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06/10/2008

Entre les murs

Attendu depuis le prestigieux palmarès de Cannes 2008 , Entre les murs qualifié d »’amazing film » par Sean Penn lui-même, le film de Laurent Cantet connaît donc un beau succès et c’est tant mieux.

J’étais pour ma part assez curieuse de découvrir enfin l’opus abondamment commenté et critiqué depuis mai dernier. Où n’a-t-on pas lu des débats contradictoires à son propos ? Aussi, fidèles à nos habitudes, nous nous sommes offert une toile mardi dernier, à l’heure où nombre d’entre vous travaillent encore tandis que d’autres s’activent à la préparation du dîner.

La salle n’était pas bondée, le public plutôt trentenaire, quelques couples nettement plus grisonnants, les familles se pressaient plutôt dans la salle voisine où les attendait Wall-e.

De Laurent Cantet, nous avions revu la semaine précédente Ressources Humaines, magnifiquement interprété par Jalil Lespert et une grande brochette de comédiens amateurs, remarquablement véridiques dans l’interprétation de rôles proches de leur propres destins. Nous ne sommes donc pas surpris par le long plan séquence du petit café que le prof Bégaudeau/Marin s’accorde avant d’entrer dans la fosse aux lions. La présentation des profs et la description des rituels de prérentrée constituent une introduction rapide des personnages qui auront à participer au dénouement de la crise finale, une mise en place efficace. Laurent Cantet cerne toujours la sobriété pour décrire un milieu, l’usine dans Ressources Humaines, ici le collège et ses trois axes, lieux où l’action s’enracine, se noue, se dramatise ou se dégonfle : la classe, la salle des profs, la cour de récréation.

Les vues de la classe sont situées à hauteur de regard, gros plans de visages , professeur comme élèves sont filmés de manière serrée : les mimiques faciales, les éclairs de tension dans les yeux, la revendication provocante des regards et des attitudes, les stratégies du professeur pour recentrer l'intérêt de ses élèves sur l'apprentissage, rien n’échappe à la caméra et donc à notre ressenti.
En salle des professeurs, les plans s'élargissent davantage, laissant aux personnages la latitude de leurs mouvements, leurs entrées et sorties, leurs participations volontaristes aux incidents et anecdotes de la vie courante. Ce n’est qu’au moment d’une crise, ras le bol du "prof de techno" chahuté par ses 4ème 3, que le plan se resserre sur l’expression de sa frustration et de sa révolte face à l’inanité de ses efforts. Ouverture de l'objectif, recul sur ses collègues qui se figent, assistant muets à la scène, concernés, touchés, solidaires mais tout aussi impuissants à résoudre cette éternelle lutte quotidienne, où il suffit d’un rien pour faire déraper un équilibre fragile. Ce jeu d'opposition plans serrés contre plans larges traduit à merveille les contradictions des émotions dont se forge le quotidien : plan rapproché sur le visage de la personne qui rapporte l'arrestation d'une mère d'élève sans papiers, élargissement sur la collègue qui rebondit en annonçant sa grossesse. Émoi et lutte sociale contre joie et construction individuelle, va et vient vital. Et quand le soir venu, le professeur arpente d’interminables couloirs déserts, la caméra suit son cheminement solitaire dans ce labyrinthe où se devine toute sa lutte intérieure contre le découragement.
La cour de récréation est pratiquement toujours filmée du dessus, de sorte qu’on y voit les élèves se déplacer comme des pions sur un échiquier très encombré. Les groupes se côtoient, se heurtent, s’éloignent ou se resserrent comme les boules d’un flipper. Le spectateur perçoit alors avec acuité combien cette étrange chorégraphie traduit les épisodes successifs de nombreux drames et d'intrigues sans concessions. C’est là que les tensions peuvent atteindre leur apogée ou se diluer comme un château de sable sous l’effet de la marée montante.

