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17/07/2015

Prends garde

Ne cherchez pas, amis lecteurs, de quatrième de couverture pour vous guider, ce curieux ouvrage possède deux entrées, indépendantes, tête- bêche pourrait-on dire. L’idée est intéressante en effet, à partir d’un même fait réel, les deux auteures italiennes nous livrent deux versions de l’histoire.  Et quelle histoire ! Rien de moins que le massacre d’une fratrie de  quatre vieilles femmes, les sœurs Porro, dans une bourgade des Pouilles au cours d’émeutes du printemps 1946.

 Bien que mon choix vers ce récit m’ait été soufflé par une lecture partagée au café- lecture du Mal de Pierres de Milena Agus,   j’ai  choisi de commencer par la face Luciana Castellina. Une motivation toute rationnelle, puisque cette journaliste passionnée d’histoire et de politique relate ces quelques semaines du printemps 1946 en accordant attention au contexte particulier  de l’après-guerre dans le Sud de la presqu’île italienne. Circonstances totalement méconnues par la grande majorité des Français, on peut parier que bon nombre de compatriotes habitant la partie nord de l’Italie ont oublié cet épisode tragique, fondé sur la misère et l’inadéquation d’une société  abandonnée entre deux mondes. La guerre est passée par les Pouilles, renforçant la pauvreté du peuple et aggravant les disparités entre ouvriers, chômeurs endémiques, et les castes de notables, accrochées à l’Ancien Régime, souvent grands bénéficiaires de la période fasciste. Luciana Castellina, qui a œuvré au sein du PC, connaît bien son sujet. Elle développe conditions de vie des uns et des autres, les sœurs Porro ayant le malheur de cristalliser  le mode de vie obsolète des héritiers nantis. Quant au contexte politique, entre rancunes exacerbées par les années Mussolini et peur de voir ressurgir le fantôme d’une monarchie vaine, les haines s’attisent dans le chaudron des idées progressistes. Le débarquement inopiné de Victor Emmanuel III dans son palais de Brindisi met le feu aux poudres. Sa légitimité largement contestée par les faits écoulés, ce prétendant à la Restauration n’a plus d’autorité. Au milieu des troubles de l’époque, l’épisode de l’assassinat de deux des malheureuses vieilles filles quasi recluses dans leur maison d’Andria a été très peu commenté. Quelques entrefilets dans les journaux locaux, vite relégués aux oubliettes par une actualité générale brûlante. Alors Luciana Castellina essaie de dresser un tableau du possible et du vraisemblable, soulignant la part de malchance et de coïncidences qui n’excluent pas une vengeance opportuniste. Elle mène cet essai rapide avec une précision très convaincante,   se gardant de jugements moraux concernant les victimes et les bourreaux, de sorte qu’il m’a fallu un temps d’adaptation pour entrer en empathie avec l’autre face du bouquin.

 

Mais finalement, ce second volet livre à sa manière un témoignage intéressant sur la mentalité d’une époque. Et c’est là aussi que l’on peut mesurer la force du regard littéraire. Comme dans le Mal de Pierres cité plus haut, Milena Agus travaille ses personnages au ras de leur âme. Ce ne sont pas les destins grandioses qui la motivent, ce sont les ressentis à fleur de quotidien. Aussi prend-t-elle le parti de construire son récit par le biais du témoignage fictif d’une amie des sœurs Porro. Elle dessine  ainsi le portrait en creux de sa narratrice,   attachée à visiter ces quasi recluses, confites en religiosité aveugle, ayant réglé leurs vies sur des règles issues de la Vie des Saints. À petites touches, elle décrit cet univers totalement coupé de la réalité, inconscientes jusqu’au bout des drames qui se jouent sur la place que leur Palais domine.  Milena Agus n’en fait pas des monstres, elle les montre dans la lumière feutrée d’une maison fermée, occupées modestement entre dévotions et ouvrages de coutures, appliquées à se comporter aux portes de la vieillesse comme si elles étaient encore les petites filles modèles obéissant aux règles paternelles. De nos jours, on les moquerait d’être ainsi « à côté de la plaque », mais dans les circonstances tragiques que subit la population de leur bourgade, elles sont provocatrices.  Leur innocence même du Mal  Social devient insupportable. À son tour,   Milena Agus se garde de jugement, soulignant aussi la difficulté d’une opinion à propos  de faits  si longtemps occultés.   Au terme du témoignage de sa narratrice, que la dureté de l’histoire pousse à la solidarité envers les femmes miséreuses qui survivent dans des caves nauséabondes, l’auteure souligne combien les épreuves n’éclairent que nos seuils personnels : Ses pensées voguaient du paquet de grenouilles gentiment offert au paquet rassemblant les reliques ensanglantées de Luisa et Carolina, qu’on avait restituées à leurs sœurs.

