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11/12/2008

Mélusine


Elle a reçu en cadeau de naissance un prénom de fée,
Providentielle intuition pour l’armer contre sa destinée.


En ce début d’après-midi, le calme enfin établi dans la classe, Alice entreprend de se détendre à son tour. Les rideaux bleus tirés ont plongé la salle dans une ambiance de détente et les élèves du CP se sont installés dans ce bref moment de silence du tout début d’après-midi.
L’enseignante vient juste de noter la chaise vide de Mélusine, et s’apprête à signaler l’absence de la petite fille. Brutalement la porte s’ouvre et une silhouette masculine apparaît dans le chambranle. Alice reconnaît immédiatement le visage du visiteur, qui pousse devant lui une fillette, tête basse et corps inhabituellement courbé en deux. Retenue à l’épaule par la main de son père, la tête engoncée dans le col de la grosse doudoune, à son habitude, Mélusine se dirige vers la rangée de portemanteaux. L’institutrice s’avance vers le duo, autant pour accueillir son élève que pour contenir l’intrusion paternelle. Mélusine profite de l’écran dressé par l’institutrice face à son père pour lui échapper ; comme par jeu, elle se penche brusquement et passe sous les bras de l'institutrice. De la main, Alice encourage l’homme à rebrousser chemin et sortir de la pièce. Mais il ne semble pas comprendre et entreprend de contourner l’obstacle en se justifiant :
- Mais laissez- moi passer, vous voyez bien, je vais l’aider à se déshabiller.
- C’est inutile, Monsieur Genestre, votre fille sait parfaitement se préparer et s’installer, d’une part, et d’autre part, vous ne pouvez pas rester dans la classe, ça dérange les enfants…
- Mais non, ils me connaissent tous, je les vois tous les soirs quand j’attends Mélusine sous le préau.
Alice s’impose un terrible effort sur elle-même pour continuer à chuchoter face à l’intrus qui s’exprime à pleine voix, sans souci du silence autour de lui. Elle n’éprouve aucune sympathie pour l’homme aux yeux très clairs qui lui fait face, mais sa motivation repose surtout sur sa volonté de mener tranquillement son programme établi… Elle n’a qu’une hâte, faire sortir ce personnage envahissant et reprendre son groupe en main. L’intrus cependant poursuit son manège, percutant les tables des élèves, maladroit dans le labyrinthe des petits bureaux. De plus, en observant rapidement le comportement de Mélusine, maintenant assise à sa place, elle a l’impression que celle-ci s’est enfoncée dans son minuscule espace comme pour s’y agripper et se confondre dans le bois du mobilier. Finalement, Alice se résout à hausser légèrement le ton, les élèves étant de toutes les manières déjà très intéressés par l’événement. Le calme rompu, il faut reprendre rapidement la situation en main.
- Bon, éclate-t-elle d’une voix ferme, et toute la résolution qu’elle y met suffit à arrêter net la progression paternelle, Mélusine est installée et vous ne devez pas rester ici. Votre retard est déjà dommageable, votre présence l’est davantage…

Il reste là, planté au milieu des bureaux, comme incapable de faire marche arrière et la situation semble s’éterniser. Utilisant la configuration du dédale qu’elle connaît très bien, l’enseignante réussit à se faufiler habilement entre l’allée où Mélusine a pris place et l’homme, intuitivement certaine qu’elle doit faire rempart. Sentant alors qu’il ne domine pas le territoire, l’homme hausse les épaules avant de rebrousser gauchement chemin. Parvenu à la porte, il se retourne lentement pour lancer :
- Il me semblait quand même plus poli de venir vous expliquer la cause de notre retard et vous parler de Mélusine.
- Vous savez bien qu’en cas de retard, le règlement de notre établissement vous demande de laisser l’enfant au secrétariat et d’y fournir votre justification, c’est une démarche préférable à …
Balayant d’un mouvement circulaire la classe maintenant agitée, elle laisse le geste achever son argumentation. L’homme prend encore le temps de regarder individuellement tous les enfants, et, à nouveau, Alice ressent viscéralement cette manoeuvre comme une menace, se promettant in petto de faire le nécessaire pour éviter qu’une telle situation se reproduise. Satisfait sans doute de son effet, le personnage salue certains enfants par leur prénom, avant de franchir lentement la porte qu’il referme sur un ralenti parfaitement calculé.

Alice s’efforce de maîtriser sa respiration, cherchant dans son ventre l’appui pour poser sa voix sans laisser percer son énervement. Les enfants de six à sept ans sont encore gouvernés par l’instinct et la confiance qu’ils accordent à l’adulte qui s’occupe habituellement d’eux, même s’ils sont prompts à réagir à tout incident. Toute rupture des habitudes suffit à provoquer l’égaiement du groupe, mais la force des rites s’impose quand il s’agit de reprendre le cours normal des activités. Ainsi le matériel des « activités calmes » disparaît en un clin d’œil, Alice ouvre le dernier des rideaux bleus, ordonnant machinalement la suite des mises en œuvre :
- Sortez vos ardoises et vos feutres…
La porte s’ouvre à nouveau, et le visage d’une femme s’insinue dans l’entrebâillement :
- Encore !
Le commentaire jaillit des nombreuses petites bouches, manifestement amusées et soulagées d’échapper un temps encore à l’effort attendu.

