-être pas fait fortune, mais l’expérience était amusante.
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