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19/10/2014

La Passion selon cinq matous

Ce petit livre, acheté un peu par hasard lors d’un salon du livre, présente la  chronique gentillette d’un été dans un village de l’arrière-pays Ardéchois ou languedocien, vue à hauteur de museaux. L’auteure Martine Pilate se régale manifestement à l’usage du lexique local dont elle parsème volontiers ses anecdotes. Le lecteur n’en sera pas dérouté pour autant, l’éditeur a prévu la traduction en langage courant en fin de récit.

Ce sont donc quelques brefs chapitres qui permettent d’aborder les scènes de la vie courante dans une communauté qui se vit hors du temps. Les touristes attendus sont toujours des « estrangers », ils ont  donc rarement le beau rôle, si ce n’est un certain  André qui compte pour l’exception. Rien de bien original dans le fond ni dans la forme, ce petit ouvrage de 120 pages permet de passer un moment léger pour qui se régale d’anthropomorphisme vis-à-vis de nos compagnons poilus.

 

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La Passion selon cinq matous

Martine Pilate

Éditeur Lucien Souny (2009)

ISBN : 978-2-84886-251-4

13/08/2014

Une part de ciel

Claudie Gallay n’a  décidément rien perdu du  talent  qui lui permet de mouler ses personnages par la seule force des mots. Dès l’incipit du roman, la narratrice prend vie à travers l’écriture d’un récit en forme de journal où elle note les conditions de son retour dans la vallée de son enfance. Carole retrouve son frère Philippe et sa sœur Gaby, qui n’ont jamais quitté la région. En ces premiers jours de décembre, Carole ne sait pas encore quelle sera la durée de son séjour, mais le motif de son voyage  apparaît rapidement telle une convocation quasi immanente de leur père. Celui-ci s’est fait une spécialité d’adresser à sa famille  des boules de verre contenant paysages et flocons de neige artificiels en guise d’avertissement de ses passages prochains.  Ces messages  impérieux autant qu’imprécis agissent  toujours sur la fratrie, assignation à une attente inquiète nourrie de souvenirs et d’espoirs…

Le fond des préoccupations de Carole s’épanouit sur cette vacuité forcée aux cours de l’expectative sans limites provoquée par l’envoi du vieil homme.  La narratrice retrouve dans cette vallée retirée les connaissances qui ont accompagné sa vie jusqu’à son départ pour d’autres horizons.  Entre-temps,    Carole s’est mariée, est devenue professeur de cuisine dans un lycée professionnel en même temps que traductrice pour un éditeur de Saint -Étienne. Mais son compagnon—  qu’elle nomme toujours le père des filles   l’a quittée et celles-ci, devenues adultes, viennent de partir aussi pour de lointaines expériences. Le cœur de Carole est vide et lourd, disponible pour la nostalgie et  l’introspection.

J’aime l’art de Claudie Gallay   qui sait dessiner avec   vigueur des personnages entiers, sincères et durs : Les trois membres de la fratrie, aux destins bien différents, mais aussi moult personnages secondaires dont les silhouettes peuplent avec vraisemblance les paysages brumeux et pluvieux de la montagne industrieuse. Les états d’âme de ses personnages permettent de développer tout à tour bien des aspects de la vie, conférant une valeur universelle aux cas particuliers décrits.  Il est question avec finesse de l’avenir de cette vallée, entre respect des activités traditionnelles et pulsion d’ouverture à une économie touristique, mirages de profits  et de  dynamisme social.  Au plan personnel et affectif, ce retour aux sources peut-il réchauffer les cendres du passé ? Que propose  Jean, ami d’enfance et premier amour avec ses  multiples attentions ? Que dit  cette chasse aux clichés de l’attente et des ombres qui couvent dans les non-dits des habitants de la vallée ?

Le nœud de l’affaire se  pressent  dans le rapport de Philippe et de Carole à Gaby, la benjamine.  Elle est des trois celle qui semble la plus perdue, celle qui fait toujours les mauvais choix,   celle que la vie n’aime pas.  À la manière du Petit Poucet, Claudie Gallay sème tout au long des lignes du roman des éléments de souvenirs qui peu à peu s’organisent comme les pièces du puzzle de Diego, le restaurateur. Dans le passé, la famille a vécu un terrible drame, l’incendie de leur maison, au cours duquel leur mère, figure tutélaire détenant le pouvoir  idéalisé d’aimer, a dû choisir… Et ce choix, forcé ou non, a inscrit de manière indélébile l’avenir de chacun.