- Pouvons-nous vous parler un instant ?
Sans attendre la réponse, la femme pénètre dans la pièce, suivie de près par deux autres personnes qu’Alice identifie comme mères d’élèves, elles aussi.
Retenant la vague de contrariété qui commence à gonfler dans sa poitrine, elle se dirige vers ses visiteuses, bien décidée à les évincer rapidement.
-Vous savez, ce n’est guère le moment, je vous verrais plus volontiers à cinq heures moins le quart, après la sortie.
- C’est que nous devons vous confier un incident très grave, qui doit se traiter tout de suite.
L’une des visiteuses entreprend de lui indiquer Mélusine, à force de roulements d’yeux d’un effet presque comique.
- Vous voulez parler d’un élève ? Mais c’est hors de question ici et maintenant…
- Vous ne savez pas ce que nous avons vu et il faut absolument régler cette question tout de suite, la coupe l’une d’elles, qu’Alice connaît bien pour avoir eu les deux aînés, quelques années auparavant.
- Vous nous connaissez toutes les trois, n’est-ce pas ? Vous savez que nous ne sommes pas désireuses de colporter des bruits inutiles et des ragots, reprend Madame Hermann, maman de la petite Noémie, assise non loin de Mélusine.
Effectivement, jusqu’ici, Alice n’a jamais eu à répondre à une telle pression, ni à un comportement aussi intrusif.
- Écoutez, la récréation débute dans moins de quarante minutes, je vous parlerai à ce moment…
-Non, ce sera trop tard et dangereux…
Madame Hermann, grande femme à l’allure imposante, vient d’intervenir autoritairement, ce qui contraste avec sa courtoisie habituelle.
- Il s’agit d’une de vos élèves que nous estimons être en danger après la scène dont nous venons d’être témoins, et nous avons attendu la sortie du fautif pour venir vous voir, mais nous sommes choquées et persuadées que c’est à vous d’intervenir, soutenue par nos témoignages, cela va de soi.
- Vous savez que je ne peux pas quitter mon groupe, vous ne pouvez pas parler de l’un d’entre eux comme ça…
- Alain peut bien vous remplacer un moment, n’est-ce pas ? Je vais le chercher, suggère la dernière, qui n’a pas encore pris la parole.
Alain est le surveillant général de l’établissement, poste plus particulièrement dévolu au collège dans le groupe scolaire, mais les relations familiales induites par la petite taille de l’établissement favorisent la polyvalence de son poste.

Alice prend rapidement conscience de la détermination des trois mères de famille, et la teneur de la scène qu’elles rapportent justifie leur émoi.
Elles expliquent effectivement qu'une demie-heure plus tôt, elles se tenaient toutes trois sur le parking contigu à l’école, prolongeant leur conversation, comme beaucoup de mères au foyer allègent leur routine en la socialisant. C’est alors que sur ce parking qui se vidait progressivement des véhicules familiaux, une voiture s’engouffra brutalement, avec force crissement des roues et coups de volant brutaux.
Elles assistèrent à la sortie du côté chauffeur d’un homme au comportement agité, qui contourna sa voiture pour ouvrir la portière arrière, se pencher à l’intérieur et extirper un paquet rose. Le paquet mou s’effondra sur le sol du parking et l’homme se mit à lui donner des coups de pieds rageurs, accompagnant ces gestes de cris. À leur stupéfaction, les trois femmes découvrirent que le paquet s’agitait. Elles identifièrent une tête aux cheveux blonds s’échappant alors du bonnet rose.
- Ça nous a retournées, vous comprenez, nous l’avons reconnu à ce moment-là et, comment vous l’expliquer, nous nous sommes précipitées vers lui en criant, nous étions bouleversées… Alors, en nous voyant arriver vers lui, il a empoigné sa fille, l’a relevée et emmenée vers l’école, sans qu’elle touche terre la pauvre petite… La porte de l’école était déjà fermée, on a dû sonner comme lui avant nous. La secrétaire nous a ouvert, elle nous a conseillé de venir vous raconter l’histoire, elle dit ne pas savoir ce qu’il faut faire…Je crois qu’elle ne veut pas s’en mêler…
Ce discours débité très vite par Madame Hermann, à mi-voix, pourrait être suivi par l’auditoire. Alice prend conscience immédiatement de la gravité de la situation, et de la multitude des paramètres qu’elle doit prendre en compte. Avant tout, prendre un peu de recul, s’enquérir de l’état de Mélusine, faire en sorte que la classe retrouve son calme et ne profite pas des perturbations successives. En un mot maîtriser la situation…
À peine la porte refermée sur les visiteuses, une légère tocade signale une troisième intrusion.
- Encore !
Les voix fluettes sont parfaitement synchronisées pour exprimer une jolie palette d’amusement, d’excitation, d’impatience, de curiosité. Une telle répétition de visites constitue la condition idéale et suffisante pour générer une joyeuse excitation dans le groupe.
Laissant échapper un soupir bruyant, Alice se retourne pour découvrir la présence discrète de sa directrice, Mylène Faidoyen, alertée par la secrétaire. Mylène n’est pas particulièrement portée vers les vindictes, mais la direction du groupe scolaire qu’elle assure depuis quelques années l’a vaccinée contre sa retenue naturelle. Elle sait donc quand il convient d’agir et de soutenir ses collègues.
- Comment va Mélusine ?
- Il faudrait que j’aie le temps de lui parler, ça n’arrête pas, ces visites…
- Je sais, voilà ma proposition, Alice, je vais prendre la classe, emmenez-la d’abord avec vous quelques minutes pour dédramatiser et essayer de voir si elle souffre. Martine essaie de joindre un médecin qui viendra l’examiner si vous pensez que c’est nécessaire. Ensuite, vous allez dans mon bureau et vous appelez le bureau du procureur de la république en charge, vous trouverez son numéro sur la table, exposez le cas, on verra bien.


Mélusine, invitée par Alice « à venir se laver les mains et le bout du nez » reste coite, engoncée dans sa peur manifeste. Maladroitement, L’enseignante essaie de vérifier si elle peut bouger normalement, lui demande si elle accepte de lui montrer son ventre, pour voir…
Aucune trace particulière de bleus, rougeurs, hématomes, mêmes anciens, ne sont visibles sur le corps de la fillette. Elle ne réagit pas quand l’enseignante palpe son ventre, cherchant une réaction de défense… Heureusement, la doudoune toute neuve est épaisse, les coups ont été amortis, peut-être même étaient-ils portés moins violemment que les trois mères ne l’ont ressenti… « N’empêche, un tel comportement reste traumatisant, je ne peux pas laisser passer… » Alice en est là de ses réflexions, en remmenant la fillette vers la classe, quand le murmure de Mélusine la surprend.
- Comment ça, Mélusine, tu peux m’expliquer ?
Perdue dans ses pensées, elle n’a pas entendu le message ténu, mais elle sait qu’elle ne doit pas perdre le contact …
- De toute façon, quand i veut m’faire mal, i retourne sa bague comme ça…
Et se saisissant de la bague qu’Alice porte à l’annulaire, la petite tourne le chaton côté paume, puis elle amène la main d’Alice contre sa joue.
- Tu vois, comme ça, ça fait plus mal.
Le ton est naturel, la voix est simplement réduite à un filet presque inaudible, Alice doit tendre l’oreille. Elle voudrait lui faire répéter, histoire d’être certaine de son fait, mais elle n’ose pas, craint d’être maladroite et d’augmenter le malaise de la fillette.

