Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/02/2008

Chagrin d'école, plaisir d'enseignant

Chagrin d’école, dernier opus de Daniel Pennac, se présente comme une grande réflexion de l’auteur, qui nous amène de son vécu accidenté d’élève « en difficulté » à son expérience de professeur passionné par son métier.
Oui, mais… Tout au long de ma lecture, je me suis approprié le propos, répondant, point par point à Monsieur Pennachioli, ou, comme dirait GéO moquant volontiers ma spontanéité, « elle parle à son répondeur »…Ces jours-ci, il levait les yeux de son Nouvel Obs. pour me tancer : « tu parles aussi à ton livre ? »

Je parle à mon livre parce que j’y suis entrée comme on rentre chez soi.…

Car enseigner n’est pas faire montre d’un savoir particulier, être une source inépuisable, le fameux " puits de sciences ", top ten au box-office des dissertations lycéennes. Puisque je suis entrée en enseignement armée surtout de ma bonne volonté plus que d’une formation spécifique, j’ai eu besoin de faire mes armes sur le tas. Mon meilleur maître en pédagogie a été ma collègue Françoise, qui avait la bonté de partager nos pique-niques, ordinairement dans ma classe, pour prodiguer ses conseils sur le vif… Or Françoise ne manquait jamais de rappeler que son asthme récurrent lui avait réservé une fréquentation scolaire dentelée. D’où sa perspicacité pour déceler les élèves en besoin d’aide…
Le fanal de l’enseignant, ce n’est pas l’accumulation de diplômes universitaires, ce que démontre ardemment Daniel Pennac ; un professeur se doit de n’avoir pas toujours tout su, et même d’avoir rencontré de sérieuses difficultés pour mieux trouver la voie de la transmission. Nous rejoignons Françoise et nos discussions sans fin sur les élèves fragiles dans un système sans pitié, où nos deux classes ont fonctionné parfois comme des refuges. Certains de nos élèves nous étaient attribués d’office :
- Avec vous il va s’en tirer, si on le met dans les classes qui partent en classe de neige, il ne tiendra pas…
La classe de neige était un excellent prétexte dont personne n’était dupe, sauf peut-être l’élève « sauvé » à ses dépens.
Nos classes ne manquaient ni de joie ni de chaleur.


Ce qui anime un prof et le propulse chaque rentrée, chaque semaine, chaque matin dans la classe, quels que soient le niveau ou la matière, c’est le désir de transmettre. La joie de voir s’allumer une à une les étoiles dans les yeux qui vous font face. Et je lance un défi aux profs qui tomberont sur ces lignes, qui ne se souvient pas avec une émotion particulière de ce genre de scène ?
Il s’agit d’une petite Christelle en CM1, qui a lutté presque une semaine sur le principe de la division. Très bonne élève par ailleurs, la technique opératoire l'a opposée à son premier écueil. Admise brillamment chez nous, elle n’avait pas eu l’année précédente les notions de base, enseignées dès le CE2 dans l’école. Comme nouvelle, elle s’est sentie perdue. Le lundi, après un cours qui lui est resté hermétique, elle s’est raidie mais n’a rien manifesté, descendant en récréation comme d’habitude avec son livre. Une enfant solitaire, grande lectrice, comme on en rencontre quelquefois. Le mardi, j’ai perçu ses hésitations, elle qui n’en manifestait jamais. J’ai proposé de l’aide, qu’elle a refusée. Son ego d’élève brillante n’acceptait pas l’idée de ne pas maîtriser la leçon.
Le jeudi, nous y sommes revenus bien sûr, et j’ai vu son attitude se modifier. Quelque chose de plus dur dans son regard, elle me fixait avec une expression de fureur ! C’était à la fois comique et touchant. Nous nous sommes encore attelés à faire et défaire le principe qui passe de la multiplication à son contraire, mais je percevais bien que son « oui, j’ai compris » restait flou. Je l’ai rassurée de mon mieux, lui parlant de temps et d’entraînement… Pas conquise, la petite Christelle… Jusqu’au samedi matin, pendant que, pour finir la semaine en beauté, je lisais aux élèves un chapitre de "Perle et les Ménestrels". Tout à coup, de la mutique Christelle, un petit cri a éclaté :
-Ah mais oui, j’ai compris, évidemment.
Levant les yeux de mon castor poche Flammarion, j’ai découvert un tableau extraordinaire :
La discrète petite fille était radieuse ! Les joues roses d’émotion, les yeux pétillants de bonheur, elle était enfin toute spontanéité !
- Voilà, ce n’était que ça.
Elle s’était fait un monde de n’avoir pas eu le même chemin que ses camarades pour accéder à la notion. Et pendant toute la semaine, son esprit a travaillé à construire le blocage, d’abord, puisqu’elle se sentait lésée de n’avoir pas eu le même point de départ, puis son orgueil a pris le relais. Le danger aurait été l’installation dans la difficulté. C’était sans compter sur ses propres ressources d’intelligence et de combativité.
Du côté de l’enseignant, qu’est-ce que ça apporte ? Un petit sparadrap sur mes talents de lectrice débordée par la victoire de l’esprit mathématique, le ciel s’est ouvert avec l’étincelle dans les yeux de l’enfant, et c’est la joie qu’on attend tous, une vraie drogue ce moment-là.

Enseigner, ce n’est pas un métier comme un autre, et Daniel Pennac le souligne très bien. C’est surtout un métier de passeur, passeur de connaissances, parfois, mais d’abord passeur d’envies. Envies de savoir faire, envie d’être là à découvrir ensemble, de s’affronter à ce qui n’est pas si facile quels que soient le niveau ou le domaine de connaissance, rarement à mon avis envie de Savoir, de Sciences, et c’est là le malentendu de notre époque. Ceux qui ont acquis la Connaissance n’ont plus besoin de professeurs, sinon pour apprendre à organiser leur savoir et en tirer parti, ce qui n’est pas non plus une mince affaire. Dans l’histoire, je redoute que tous les partenaires du monde scolaire ne soient pas conscients du décalage. Et sur ce point, je m’insurge contre l’idée entendue ça et là qu’il revient à l’école d’éduquer, dans le sens de formater les élèves aux règles du savoir-vivre. À chacun sa responsabilité, mettre un enfant au monde n’est pas une fin en soi, compter sur la société pour créer l’individu, collectiviser l’éducation par l’Institution est une dangereuse dérive démagogique.

Mais regarder un élève, enfant ou ado, se débrouiller tout seul et se faire plaisir en se servant de ce petit savoir qu’on a aidé à mettre en place, ça, c’est le sel … Imaginez en CP une petite Alicia, blondinette rondouillarde au nez en trompette, qui dès Janvier- Février avait entrepris la lecture du Roi Lion, dans une édition déjà dense, illustration et texte répartis par demi-pages… La petite futée disposait le livre sur ses genoux, reculait légèrement sa chaise et faisait mine d’être attentive aux leçons de lecture… Je n’ai jamais eu envie de la distraire de sa captivante entreprise, qu’aurait-elle fait du repérage des phonèmes qu’elle avait dépassé depuis longtemps ? Une lecture clandestine, c’est autrement savoureux…

Les commentaires sont fermés.