Tout est là, cette responsabilité que nous portons à notre égard comme à celui des êtres que nous aimons :  Nos parts d’ombre et de lumière, nos élans et nos obstacles, nos pulsions de vie et nos désirs de mort.  Les touches de peinture que posent les mots de l’auteur révèlent les drames intimes et les réparations fragiles. La surprise, en toute analyse, apparaît justement dans le secret des forces accumulées dans l’adversité. Qui s’en sort le mieux ? Qui vit  au plus près de sa nature profonde ?  

 La réussite de ce roman tient pour partie au contexte social et économique que Claudie Gallay excelle à bâtir. Elle est également une fine observatrice de la nature dont elle sait transmettre la beauté quotidienne, celle qu’on ne voit plus à force d’y vivre, autant que la grandeur quand les circonstances deviennent inhabituelles ou dangereuses. Elle développe surtout une manière d’écrire au ras de l’âme des personnages, donnant à chacun le ton exact qui l’habille de vérité.  Je tiens une part de ciel pour une de mes meilleures lectures de ces dernières semaines et j’ai plaisir à partager mon admiration pour cette écrivaine. Puissiez-vous y trouver le même  contentement…

 

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Une part de ciel

Claudie Gallay

Actes Sud (août 2013)

ISBN : 978-2-330-02264-8

18/07/2014

Les lisières

Roman en forme d’autofiction ou autofiction qui fait semblant d’être un roman ?

Assurément le lien entre réalité et fiction est ténu dans cette oeuvre d’Olivier Adam. Quand s’ouvre le récit, Paul Steiner,   le narrateur, traverse une passe difficile. Il refuse d’admettre que la séparation imposée  par son épouse est irrémédiable. Bien qu’il ait déménagé dans la même rue de sa cité bretonne, il souffre du manque de ses enfants au quotidien.  Mais la remise en question n’est guère profonde : il sait être et avoir toujours été un être tourmenté,   et jusqu’alors, sa famille fonctionnait. La lassitude de Sarah ne peut être que temporaire, il  se persuade que la désagrégation de son couple ne peut être qu’une étape provisoire. 

Quand son frère aîné lui demande de le relayer auprès de leurs parents vieillissants, il prend cette requête pour une corvée malencontreuse de plus. Paul a quitté depuis longtemps la banlieue  parisienne où il a vécu son adolescence, tout comme son frère. Cependant François, l’aîné, bénéficie de la posture du « bon fils », tandis que le départ de Paul ressemble plus à une fuite impliquant l’abandon d’une famille et d’un passé où il étouffait.

Très  rapidement en effet, les rapports entre Paul et son père prennent un tour d’agressivité mal maîtrisée.  Malgré son égocentrisme, Paul réalise que l’état de santé de sa mère est réellement préoccupant. Le déni paternel représente un autre sujet d’inquiétude. Le dialogue entre les deux hommes devient difficile, tant les blessures  d’ego sont vives. Le père s’est senti renié par le succès du fils, celui-ci n’a d’autres réponses que la fuite à la recherche des anciens camarades. Ce qui lui permet de constater combien il est loin de leur mode de vie et de  leurs problèmes sociaux économiques irrésolubles.

À travers ce qui ressemble à une très longue logorrhée  nombriliste, olivier Adam parvient à poser des état de faits assez pertinents : le marasme des banlieues, l’engluement du couple, le désastre du vieillissement  de la population. Trois piliers de ce roman qui nourrissent largement le sentiment de déprime du narrateur …Et du lecteur. 

Sans nier les qualités de narration, je confesse avoir éprouvé quelques fatigues à la lecture.  Je l’ai dit, tous les problèmes abordés évoquent des faits qui sonnent  justes,   d’autant que nous y sommes (ou serons)   confrontés. Mais le ton du roman, l’angle de vue adopté par le narrateur, double distancié  de l’auteur, me ramène à ce que je perçois comme un travers bavard anti-littéraire, même s’il relève d’une pratique courante dans la sphère germanopratine.  Olivier Adam ne tente d’ailleurs même pas de disculper son personnage. Il tient le  filtre du nombrilisme pour éclairage significatif, ce qui n’est pas  entièrement faux d’un point de vue existentiel.  Je veux bien concéder qu’il s’agit ici de ma propre fatigue face à cette manière de grever nos relations affectives. Mais à vouloir tout dire, même en 450 pages, Olivier Adam a provoqué en moi un besoin irrépressible d’aller respirer ailleurs… Un livre intéressant, mais pas incontournable. 