Sa conversation avec la secrétaire du procureur la laisse perplexe. D’abord, elle doit surmonter son propre malaise, se forcer à commettre une délation, son sens personnel des valeurs est déstabilisé. La personne au bout du fil ne l’aide en rien, se bornant à répondre des « bien, je note, mais monsieur le Procureur n’est pas là, on est vendredi après-midi, voyons, faites-moi plutôt un rapport détaillé que vous adressez en recommandé à Monsieur le Procureur… » La belle affaire, jouer au corbeau maintenant, il ne manquait plus que ça pour enjoliver le week-end !

**

Cet interminable après-midi est en passe de s’achever, enfin.
Tandis que la classe se vide, elle guette sous le préau la silhouette du père de Mélusine, de sa mère à défaut. Elle les a reçus déjà tous deux, ensemble et séparément plus d’une fois depuis la rentrée scolaire, tant le comportement de la fillette a levé d’alarmes dans sa conscience d’enseignante.

Depuis plus de deux mois maintenant que l’enfant a intégré le CP, l’enseignante a eu le temps de l’observer et de comprendre que cette petite fille a un problème, non, des problèmes de concentration, de mémorisation, de relations avec ses camarades comme avec elle. Toujours isolée en récréation, ce qui est un signal majeur pour tous les enseignants « des petites classes », elle semble constamment en fuite, ne croise jamais le regard, réussit en un clin d’œil à salir tout travail qui lui est demandé, taches de feutres, gribouillis illisibles, gommages jusqu’à la perforation du papier…
Chaque fois qu’Alice a essayé de prendre la petite en aparté pour lui apporter une aide particulière, elle a constaté le même manège. Pour ne pas se retrouver en face de son professeur, Mélusine tourne sur sa chaise, se tortille tant et si bien qu’elle peut se retrouver assise à l’envers, les jambes passées entre les montants du dossier. Alice s’applique donc souvent à se positionner derrière elle, assise sur une chaise à la hauteur des élèves et tente de la sécuriser en parlant à voix douce, lentement, mais elle perçoit toujours la même dérobade. Elle a constaté que Mélusine ne supporte pas d’être touchée, si elle pose ses mains sur les épaules enfantines, Mélusine s’agite encore davantage, se laisse glisser jusqu’au sol, rampe sous l’assise de la chaise. Évidemment ce comportement n’a pas échappé aux différents membres de l’équipe enseignante. Alice a demandé, obtenu deux ou trois entrevues avec les parents, ensemble puis séparément. Des entretiens creux, des banalités opposées à ses remarques et au bilan peu réjouissant de la participation de Mélusine aux activités scolaires, « mais ce n’est qu’un début, n’est-ce pas ? Il faut laisser du temps aux jeunes enfants pour s’adapter, vous savez bien qu’elle est nouvelle », et les usuels « je l’ai dit à mon mari », « ne vous inquiétez pas, ma femme en tiendra compte ».
Ce soir, alors que tous s’égaient pour le dernier week-end avant les vacances d’automne, Alice veut absolument s’entretenir avec le père de Mélusine, lui donner la parole et justifier son attitude, lui rappeler les règles communes, rattraper l’entretien qu’elle lui a refusé tout à l’heure. Elle veut surtout le regarder dans les yeux pour lui faire part de la mesure qu’elle a entreprise dans le courant de cet après-midi perturbé. Elle n’imagine pas rédiger une lettre dans son dos, dénoncer un comportement brutal qui lui a été rapporté par des témoins, sans lui en parler. Il y a aussi la confidence de l’enfant qu’elle doit expurger, demander raison, écouter, comprendre, jauger le danger, défendre son élève ou du moins proposer une aide, envisager des solutions. Enseigner, dans son éthique personnelle c’est surtout transmettre de la matière humaine, aider un petit d’homme à se construire, agir sur l’Humain, impossible donc de sortir de cette classe sans avoir percer l’abcès.

Et pendant qu’elle attend, les joues en feu et le cœur affolé dans sa cage trop petite, elle passe en revue le moyen d’engager le débat. Ne pas s’affoler, exposer clairement ce qu’elle doit dire, dans l’ordre, un point après l’autre, elle sait qu’elle sait faire. Mais… Comment l’homme réagira-t-il, se sachant dénoncer par d’autres parents, que répondra-t-il sur l’histoire de la bague ? À quel moment est-il le plus judicieux d’en parler ? …
L’homme se fait attendre, les portes de l’école sont refermées par Alain, le surveillant, qui passe la tête dans l’encadrement de la porte.
- Alors, tu l’as vu, ce père d’élève ? Et la petite, elle est avec toi ?
- Non, aux deux questions, non…

Alain de son côté a bien guetté aussi l’arrivée des parents, à la demande expresse d’Alice, qui sait combien le flot humain des sorties est idéal pour perdre de vue l’important. Ni l’un ni l’autre n’ont remarqué la sortie de la gamine, ni les silhouettes recherchées. Par acquis de conscience, Alain fait le tour des locaux, et des toilettes de maternelle, il ressort victorieux, poussant devant lui la doudoune salie, en haut de laquelle émerge la choupette de cheveux blonds, et en bas, les chaussures éternellement délacées de Mélusine…
- Et voilà, j’ai retrouvé Peau d’Âne, annonce-t-il, feignant une allégresse qu’il est loin de ressentir…

- Bon, avec tout ça, il est six heures et demie, à cette heure-ci, il n’y a plus que nous… Que comptes-tu faire ?
- Attendre, qu’imagines-tu ? Passer un coup de fil pour savoir si les parents sont chez eux, s’ils ont conscience d’avoir oublié Mélusine, s’il y a quelque chose qui nous a échappé…

- D’accord, je fais encore ça pour toi, après…
- Oui, oui, après, tu pourras partir, je sais que tu as encore un bout de chemin à faire pour rentrer chez toi.