Le thème du film ne repose pas sur un scénario compliqué, c’est une fiction qui reconstitue l’essentiel de la vie d’une classe d’adolescents dans un collège. Chronique synthétique d'une année en quatrième, dans un collège parisien presque banal. Pas question de milieu privilégié ou porteur, mais pas la Zep non plus, nous fait-on remarquer d’emblée. N’empêche que les visages des élèves constituent une jolie mosaïque et leurs propos s’enveloppent d’accents faubouriens plus ensoleillés que nordiques. C’est le reflet de la société qui vit dehors, dans la ville, mais le huis clos du collège en révèle et exacerbe les difficultés.
Ce sera donc une sorte de constat sociétal, cette classe devenant un laboratoire permettant d’observer les débats des élèves face aux apprentissages. Fascinant, n’est-ce pas, la patience du professeur de français obligé de reprendre à nouveau l’étude des conjugaisons, de rectifier inlassablement la syntaxe la plus élémentaire, de débroussailler l’énigme des mots inconnus pour donner un sens au texte lu sans enthousiasme. Travail de Sisyphe, et ce n’est là qu’un mince aspect des tâches à assumer face au groupe d’adolescents. Car ceux-là vivent d'abord des conflits entre eux, des frictions familiales qui transpercent ces fameux murs et parasitent leur accès aux apprentissages. Je ne peux m’empêcher de faire ici référence au chapitre de Pennac relatif à « l’enfant pelure d’oignon » (chap. 10 de Chagrin d’école). C’est tellement évident, surtout quand on assiste en aparté à la réunion de parents et leur cortège de bonne et mauvaise foi. Soumis à tant de tensions, l’élève se rebelle et l’ado qu’il devient ne supporte plus cette montagne de contradictions qui le submerge comme une immense vague. Au lieu de sentir le soutien de son professeur, Khoumba perçoit un acharnement contre elle, au lieu d’exprimer ses difficultés familiales Souleymane s’enferre dans une provocation sans limites. Même la sage Julie se range aux côtés de la bagarreuse Esméralda, en adhésion avec le groupe, soucieuse de ne pas écorner la solidarité du corps social de la classe. Et survient forcément l’insolence de trop, la provocation ultime qui « tombe mal », moins facile à gérer ce jour-là et s’enclenche une spirale de violence où tous les protagonistes perdent prise.

Pour GéO, le film est négatif car il aboutit à un constat d’échec. Pour moi, c’est un formidable miroir du Travail et du Métier de Prof. Quelques applaudissements en fin de séance témoignent du reflet fidèle à la réalité vécue par nombre d’entre eux. Même si je n’ai pas été confrontée à des cas aussi extrêmes, j’ai reconnu des chapitres entiers de ma vie professionnelle et leurs conséquences. Un cocktail détonnant de fébrilité et d’abnégation, de volontarisme et d’écoute, de sensibilité et de rigueur, une pensée de tête chercheuse pour comprendre la situation et proposer des solutions, jamais de remède miracle mais pas ou peu d’abandon…
Je voudrais que les spectateurs du film savourent ce document comme un chef d'œuvre, car il y a le réel talent de Laurent Cantet à dresser ce tableau d’un fait social. La direction des comédiens improvisés subjugue par la véracité de leur jeu, la mise en scène colle aux joutes présentées et leur confère une valeur symbolique.Toutes ces qualités justifient amplement l'octroi de la Palme d'Or au printemps dernier.
Mais j’aimerais que les spectateurs perçoivent également dans leurs entrailles comme dans leur esprit cette volonté ténue et obstinée d’une profession parfois décriée et mal- aimée, qu’il ne faudrait pas trop dévaloriser car ils vont finir par devenir rares, nos profs. Quant à l'échec de notre système scolaire, il est latent, probant, mais il est évident que la solution ne réside pas entre les murs. C'est bien en amont, dans notre société que s'est forgé l'abandon de la rigueur et de la cohérence éducative qui donnaient une structure mentale à la majorité de notre progéniture. Ce n'est pas tant l'insolence des élèves actuels qu'il convient évidemment de blâmer. C'est le constat des échecs successifs des rustines collées ici et là par la succession de ministres plus désireux de marquer de leur nom un pouvoir éphémère, que d'analyser les causes des malaises et d'envisager l'adoption de mesures fondamentales et ( sûrement) impopulaires. Démagogie des dernières décennies du XXème siècle, angélisme et défaitisme ont sapé les fondations de l'Éducation Nationale et assis les professeurs sur des piedestaux en sable. Ah! Ségolène qui transforme les maternelles en crèches gratuites… Ah! les profs toujours coupables d'autoritarisme et sanctionnés à tort et à travers par les tribunaux auxquels on a recours comme si c'était une démarche banale… Ah! les devoirs et les leçons supprimés parce que les parents rentrent trop tard à la maison… Ah! les admissions au baccalauréat prédéfinies par quota pour caser les jeunes en faculté,faire la place aux suivants et prolonger la dépendance des néo-bacheliers plutôt que leur garantir un niveau d'étude valorisant… Jusqu'où va-t-on tirer sur cette corde-là, casser par négligence et manque d'audace les générations montantes qui ne ressentent plus de respect pour le Savoir de leurs mentors mais ne voient dans leur présence obligée à l'École que le lieu d'un entraînement aux luttes existentielles.
Bref, voilà le débat auquel il conviendrait de participer plutôt que de s'insurger contre la part de l'affect dans la pédagogie de François Bégaudeau. Et à tous ceux qui comme lui ont conscience d'exercer un métier humain et charismatique, pour qui les élèves sont d'abord des Êtres Humains à part entière, je tire ma révérence et leur dis "chapeau bas! "