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 Les lisières

Olivier Adam

Flammarion  Août 2012

ISBN :978-2-0812-8374-9

 

13/07/2014

L'Arc en ciel blanc

Ce recueil remarquable comporte quatre récits écrits entre 1953 et 1964. Ce sont de longues nouvelles à l’écriture sobre et efficace, et qui ont en commun le poids de l’inexorable qui pèse sur la destinée.

L’arc-en-ciel blanc, qui donne son nom au recueil, est la plus ancienne de ces nouvelles. Il y règne une atmosphère particulière, à la limite du fantastique.  Toshisuke a épousé Ayako, beaucoup plus jeune que lui. Immédiatement, il a compris que sa femme  n’était pas prête à accepter les relations conjugales. «  Leurs corps ne se touchaient pas beaucoup plus. Pour sa part, il n’essayait jamais d’aller vers elle.

Cette relation bizarre était liée à sa réaction lors de la première nuit…Ce soir-là, à l’instant où son mari l’avait touchée, Ayako n’avait pas caché sa violente aversion. » 

Toutefois, depuis quelque temps, Toshisuke observe que le comportement d’Ayako se modifie. La nuit, elle semble vivre un rêve éveillé, prétend entendre sa mère décédée, puis elle semble malade. Toshisuke s’inquiète, et l’on pressent sa tendresse à l’égard de sa jeune  femme. «  Il pensa qu’il venait de goûter pour la première fois depuis leur mariage un sentiment de couple. » Peu après, la jeune femme en vient à avouer le viol dont elle a été victime peu de temps avant leur mariage. Difficile moment pour un couple que celui où cet aveu se révèle lourd de conséquences. Mais Toshisuke assume cette paternité honteuse :

«  L’acte impulsif d’un homme (…)…Voici ce qui était à l’origine de tout. De plus, le corps de sa femme n’avait gardé que les conséquences de l’acte de cet homme. L’existence de Toshisuke en tant qu’époux n’avait pas de prise sur ce corps.

Le bébé s’imposait majestueusement dans le couple. Il tétait le sein d’Ayako, Toshisuke le changeait.

Toshisuke chaque soir glissait la bouillotte dans le lit du bébé. Et lui, avec ses jambes toujours glacées, avait le plus grand mal à s’endormir. » (Page 28)

Puis on apprend la mort accidentelle du Bébé. Un procès a lieu dont Ayako est acquittée. Mais le couple sortira-il de cette épreuve ?

 

Un été en vêtements de deuil (1958) nous entraîne à la suite de l’orphelin Kiyoshi dans le jardin de la maison où sa grand-mère l’héberge. Outre les poules et la domestique de l’aiëule, nous découvrons également  sa petite compagne Tokiko  et sa mère hébergées dans une resserre à l’écart de la grande maison. Un mystère plane sur les relations de tout ce petit monde, mais il est évident que tous dépendent de cette grand –mère immobile. Une nuit, Kiyoshi est réveillé par des bruits bizarres. Dominant sa peur, le garçonnet  explore l ’immense couloir  et découvre une trappe menant à une cache… Grand-mère est-elle si malade ? Son père est-il vraiment mort ?  

Le troisième récit, étoiles et funérailles (1960) met en scène Jirô, le garçon qui aime beaucoup les enterrements. Jirô est un peu simple d’esprit, mais nous comprenons pourquoi il n’en manque aucun, et se montre tellement scrupuleux sur le déroulement du rituel. On pourrait même le croire très malin, ce Jirô qui vit seul avec sa mère mal aimante. Mais dans le voisinage de Jirô vit Tokiko, pauvre gamine totalement perdue avec son bébé sur le dos. Tokiko est plus malheureuse que Jirô, alors celui-ci n’écoute que son cœur et tente de l’aider. Comment Tokiko perçoit-elle les  avances de Jirô ? Incompréhension, maltraitance, inceste et solitude sont les seules vertus promises à ces représentants du petit peuple. Cette nouvelle magnifique me semble la plus désespérée des quatre récits.