Alice et Mélusine attendent encore près d’une heure avant que le couple ne se présente. Comme l’enseignante expose son souhait de ne pas mêler l’enfant au débat, la mère repart avec la fillette, le père acceptant le principe de l’entretien.

Longtemps, Alice considérera cette discussion comme un des moments les plus désagréables de sa vie. Malgré sa nature peu vindicative, elle a rarement ressenti une hargne aussi vive contre la mauvaise foi manifeste de son interlocuteur, analysant la rouerie de l’homme qui la manipule, alternant fausse soumission, faisant mine de quémander son avis et ses conseils, pour mieux la provoquer ensuite de constats déstabilisants. Son aversion naturelle contre lui se renforce de mot en mot, de phrases ambiguës en sourires hypocritement contrits. Difficile pour Alice, pourtant habituée par l’expérience aux entretiens contradictoires, de conserver une objectivité de rigueur. Elle a beau se morigéner intérieurement, son antipathie croît à mesure que les points qu’elle aborde sont réfutés et contrés par son « adversaire ». Elle a compris que c’est un jeu pour lui, et son malaise s’en accroît davantage encore, car elle se sent les joues en feu, la lèvre supérieure ourlée d’une légère sudation trahissant son trouble. C’est à elle-même qu’elle en veut maintenant, maudissant cet exercice auquel elle s’est contraint par scrupule.
Sa colère éclate quand au détour de sa diatribe, l’homme lui confie, ses yeux trop clairs plantés droit dans son regard :
- … Ben nous, à la maison, on n’a pas de fausse pudeur avec nos petites. On pense que c’est pas la peine de se cacher, c’est malsain, vous êtes d’accord, hein ?
Sans attendre plus que ça la réponse d’Alice, il enchaîne, une curieuse lumière dans ses iris glacés:
… Et puis, vous savez comme sont les hommes, vigoureux au réveil… Ben moi, j’aime bien réveiller mes petites comme ça, à poil… On veut qu’elles se sentent aimées, nos filles, oui, elle voit bien qu’on les aime, on s’cache pas…
Alice se sent tendue par l’indignation. « Mais il se fiche de moi, ce tordu ! »
- Vous vous rendez compte de ce que vous me dites, je suppose… Que cherchez-vous vraiment en ce moment ? Nous avons parlé d’aide, je ne reviens pas sur la question, l’aide que notre école doit apporter à Mélusine , c’est une chose. Mais je me dois de rapporter les propos que vous me tenez ce soir, je vous ai dit que je devais faire un signalement, vous confirmez en ce moment l’urgence de la démarche. Allez-vous accepter de recevoir les services sociaux ?
L’homme se redresse, son sourire s’éteint progressivement, la mine grave, il regarde encore Alice avec aplomb avant de lui lancer :
- Faites votre sale boulot de délation, de mon côté, je vais en toucher un mot à mes copains de la gendarmerie, on verra bien…
Là-dessus, il ramasse son manteau posé à ses côtés, hésite manifestement à se charger du cartable oublié par la fillette, décide de le laisser sur place et d’un salut ironique de la tête, il quitte la salle. Alice n’a d’autre ressource que de courir derrière lui pour ouvrir le portail de l’école.


***

C’est au cours des vacances de Février qu’Alice reçoit une convocation pour se rendre à la gendarmerie de N…, la petite ville où se situe l’établissement scolaire.
Entre-temps, Mélusine est restée inscrite à l’école, malgré les craintes de l’équipe enseignante, mais elle n’a guère progressé, en dépit de l’aide resserrée qui lui est dévolue. Les rapports avec les parents sont apparemment courtois, mais tous les autres entretiens se déroulent en présence de Mylène Faidoyen, dans son rôle de direction, afin d’éviter d’autres provocations.
Aussi Alice n’est-elle pas particulièrement tendue quand elle se rend à la gendarmerie, étonnée du surgissement de l’affaire après un si long délai.

Dès qu’elle se présente dans le hall, elle perçoit dans les regards des hommes en uniforme une sorte d’amusement. Patiemment, elle attend plus de vingt minutes avant d’être introduite dans un bureau, où on la fait asseoir face à la porte ouverte, offerte au courant d’air froid de cette journée pluvieuse. Un ordinateur est posé sur un minuscule bureau contre cette porte et l’homme qui l’interroge se tient constamment tourné vers son clavier, lui offrant la franchise de son dos vêtu du pull réglementaire. De temps à autre, quand elle hésite sur la précision d’un détail qui lui échappe, il finit par se retourner pour lui adresser un regard amène signifiant peu ou prou « alors, on va attendre longtemps comme ça ? », puis il pianote à nouveau sur son clavier. L’écran bleuté est orienté de manière à l’empêcher de lire ce que l’homme reporte scrupuleusement.
Trois fois de suite, le gendarme commet une erreur et il faut reprendre à zéro, répéter les réponses aux mêmes questions, banales somme toute.
- Vous enseignez depuis combien de temps ?
_ Vous habitez où ?
_ Quels sont vos rapports avec vos collègues ?
- Vous avez souvent des problèmes avec les parents ?
- C’est vous qui avez choisi d’enseigner dans une école privée catholique ?
La première fois, Alice s’est dit que ces questions devaient être utiles pour cerner le contexte, la seconde fois, elle se demande au fond à qui ça rime et quel est le véritable rapport entre l’entente de l’équipe éducative et le sort de Mélusine, la troisième, comme elle hésite sur un détail sans intérêt, l’homme se retourne vivement et lui demande sèchement:
- Alors, vous vous souvenez plus maintenant ? Vous êtes bien sûre de ne pas inventer toute cette histoire ?
Médusée, Alice se récrie :
- Attendez, quel rapport avec le problème de Mélusine, c’est sans intérêt, me faire répéter trois fois l’effectif de ma classe ou le temps qu’il faisait ce jour-là, c’est idiot…
- Ce n’est pas à vous de juger, c’est mon métier de jauger votre degré de crédibilité.
Alice commence à comprendre que le but de cette convocation n’est pas vraiment centré sur le sort de sa petite élève. Ses doutes se lèvent définitivement quand le gendarme soudain radouci se tourne complètement face à elle, lâchant son ordinateur pour la regarder bien en face.
- Alors comme ça, vous êtes divorcée… Vous vivez seule depuis longtemps ?
Avant qu’Alice interloquée lui rétorque une de ses vérités qui commence à chatouiller sa glotte, il reprend :
- En fait, nous connaissons bien Mélusine, et encore mieux son papa. Il travaille souvent avec nous, à cause de son job aux pompes funèbres, il est sur les sales accidents de circulation, quand il faut ramasser les morceaux…
Il marque une brève pause, le regard vissé sur le visage de l’enseignante…
- Je vais vous dire, moi, quand on travaille sur des cas difficiles comme ça, on apprend vite à se connaître. Ce Monsieur, que vous voulez traîner dans la boue, c’est un gars bien, un type qui se carre les sales boulots et qui tient le coup. Et avec sa fille, il est super ! Des fois, il l’amène ici et elle reste à l’accueil, à faire des dessins, c’est pas une môme gênante…
Se retournant brusquement vers l’écran, il ajoute en lançant l’impression du rapport :
- Vous on vous connaît pas, mais faites attention à ce que vous faites, vous portez tort peut-être un peu à la légère… Vous signez ?