Ce sont encore des enfants aux corps maigres, Kiyota et sa sœur Hisae,   qui essaient de lutter contre une fatalité. Ce n’est pas la misère qu’ils veulent contrer, par  une nuit étoilée, en fuyant la société de recherche close par  un Mur de brique ( 1964) où ils demeurent depuis que leur mère s’est remariée avec  ingénieur. Oh, ce n’est pas qu’il n’apprécie pas le beau-père, au contraire, ils sont appris à lui être reconnaissants de veiller à leur éducation. Mais en vivant sous son toit, ils ont découvert ce qui se trame dans cette entreprise … Et malgré leur jeune âge, ils ne peuvent accepter  ce qu’ils ont découvert. Seulement voilà, peut-on sauver  quelqu’un malgré lui ?

J’ai beaucoup aimé la poésie de cette dernière  nouvelle, moins désespérée que les récits précédents. Poignant comme l’Arc en ciel blanc, où presque cynique dans Étoiles et funérailles, l’univers de Akira Yoshimura dresse un état de la société japonaise qui étreint par la profonde misère morale autant que matérielle qu’il dépeint. Cette  œuvre sombre  offre cependant une poésie du dénuement, non comme une  fin en soi, mais comme regard sur les êtres faibles et leur manière de se débattre, cette  découverte mérite le détour.   

L’Arc en ciel blanc

Akira Yoshimura

Actes Sud (2012)

ISBN :978-2-330-00617-4

 

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11/07/2014

Nous étions les Mulvaney


          Au moment du choix de ce roman, il faut se fier au titre. L’usage de l’imparfait est en soi un indice sémantique pertinent. Tenir compte aussi de l’univers de l’auteur : chez Joyce Carol Oates, pas d’angélisme ni d’optimisme béat. De l’optimisme pourtant, Corinne Mulvaney n’en manque pas, cette mère de famille ne ménage pas sa peine pour transmettre à ses quatre enfants sa foi et son énergie.  Et contrairement à d’autres  de ses créatures, il me semble que l’auteur a ressenti une sympathie, voire une véritable tendresse pour ces  Mulvaney.

Ce sont les six membres d’une famille américaine que l’on suit sur deux décennies, des années 70 au début 90. Les deux époux, Michaël et Corinne viennent d’horizons très différents : Michaël, en rupture familiale dès son jeune âge, devient le prototype du self made man, après avoir connu une jeunesse aventureuse. Jusqu’au jour où il rencontre une curieuse jeune femme rousse et maladroite, qui compense sa beauté discrète par le charme plus durable d’une nature profondément cocasse. Michaël évoluera en durcissant ses ambitions, exigeant avec lui-même comme avec chaque membre de son entourage. Il prospère en fondant sa société et gravit un à un tous les échelons du code social.  Corinne  incarne l’autre versant : dynamique et un rien brouillonne, elle gère la vie à la maison, c’est- à- dire High Point Farm, la ferme où cohabitent enfants et animaux.  Cette ferme représente l’univers parfait pour Corinne, issue d’une famille de fermiers d’origine allemande, dont elle  a hérité  foi religieuse et volonté de travail. Indéfectible soutien de son mari qu’elle aimera jusqu’au bout,   Corinne détonne pourtant à ses côtés par son originalité vestimentaire. Mais elle est moulée elle aussi par le  rêve américain, fixée sur l’objectif de mener  une famille « parfaite », où chacun exécute tâches domestiques et fonctions sociales.

L’ascension des Mulvaney est longue et belle, jusqu’au jour où Michaël est enfin  intronisé membre du club le plus en vue de Mont Ephraim, la ville proche de High Point Farm. Mais l’aîné, Mike junior, commence à décrocher, abandon de sa carrière sportive, et nuits trop arrosées. Son cadet, Patrick, se construit une carapace d’intellectuel arrogant et rebelle. Marianne répond à la fierté de ses parents, adolescente entourée d’amies, elle irradie et incarne toute la réussite paternelle. Quant à Judd, le benjamin, il grandit imprégné d’admiration infantile pour chacun de ses aînés.

La fêlure échappe à tous pourtant, ce lendemain du bal de la Saint Valentin 1976, où Marianne, comble d’honneur, était invitée. Curieusement, ni Patrick à qui il est demandé d’aller rechercher sa sœur et qui ne s’inquiète pas de son mutisme, ni sa propre mère Corinne, que les succès scolaires et amicaux de sa fille éblouissent, encore moins le père tellement occupé qu’il rentre de plus en plus tard… Personne ne perçoit le malaise patent de Marianne.

Aussi quand éclate enfin le scandale, les réactions des uns et des autres nous prennent au dépourvu. La culpabilité docile,   la soumission de Marianne convient en apparence à Corinne et l’on reste stupéfait devant cette soudaine pruderie. La colère de Michaël père est violente, douloureuse, et dans un premier temps, on se dit qu’il a raison : allez régler ses comptes directement chez le « salaud ». Mais… Mais la pression est forte, Marianne tellement repliée sur sa » faute » —poids de la pratique religieuse. Par le regard de Judd, de Patrick dit Pinch, nous suivons alors la métamorphose du rêve en cauchemar.

Joyce Carol Oates poursuit sans concession la dissection méticuleuse des verrous sociaux et culturels. Son analyse acérée se teinte cette fois de tendresse pour Marianne  et Corinne. Son empathie lui permet de démontrer  comment chacune se débat dans le désastre. La force de l’amour de Corinne pour Michaël est saisissante, et l’on reste sidéré par  le parti pris à l’égard des enfants, de la jeune fille en particulier.  La construction du roman emprunte parfois la narration personnelle, à travers les points de vue différenciés de Judd ou de Patrick, pour mieux considérer comment ces enfants issus d’un clan fusionnel vont s’approprier leur propre destinée, hors Mulvaney. L’arrachement au formatage familial pour chacun des quatre rejetons est sinueux, difficile, douloureux, « une vie en patchwork « selon le reproche à peine déguisé de  Corinne à sa fille.

Et même si l’on se dit qu’on est en train d’observer une famille campagnarde américaine sous la loupe d’une écrivaine de là-bas, difficile de ne pas frémir en reconnaissant sous les mots de Joyce Carol Oates  les ferments du qu’en dira-t-on universel, la violence de l’ambition, la versatilité des sentiments, la révolte face à l’injustice. Le monde  décrit par l’auteur est dur, mais il appartient à chacun de s’y construire en choisissant ses valeurs, telle serait la morale finale de cette saga captivante.

 

Nous étions les Mulvaney                                    

Joyce Carol Oates

Paru aux USA :1996

En France chez Stock en 1998

Edition le livre de Poche, 2011

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ISBN : 978-2-253-15750-2

 

 

 

10/06/2014

Le collier rouge

Le collier rouge

Jean-Christophe Rufin

Gallimard (NRF) 2014

ISBN :978-2-07-013797-8

 

Avec ce roman, qui pourrait paraître court, Jean Christophe Ruffin revient à la fiction. En réalité, malgré la limpidité de son écriture, le sujet traité ici est dense. Si l’on peut se méfier de l’effet tendance qui consiste à projeter les intrigues sur le centenaire de  la déclaration de la première guerre mondiale,  Jean Christophe Rufin nous entraîne très vite à la recherche de la Vérité, celle qui ne s’expose pas aux regards de témoins omniscients mais qui motive profondément certains actes aussi impulsifs qu’insensés. Cette quête universelle et intemporelle est menée ici par le juge militaire Hugues Lantier du Grez , qui entend résoudre sa dernière affaire en tant qu’officier, avant de réintégrer la vie civile. C’est dire que sa conscience professionnelle est composée de rigueur et de respect des valeurs de sa classe, autant que d’une lassitude morale, maladie contractée à force d’examiner  les  dossiers de pauvres diables ayant subi l’enfer des tranchées pendant quatre longues années.

Au cours de l’été 1919, le Commandant Lantier  débarque  donc dans une petite bourgade berrichonne endormie sous la chaleur. Seuls les aboiements  désespérés d’un chien perturbent la léthargie de la petite ville. À l’intérieur de la caserne désaffectée, un gardien veille l’unique prisonnier du lieu. Cet homme mutique doit répondre d’une agression inexplicable dont la nature ne nous sera révélée que bien plus tard. Mais la  curiosité du juge militaire concerne le curieux rapports établis entre Morlac, ce paysan taiseux revenu dans sa région, et son chien manifestant une fidélité exemplaire. Pourquoi  et comment cet animal, devenu  tout au long du conflit la mascotte des bataillons où son maître était  envoyé, a-t-il pu susciter sa haine?  Pourquoi cet homme est-il revenu de son propre chef dans son village, en évitant de rentrer chez lui, de retrouver sa ferme, de se jeter dans les bras de sa femme et de son fils ?

Menée comme une intrigue policière, la recherche des motifs de l’étrange comportement du prisonnier met l’accent sur les difficultés de réinsertion de ces hommes traumatisés par leur vécu. Rufin ne joue pas la carte du misérabilisme ni de la culpabilité sociale et politique, mais laisse  percevoir  à travers l’obstination du juge, combien il devient nécessaire de gratter délicatement les défenses acquises  par ces hommes qui ont compris qu’ils avaient été floués, qu ’on avait joué de leurs vies et de leurs sorts pour servir des intérêts abscons.