****

Alice a quitté l’école deux ans plus tard, sa vie ayant pris un autre tournant. Elle est restée évidemment en contact avec ses collègues de l’école de N… et prend parfois des nouvelles des anciens. Elle a donc su que Mélusine, comme il fallait s’y attendre, suit un parcours scolaire chaotique, mais elle est restée inscrite dans le même établissement. Sa petite sœur, Morgane, guère mieux protégée par son prénom légendaire, est arrivée à son tour en CP, et l’histoire s’est reproduite, à l’identique… Mais cette fois, l’enseignante n’est pas divorcée, la gendarmerie fait tourner ses effectifs, une commission s’est mise en place, une assistante sociale suit la famille…
Peut-être un jour les fillettes sortiront-elles de leur redoutable sortilège. `
S’il est difficile d’aider les petites fées, l’important est de ne pas renoncer.



06/10/2008

Entre les murs

Attendu depuis le prestigieux palmarès de Cannes 2008 , Entre les murs qualifié d »’amazing film » par Sean Penn lui-même, le film de Laurent Cantet connaît donc un beau succès et c’est tant mieux.

J’étais pour ma part assez curieuse de découvrir enfin l’opus abondamment commenté et critiqué depuis mai dernier. Où n’a-t-on pas lu des débats contradictoires à son propos ? Aussi, fidèles à nos habitudes, nous nous sommes offert une toile mardi dernier, à l’heure où nombre d’entre vous travaillent encore tandis que d’autres s’activent à la préparation du dîner.

La salle n’était pas bondée, le public plutôt trentenaire, quelques couples nettement plus grisonnants, les familles se pressaient plutôt dans la salle voisine où les attendait Wall-e.

De Laurent Cantet, nous avions revu la semaine précédente Ressources Humaines, magnifiquement interprété par Jalil Lespert et une grande brochette de comédiens amateurs, remarquablement véridiques dans l’interprétation de rôles proches de leur propres destins. Nous ne sommes donc pas surpris par le long plan séquence du petit café que le prof Bégaudeau/Marin s’accorde avant d’entrer dans la fosse aux lions. La présentation des profs et la description des rituels de prérentrée constituent une introduction rapide des personnages qui auront à participer au dénouement de la crise finale, une mise en place efficace. Laurent Cantet cerne toujours la sobriété pour décrire un milieu, l’usine dans Ressources Humaines, ici le collège et ses trois axes, lieux où l’action s’enracine, se noue, se dramatise ou se dégonfle : la classe, la salle des profs, la cour de récréation.

Les vues de la classe sont situées à hauteur de regard, gros plans de visages , professeur comme élèves sont filmés de manière serrée : les mimiques faciales, les éclairs de tension dans les yeux, la revendication provocante des regards et des attitudes, les stratégies du professeur pour recentrer l'intérêt de ses élèves sur l'apprentissage, rien n’échappe à la caméra et donc à notre ressenti.
En salle des professeurs, les plans s'élargissent davantage, laissant aux personnages la latitude de leurs mouvements, leurs entrées et sorties, leurs participations volontaristes aux incidents et anecdotes de la vie courante. Ce n’est qu’au moment d’une crise, ras le bol du "prof de techno" chahuté par ses 4ème 3, que le plan se resserre sur l’expression de sa frustration et de sa révolte face à l’inanité de ses efforts. Ouverture de l'objectif, recul sur ses collègues qui se figent, assistant muets à la scène, concernés, touchés, solidaires mais tout aussi impuissants à résoudre cette éternelle lutte quotidienne, où il suffit d’un rien pour faire déraper un équilibre fragile. Ce jeu d'opposition plans serrés contre plans larges traduit à merveille les contradictions des émotions dont se forge le quotidien : plan rapproché sur le visage de la personne qui rapporte l'arrestation d'une mère d'élève sans papiers, élargissement sur la collègue qui rebondit en annonçant sa grossesse. Émoi et lutte sociale contre joie et construction individuelle, va et vient vital. Et quand le soir venu, le professeur arpente d’interminables couloirs déserts, la caméra suit son cheminement solitaire dans ce labyrinthe où se devine toute sa lutte intérieure contre le découragement.
La cour de récréation est pratiquement toujours filmée du dessus, de sorte qu’on y voit les élèves se déplacer comme des pions sur un échiquier très encombré. Les groupes se côtoient, se heurtent, s’éloignent ou se resserrent comme les boules d’un flipper. Le spectateur perçoit alors avec acuité combien cette étrange chorégraphie traduit les épisodes successifs de nombreux drames et d'intrigues sans concessions. C’est là que les tensions peuvent atteindre leur apogée ou se diluer comme un château de sable sous l’effet de la marée montante.