Rufin nous offre un étonnant argumentaire du juge, qui propose à l’homme d’abandonner les charges, ce que l’accusé récuse. Il n’entend pas se dérober à la sentence qu’il croit mériter.   Car le commandant découvre peu à peu que l’accusé n’est pas le paysan analphabète qu’il avait cru devoir juger. Et puis ce chien qui se tient obstinément aux abords de la place, qui meurt de faim, de soif et d’épuisement malgré les soins empathiques de certains villageois, ce fidèle compagnon devient un personnage à part entière et Lantier devine que le canidé détient la clé de l’affaire. Finalement, après bien des détours autour du personnage, c’est au long d’une  enquête « à la Maigret », reposant sur les menues confidences recueillies dans le village, que l’officier parvient à saisir qui est Morlac, et quels sont les vraies raisons de ses agissements. Le lecteur n’attend pas de Jean-Christophe Rufin une autre vision que celle d’un humaniste. Et ce sera la toute dernière joute reposant  la sentence  qu’il confie à son juge. «  En tous cas, conclut Lantier d’une voix ferme, je ne serai pas complice de votre provocation. Puisqu’on attend de moi que je vous punisse, je sais quel châtiment je vais vous infliger. C’est celui qui fera le plus de mal à votre orgueil. Vous allez la voir et l’entendre. L’entendre jusqu’au bout et mesurer votre erreur. «   (page 149)

Un beau roman humaniste et touchant,  un de ceux que l’on regrette de refermer, et qui ne pèsera pas lourd dans vos bagages de l’été.

 

 

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22/03/2014

Viviane Élisabeth Fauville

À l’ouverture d’un livre, rien ne peut séduire davantage que le sentiment  de s’y retrouver, de reprendre, par les mots de l’auteur, le fil d’une conversation personnelle, avec la simplicité et l’aisance d’une relation amicale. Dès lors, l’écriture de Julia Deck prend le lecteur par la main et l’invite à …entrer dans la tête de son héroïne. Et oui, elle est maligne,   cette jeune écrivaine qui a  publié en 2012 son premier livre.  Mais à l’inverse du procédé inventé dans les années 60-70 par les écrivains du « nouveau roman », Julia Deck  ne se cantonne pas dans une structure définie. À mesure qu’évoluent son personnage et les éléments de l’intrigue,   le rapport auteur- personnage- lecteur se modifie : du voussoiement initial qui établit une distance, la narration emprunte successivement un glissement subtil à la première puis à la troisième personne, sans rompre pour autant le réseau empathique qui oblige le lecteur à s’inquiéter des manœuvres de Viviane Élisabeth. À quel moment devient-elle surtout Élisabeth, s’engluant dans un  brouillard intérieur, livrée  fiévreusement à ses démons ?

 

Le roman est à deux doigts de se loger dans la catégorie « polar », ce qui oblige à donner peu d’indices concernant l’intrigue. Cependant, la culpabilité avérée du personnage, la description du crime, les circonstances et l’absence de mobile au sens policier du terme détournent rapidement le suspense. Ce n’est plus la recherche de la coupable, l’habileté des enquêteurs qui intéresse l’auteure. Tout au contraire, le jeu de chat et de souris s’inverse. Là où les enquêteurs multiplient les pistes à la recherche du ou de la coupable plausible, Élisabeth emploie tous ses talents à mettre sa situation en péril. Et l’on frémit de ses maladresses. Tel est le ressort du  fonctionnement de notre intérêt, puisque nous sommes au cœur des raisonnements de la jeune femme.

Reçue chez François Bunel (La Grande Librairie France 5) à la sortie du roman, Julia Deck reconnaissait s’être beaucoup documenté au sujet des pathologies mentales, de manière à mieux cerner le comportement vraisemblable de son personnage. Les Parisiens (ou les expatriés de la capitale) seront bluffés par la précision des trajets en métro, que l’on suit aux couloirs près.  L’écriture est précise et presque sèche comme celle d’un  reportage, alors que nous plongeons directement dans le désarroi de cette jeune femme :

«… Les autres clients s’impatientaient. Ils perdaient du temps alors qu’ils étaient pressés de se rendre à leur travail, et c’est tout de même un monde de ne pas savoir ce qu’on veut dans une croissanterie à 9 h le matin, une dame derrière vous l’a laissé entendre très clairement. Vous l’avez regardée dans l’espoir d’un combat de femmes qui ranimerait votre instinct de survie mais vous ne l’avez pas vue, il n’y avait dans vos yeux que du carrelage. » ( Page 48)

Le  glissement mental de Viviane se traduit justement très judicieusement par le passage du vous au elle quand la tournure des événements déséquilibre sa propre construction. «  Tout cela suppose des choix. Une infinité de microdécisions dont chacune présente des implications supérieures. Vous n’êtes pas en mesure de faire des choix. Vous êtes l’esclave de la nécessité, c’est une position qui vous convient très bien, vous n’en avez jamais réclamé d’autres.

En face se présente un modeste square où l’on aère les enfants pauvres et les revendeurs de toxiques. Vous poussez la grille, prenez place sur un banc au soleil et, sortant les chaussons de leur sac, vous y glissez les mains. Elles s’y réchauffent tranquillement. »  (Page 46) 

Évidemment, les enquêteurs, pas si stupides, sont intrigués par quelques incohérences immédiatement décelables, et voilà notre jeune mère de famille convoquée pour la seconde fois dans les locaux de la police :

« Viviane observe attentivement les traits du commissaire, les paupières lourdes, la bouche lippue, le menton double et les plis de concentration qui architecturent l’ensemble. Elle juge qu’il n’y croit pas.

Je n’ai pas tué le docteur, soupire-t-elle. Je ne vais tout de même pas l’inventer. J’étais chez moi avec ma fille, je n’ai pas tué le commissaire.

Vous voulez dire le docteur.

Je veux dire le docteur.

Pourquoi avez-vous suggéré d’appeler votre mère ?

Je ne sais pas, c’est venu tout seul. C’est ce que le docteur m’a appris, à parler sans réfléchir. » (Page 61)

Aperçu du  ton d’humour subtil qui  confère à ce court roman une vivacité soutenue par des rebondissements évidemment inattendus. Je me réjouis d’autant plus que Julia Deck est l’invitée du prochain café-lecture de ma petite ville, et que je ne manquerais cette rencontre pour rien au monde !

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 Viviane Élisabeth Fauville

 

Julia Deck

Les Éditions de Minuit (septembre 2012)

ISBN : 978-2-7073-2240-1

23/02/2013

L'inespérée

 L’inespérée, comme le titre du dernier des 11 textes qui composent ce recueil. N’allez pas en déduire que le lecteur s’ennuie, loin de là. Christian Bobin entretient une conversation intime et aérienne avec les lecteurs qui ouvrent leurs cœurs à l’ami. Les mots fraient ici, comme dans toutes ses œuvres, un sillon subtil que vous empruntez à votre tour,   comme il vous convient. Jamais vous n’ouvrez un volume signé de ce poète pour combler un moment de désoeuvrement.  Il en va de Bobin comme de Schubert, ce sont des enchanteurs du  cœur, que l’on invite  pour la couleur de l’âme dont il propose le partage. Si donc vous cherchez paillettes et dépaysement, passez votre chemin…

Or, si votre humeur est à l’écoute, vous entrez à mots de velours dans le murmure des confidences que l’auteur livre au fil des pages, comme autant de lettres  adressées à l’Ami, celui ou celle qui comprend les nuances des émotions et la fragilité   des aveux.

« La beauté, madame, n’a d’autre cœur que le vôtre, glisse –t-il dans sa lettre à la lumière qui traînait dans les rues du Creusot…, Nous ne cherchons tous qu’une seule chose dans cette vie : être comblé par elle— recevoir le baiser d’une lumière sur notre cœur gris, connaître la douceur d’un amour sans déclin. » ( Pages 11-12 de l’édition Folio.)