Le thème du film ne repose pas sur un scénario compliqué, c’est une fiction qui reconstitue l’essentiel de la vie d’une classe d’adolescents dans un collège. Chronique synthétique d'une année en quatrième, dans un collège parisien presque banal. Pas question de milieu privilégié ou porteur, mais pas la Zep non plus, nous fait-on remarquer d’emblée. N’empêche que les visages des élèves constituent une jolie mosaïque et leurs propos s’enveloppent d’accents faubouriens plus ensoleillés que nordiques. C’est le reflet de la société qui vit dehors, dans la ville, mais le huis clos du collège en révèle et exacerbe les difficultés.
Ce sera donc une sorte de constat sociétal, cette classe devenant un laboratoire permettant d’observer les débats des élèves face aux apprentissages. Fascinant, n’est-ce pas, la patience du professeur de français obligé de reprendre à nouveau l’étude des conjugaisons, de rectifier inlassablement la syntaxe la plus élémentaire, de débroussailler l’énigme des mots inconnus pour donner un sens au texte lu sans enthousiasme. Travail de Sisyphe, et ce n’est là qu’un mince aspect des tâches à assumer face au groupe d’adolescents. Car ceux-là vivent d'abord des conflits entre eux, des frictions familiales qui transpercent ces fameux murs et parasitent leur accès aux apprentissages. Je ne peux m’empêcher de faire ici référence au chapitre de Pennac relatif à « l’enfant pelure d’oignon » (chap. 10 de Chagrin d’école). C’est tellement évident, surtout quand on assiste en aparté à la réunion de parents et leur cortège de bonne et mauvaise foi. Soumis à tant de tensions, l’élève se rebelle et l’ado qu’il devient ne supporte plus cette montagne de contradictions qui le submerge comme une immense vague. Au lieu de sentir le soutien de son professeur, Khoumba perçoit un acharnement contre elle, au lieu d’exprimer ses difficultés familiales Souleymane s’enferre dans une provocation sans limites. Même la sage Julie se range aux côtés de la bagarreuse Esméralda, en adhésion avec le groupe, soucieuse de ne pas écorner la solidarité du corps social de la classe. Et survient forcément l’insolence de trop, la provocation ultime qui « tombe mal », moins facile à gérer ce jour-là et s’enclenche une spirale de violence où tous les protagonistes perdent prise.

Pour GéO, le film est négatif car il aboutit à un constat d’échec. Pour moi, c’est un formidable miroir du Travail et du Métier de Prof. Quelques applaudissements en fin de séance témoignent du reflet fidèle à la réalité vécue par nombre d’entre eux. Même si je n’ai pas été confrontée à des cas aussi extrêmes, j’ai reconnu des chapitres entiers de ma vie professionnelle et leurs conséquences. Un cocktail détonnant de fébrilité et d’abnégation, de volontarisme et d’écoute, de sensibilité et de rigueur, une pensée de tête chercheuse pour comprendre la situation et proposer des solutions, jamais de remède miracle mais pas ou peu d’abandon…
Je voudrais que les spectateurs du film savourent ce document comme un chef d'œuvre, car il y a le réel talent de Laurent Cantet à dresser ce tableau d’un fait social. La direction des comédiens improvisés subjugue par la véracité de leur jeu, la mise en scène colle aux joutes présentées et leur confère une valeur symbolique.Toutes ces qualités justifient amplement l'octroi de la Palme d'Or au printemps dernier.
Mais j’aimerais que les spectateurs perçoivent également dans leurs entrailles comme dans leur esprit cette volonté ténue et obstinée d’une profession parfois décriée et mal- aimée, qu’il ne faudrait pas trop dévaloriser car ils vont finir par devenir rares, nos profs. Quant à l'échec de notre système scolaire, il est latent, probant, mais il est évident que la solution ne réside pas entre les murs. C'est bien en amont, dans notre société que s'est forgé l'abandon de la rigueur et de la cohérence éducative qui donnaient une structure mentale à la majorité de notre progéniture. Ce n'est pas tant l'insolence des élèves actuels qu'il convient évidemment de blâmer. C'est le constat des échecs successifs des rustines collées ici et là par la succession de ministres plus désireux de marquer de leur nom un pouvoir éphémère, que d'analyser les causes des malaises et d'envisager l'adoption de mesures fondamentales et ( sûrement) impopulaires. Démagogie des dernières décennies du XXème siècle, angélisme et défaitisme ont sapé les fondations de l'Éducation Nationale et assis les professeurs sur des piedestaux en sable. Ah! Ségolène qui transforme les maternelles en crèches gratuites… Ah! les profs toujours coupables d'autoritarisme et sanctionnés à tort et à travers par les tribunaux auxquels on a recours comme si c'était une démarche banale… Ah! les devoirs et les leçons supprimés parce que les parents rentrent trop tard à la maison… Ah! les admissions au baccalauréat prédéfinies par quota pour caser les jeunes en faculté,faire la place aux suivants et prolonger la dépendance des néo-bacheliers plutôt que leur garantir un niveau d'étude valorisant… Jusqu'où va-t-on tirer sur cette corde-là, casser par négligence et manque d'audace les générations montantes qui ne ressentent plus de respect pour le Savoir de leurs mentors mais ne voient dans leur présence obligée à l'École que le lieu d'un entraînement aux luttes existentielles.
Bref, voilà le débat auquel il conviendrait de participer plutôt que de s'insurger contre la part de l'affect dans la pédagogie de François Bégaudeau. Et à tous ceux qui comme lui ont conscience d'exercer un métier humain et charismatique, pour qui les élèves sont d'abord des Êtres Humains à part entière, je tire ma révérence et leur dis "chapeau bas! "

03/02/2008

Chagrin d'école, plaisir d'enseignant

Chagrin d’école, dernier opus de Daniel Pennac, se présente comme une grande réflexion de l’auteur, qui nous amène de son vécu accidenté d’élève « en difficulté » à son expérience de professeur passionné par son métier.
Oui, mais… Tout au long de ma lecture, je me suis approprié le propos, répondant, point par point à Monsieur Pennachioli, ou, comme dirait GéO moquant volontiers ma spontanéité, « elle parle à son répondeur »…Ces jours-ci, il levait les yeux de son Nouvel Obs. pour me tancer : « tu parles aussi à ton livre ? »