Le second texte, le mal, commence par une longue diatribe contre la télévision et son «  règne en vertu d’une attirance éternelle vers le bas, vers le noir du temps.(…) On appelle ça une fenêtre sur le monde, mais c’est, plus qu’une fenêtre, le monde en son bloc, les détritus du monde versés à chaque seconde sur la moquette du salon. (…) Alors qu’est-ce qu’il faut faire avec la vieille gorgée d’images, torchée de sous ? Rien. Il ne faut rien faire. Elle est là, de plus en plus folle, malade à l’idée qu’un jour elle pourrait ne plus séduire »…

La traversée des images nous convie à poser notre regard sur la profondeur de nos motivations : «  Vous arrivez là comme vous arrivez partout, avec l’impatience de repartir bientôt. C’est une infirmité que vous avez de ne pouvoir envisager un voyage autrement que comme un détour pour aller de chez vous à chez vous.(…)Vous n’avez jamais deviné vers quoi pouvaient aller les phrases écrites, l’encre répandue comme du parfum sur la chair de papier blanc. C’est pour parler de ça que vous alliez en Haute-Savoie, voir cet écrivain que vous aimez sans encore l’avoir rencontré. Et bien sûr les choses se passent autrement que prévu »…( Page 31)   

Permettez-moi une halte prolongée sur ce texte, car bien sûr, voilà qu’il me parle du fond des choses : «  Comment c’est, un écrivain, dans votre tête : étrange à dire, mais ce n’est pas d’abord lié à l’écriture. Un écrivain c’est quelqu’un qui se bat avec l’ange de sa solitude et de sa vérité.  Une lutte confuse, sans nette conclusion.(…) Il vous est arrivé de rencontrer des personnes bouleversées par leur propre parole. Leur conversation irradiait une intelligence vraie, non convenue, et quand ces gens entreprenaient d’écrire, plus rien : comme si la peur de mal écrire et la croyance qu’il y a des règles leur faisaient perdre d’un seul coup toute vérité personnelle. Ces gens, vous les reconnaissez comme d’authentiques écrivains. Ce n’est pas l’encre qui fait l’écriture, c’est la voix, la vérité solitaire de la voix, l’hémorragie de vérité au ventre de la voix. » (Page 33)

De ces vérités personnelles et  structurantes, il est question encore dans l’approche de l’innocence du thé sans thé  et d’une fête sur les hauteurs. Bobin débusque toujours la part des faux-semblants  et de  l’ajustement nécessaire propre à ceux que ne guident aucun intérêt. Il a, pour  décrire ces rencontres inattendues, des images ciselées inoubliables : «  Elle parle et vous écoutez ce gravier d’étoiles crissant dedans sa voix. » L’auteur ne se dédit pas quand il poursuit  sa réflexion dans j’espère que mon cœur tiendra sans craquelure : «  « Parler de peinture, ce n’est pas comme parler de littérature. C’est beaucoup plus intéressant. Parler de peinture  c’est très vite en finir avec la parole, très vite revenir au silence. Un peintre c’est quelqu’un qui essuie la vitre entre le monde et nous avec de la lumière, avec un chiffon de lumière imbibé de silence. » ( Page 63)

Observer et transcrire en poète n’empêche pas d’exercer son regard avec lucidité. Christian Bobin se fait plus incisif dès lors qu’il se penche sur le sort éphémère de l’amour, ou plutôt des amours communes auxquelles nous nous accrochons : «  dans les histoires d’amour, il n’y a que des histoires, jamais d’amour. Si je regarde autour de moi, qu’est-ce que je vois : des morts ou des blessés. Des couples qui prennent leur retraite à trente ans ou qui font carrière dans la souffrance.( Page 83 la retraite à trente ans)

Alors, au bout du compte, arrive cette déclaration d’amour à l’Inespérée, à la présence plus forte que tous les  éloignements : «  Cela fait bien longtemps que je ne sors plus sans toi. Je t’emporte dans la plus simple cachette qui soit : je te cache dans ma joie comme une lettre en plein soleil. » La nature de l’amour réside dans une  quête d’absolu, où il s’avère que « les mots sont en retard sur nos vies. Tu as toujours été en avance sur ce que j’espérais de toi. Tu as depuis toujours été l’inespérée. » Nous pouvons enfin  comprendre la nature de la  révélation, qui tient plus à l’aimant qu’à l’aimé : « L’enfer c’est cette vie quand nous ne l’aimons plus. Une vie sans amour est une vie abandonnée, bien plus abandonné qu’un mort. » (Page 115)

L’écriture de Christian Bobin n’est jamais docte. S’il touche à nos émotions, ce n’est pas par souci d’esthétisme, ses flèches sont décochées pour mettre à jour nos vérités profondes, que l’on se cache parfois par pudeur de soi ou peur des autres, peur du jugement ou de n’être pas à la hauteur… Le plus beau cadeau qu’un tel écrivain offre à son public ne se niche-t--il pas dans le pari de son authenticité ?

Christian Bobin, écriture, lecture, poésie,