Je parle à mon livre parce que j’y suis entrée comme on rentre chez soi.…

Car enseigner n’est pas faire montre d’un savoir particulier, être une source inépuisable, le fameux " puits de sciences ", top ten au box-office des dissertations lycéennes. Puisque je suis entrée en enseignement armée surtout de ma bonne volonté plus que d’une formation spécifique, j’ai eu besoin de faire mes armes sur le tas. Mon meilleur maître en pédagogie a été ma collègue Françoise, qui avait la bonté de partager nos pique-niques, ordinairement dans ma classe, pour prodiguer ses conseils sur le vif… Or Françoise ne manquait jamais de rappeler que son asthme récurrent lui avait réservé une fréquentation scolaire dentelée. D’où sa perspicacité pour déceler les élèves en besoin d’aide…
Le fanal de l’enseignant, ce n’est pas l’accumulation de diplômes universitaires, ce que démontre ardemment Daniel Pennac ; un professeur se doit de n’avoir pas toujours tout su, et même d’avoir rencontré de sérieuses difficultés pour mieux trouver la voie de la transmission. Nous rejoignons Françoise et nos discussions sans fin sur les élèves fragiles dans un système sans pitié, où nos deux classes ont fonctionné parfois comme des refuges. Certains de nos élèves nous étaient attribués d’office :
- Avec vous il va s’en tirer, si on le met dans les classes qui partent en classe de neige, il ne tiendra pas…
La classe de neige était un excellent prétexte dont personne n’était dupe, sauf peut-être l’élève « sauvé » à ses dépens.
Nos classes ne manquaient ni de joie ni de chaleur.


Ce qui anime un prof et le propulse chaque rentrée, chaque semaine, chaque matin dans la classe, quels que soient le niveau ou la matière, c’est le désir de transmettre. La joie de voir s’allumer une à une les étoiles dans les yeux qui vous font face. Et je lance un défi aux profs qui tomberont sur ces lignes, qui ne se souvient pas avec une émotion particulière de ce genre de scène ?
Il s’agit d’une petite Christelle en CM1, qui a lutté presque une semaine sur le principe de la division. Très bonne élève par ailleurs, la technique opératoire l'a opposée à son premier écueil. Admise brillamment chez nous, elle n’avait pas eu l’année précédente les notions de base, enseignées dès le CE2 dans l’école. Comme nouvelle, elle s’est sentie perdue. Le lundi, après un cours qui lui est resté hermétique, elle s’est raidie mais n’a rien manifesté, descendant en récréation comme d’habitude avec son livre. Une enfant solitaire, grande lectrice, comme on en rencontre quelquefois. Le mardi, j’ai perçu ses hésitations, elle qui n’en manifestait jamais. J’ai proposé de l’aide, qu’elle a refusée. Son ego d’élève brillante n’acceptait pas l’idée de ne pas maîtriser la leçon.
Le jeudi, nous y sommes revenus bien sûr, et j’ai vu son attitude se modifier. Quelque chose de plus dur dans son regard, elle me fixait avec une expression de fureur ! C’était à la fois comique et touchant. Nous nous sommes encore attelés à faire et défaire le principe qui passe de la multiplication à son contraire, mais je percevais bien que son « oui, j’ai compris » restait flou. Je l’ai rassurée de mon mieux, lui parlant de temps et d’entraînement… Pas conquise, la petite Christelle… Jusqu’au samedi matin, pendant que, pour finir la semaine en beauté, je lisais aux élèves un chapitre de "Perle et les Ménestrels". Tout à coup, de la mutique Christelle, un petit cri a éclaté :
-Ah mais oui, j’ai compris, évidemment.
Levant les yeux de mon castor poche Flammarion, j’ai découvert un tableau extraordinaire :
La discrète petite fille était radieuse ! Les joues roses d’émotion, les yeux pétillants de bonheur, elle était enfin toute spontanéité !
- Voilà, ce n’était que ça.
Elle s’était fait un monde de n’avoir pas eu le même chemin que ses camarades pour accéder à la notion. Et pendant toute la semaine, son esprit a travaillé à construire le blocage, d’abord, puisqu’elle se sentait lésée de n’avoir pas eu le même point de départ, puis son orgueil a pris le relais. Le danger aurait été l’installation dans la difficulté. C’était sans compter sur ses propres ressources d’intelligence et de combativité.
Du côté de l’enseignant, qu’est-ce que ça apporte ? Un petit sparadrap sur mes talents de lectrice débordée par la victoire de l’esprit mathématique, le ciel s’est ouvert avec l’étincelle dans les yeux de l’enfant, et c’est la joie qu’on attend tous, une vraie drogue ce moment-là.

Enseigner, ce n’est pas un métier comme un autre, et Daniel Pennac le souligne très bien. C’est surtout un métier de passeur, passeur de connaissances, parfois, mais d’abord passeur d’envies. Envies de savoir faire, envie d’être là à découvrir ensemble, de s’affronter à ce qui n’est pas si facile quels que soient le niveau ou le domaine de connaissance, rarement à mon avis envie de Savoir, de Sciences, et c’est là le malentendu de notre époque. Ceux qui ont acquis la Connaissance n’ont plus besoin de professeurs, sinon pour apprendre à organiser leur savoir et en tirer parti, ce qui n’est pas non plus une mince affaire. Dans l’histoire, je redoute que tous les partenaires du monde scolaire ne soient pas conscients du décalage. Et sur ce point, je m’insurge contre l’idée entendue ça et là qu’il revient à l’école d’éduquer, dans le sens de formater les élèves aux règles du savoir-vivre. À chacun sa responsabilité, mettre un enfant au monde n’est pas une fin en soi, compter sur la société pour créer l’individu, collectiviser l’éducation par l’Institution est une dangereuse dérive démagogique.

Mais regarder un élève, enfant ou ado, se débrouiller tout seul et se faire plaisir en se servant de ce petit savoir qu’on a aidé à mettre en place, ça, c’est le sel … Imaginez en CP une petite Alicia, blondinette rondouillarde au nez en trompette, qui dès Janvier- Février avait entrepris la lecture du Roi Lion, dans une édition déjà dense, illustration et texte répartis par demi-pages… La petite futée disposait le livre sur ses genoux, reculait légèrement sa chaise et faisait mine d’être attentive aux leçons de lecture… Je n’ai jamais eu envie de la distraire de sa captivante entreprise, qu’aurait-elle fait du repérage des phonèmes qu’elle avait dépassé depuis longtemps ? Une lecture clandestine, c’est autrement savoureux…

15/12/2007

Bonne fête !

En ces temps lointains, j’avais un poste de CM1 dans une grande école privée parisienne, aussi cotée que conformiste, et malgré les cinq classes par niveaux, nous avions des effectifs systématiques de trente-six élèves. Personne n’y trouvait à redire, et bien que l’élitisme en soit un critère drastique, nous bénéficions à l’époque d’une réelle confiance de notre direction et des parents d’élèves, de sorte que nous enseignions avec plaisir et enthousiasme. Ce qui n’excluait ni la rigueur ni la méthodologie, fort heureusement.
Cette année-là, j’avais institué un temps d’auto-évaluation critique de fin de semaine, afin que les élèves apprennent à cerner leurs points forts et leurs points faibles, et organisent le plan de travail qui leur était remis, pour travailler d’abord et surtout les éléments du programme qui leur semblaient plus ardus. Évidemment cette démarche nécessitait l’aide de l’adulte. Nous étions arrivés à la mi-décembre, les contrôles du 1er trimestre achevés et l’approche des vacances jointe à l’excitation de la préparation de Noël avaient eu pour conséquence un net relâchement des efforts. Il me fallait pratiquer une bonne remontée de moral, ce que j’avais entrepris avec énergie et volontarisme. Le mot effort, à l’époque, n’était pas encore une incongruité de nature à angoisser et générer des cauchemars comme il m’a été donné de l’entendre plus récemment…
Donc, en ce début de matinée, mes élèves avaient reçu leurs cahiers des devoirs de la semaine, commentés de ma plume rouge et je me tenais plantée devant eux, au plus près des bureaux où ils étaient assis pour déverser sur leurs consciences encore endormies, ou déjà en week-end, les fruits de mes réflexions et mes exhortations à se reprendre. Ma propre fatigue combattue par le sens du devoir, je m'étais sans doute laissé emporter par mes propres arguments, et je réalisai soudain que ma diatribe durait plus qu’il n’était raisonnable de l’infliger à ces enfants. Concluant rapidement, je me retournai et posai un pied sur le bord de l’estrade, fort haute. À ce moment, dans le silence encore établi, j’entendis la voix un peu rauque de Jean qui m’interpelait :
- Madame , on sait que c’est pas le bon moment, mais on voulait vous souhaiter.…
Et sans me laisser achever mon demi-tour, le coeur des trente-six voix résonna:
- BONNE FÊTE !!!
De sous les bureaux surgirent alors plusieurs paquets insolites que je n’avais pas remarqués: d’abord, un immense sac à l’effigie d’un grand magasin de jouet, d’où émergeait un impressionnant bisounours de près d’un mètre. Puis divers petits présents, bagues et colifichets, échantillon de parfum, bandana…C’était, c’était…Inouï…

Vous imaginez le tourbillon de mes sentiments.

C’était il y a vingt ans…
Ces enfants avaient l’âge des miens, certains en étaient les camarades. Dans cette école si rigoureuse, appeler un enseignant par son prénom serait passé pour une véritable insolence . Je venais juste de leur administrer« un savon » correct pour « remettre les pendules à l’heure » et j’avais immédiatement été impressionnée par le courage de Jean, dont je conserve un souvenir très précis, pas à cause de l’anecdote citée, mais grâce à sa joie de vivre, son air coquin et ses ardeurs footballistiques qui enrouaient sa voix de Septembre à Mai.
C’était une magnifique surprise, complète… Dès le lundi, nous baptisions la peluche Benjamin III, parce qu’il y avait en classe un Benjamin bon camarade, et qu' un petit frère né la semaine précédente venait de recevoir ce joli prénom. Les élèves avaient voté dans la bonne humeur et l’avaient élu troisième du nom. À la suite, Benjamin III était allé chaque semaine en famille témoigner des efforts des récipiendaires et des photos affichées rendaient compte de l’ambiance studieuse et gaie de ma Huitième Bleue.


L’anecdote me revient en mémoire parce que j’ai entendu cette semaine un reportage concernant les enfants angoissés par l’école. Je n’arrive pas à admettre que l’ensemble des lieux d’apprentissages soit si générateur de malaise. Il me semble au contraire que les années d’angélisme et de laxisme ont permis l'installation d' un rapport de force absurde. Non seulement l’autorité nécessaire de l’enseignant est sapée, mais l’enfant perd ses repères. Soutenu par des parents qui pensent bien faire en se montrant tellement attentifs aux besoins de leur progéniture qu’ils risquent de leur inventer involontairement un mal-être, l’enfant a besoin de connaître ses limites et d’accepter la vigilance de ceux qui se consacrent à cette tâche… Mon historiette vaut exemple de cette complicité induite entre un groupe (36 élèves tout de même) et l’enseignant. Je sais que je leur demandais beaucoup d’efforts mais je ne ménageais pas ma peine pour considérer chacun d’entre eux, et valoriser leurs progrès individuels. Je crois tout simplement que ces élèves ont su intuitivement dire merci de l’intérêt qui leur était témoigné, même à travers ces réprimandes occasionnelles .

Bon, c’est vrai, je vous le concède, généraliser revient à faire un mauvais procès. Il existe de bons et de regrettables enseignants, et même un professeur honorable connaît ses bons et ses mauvais jours… Et les parents, entité collective indéfinie, sont vous, moi, mon prochain et ma voisine, des Humains motivés par les meilleures raisons du monde, et l’Amour de nos enfants…

Et si… Imaginons qu’on puisse remettre tout à plat et arranger d’un petit coup de baguette de Noël cette guéguerre du c’est-pas-moi-qu’a-commencé…
Si mettre un enfant au monde et lui donner tout l’Amour possible ne consistait pas à lui ériger un piédestal d’où il craint de tomber et doit s’agripper au premier leurre venu. Si on pouvait accepter comme un Bonheur tout avenir que l’enfant se forgerait par ses goûts et ses désirs propres, certes pour se mettre à l’abri du besoin, et non pas pour réaliser l’ambition parentale et corriger d’éventuels rêves inaccomplis, ou répondre aux normes de son clan ? Si donc on arrivait à se fourrer dans nos têtes trop pleines de parents que la réussite ne se quantifie pas seulement sur le compte en banque et l’aura d’une étiquette professionnelle… Ah j’en demande beaucoup, mais c’est bientôt Noël, et je remplis ma liste de cadeaux…