Une fois, elle demanda à l’une de ces malheureuses : « Et d’après vous, qui a tiré du palais Porro ?

— Ce sont les Porro qui ont tiré, bien sûr !

— cela ne vous fait pas de peine, qu’on les ait tuées comme ça ?

— On ne pourrait pas vivre, si on avait de la peine pour tout le monde, il n’y a que les saints pour faire ça ! (Pages 88-89)

Mais en conclusion, l’écrivaine tempère cet effet de la  misère et elle ouvre au contraire  un débat qui menace la paix de notre sommeil :

« Le monde est ainsi fait, disaient les Porro avec un léger geste des bras et un petit haussement d’épaules. Que pouvons-nous y faire ? » Cette attitude qui l’avait toujours mise hors d’elle.

Pourtant, elles avaient raison : le monde est ainsi fait, et rien ne change jamais vraiment, ce sont seulement les rôles qui s’échangent. ( Page 90)

 

 

Prends garde, Milena Agus, Luciana Castellina, histoire des pouilles, italie, déterminisme historique

Prends garde

Milena Agus     (Traduction Marianne Faurobert)

Luciana Castellina (Traduction Marguerite Pozzoli)

Édition : Liana Levi (2015)

ISBN : 978-2-86746-752-3

 

03/07/2015

Un parfum d'herbe coupée

Premier roman de Nicolas Delesalle, journaliste et nouvelliste, ce parfum d’herbe coupée réjouira à coup sûr les amateurs de lecture sereine, porteuse de nostalgie sans tristesse. Narrée à la première personne, sans  suivre de chronologie précise,   cette suite de brefs chapitres constitue un  recueil de souvenirs tels qu’ils se présentent à la mémoire d’un jeune garçon qui sort de l’enfance et entre dans l’adolescence. Autant dire la période cruciale où le Je cesse d’être partie d’un Nous, où la conscience émerge à la réalité d’une existence individuelle,   où les ressentis deviennent plus aigus et participent à la construction de sa personnalité.

Ce tableau d’entrée en adolescence ne comporte pas de rébellion cependant, les évocations sont puisées dans les mille et un petits faits familiaux ou  historiques, comme autant de petites nouvelles indépendantes les unes des autres. Mis bout à bout, elles constituent ensemble le tissu d’une existence: scènes de la vie quotidienne et aléas des amitiés collégiennes,   souvenirs de vacances campagnardes qui offrent l’ouverture sur un univers que l’on imagine révolu à jamais, au fil des anecdotes  se compose ainsi un rappel des dernières décennies du XXème siècle qui,   sous le regard de cette jeunesse, nous paraît plus cohérent que l’environnement actuel. 

Une lecture à la fois rafraîchissante et positive, un plaisir à ne pas bouder.

Nicolas dele salle, roman, un parfum d'herbe coupée, éditions preludes

Un parfum d’herbe coupée

Nicolas Delesalle

Préludes (Janvier 2015)

ISBN :978-2-253-19111-2

 

23/06/2015

Temps glaciaires

 

C’est moi ou les temps changent ?  À l’image de nos jours moroses, le ton de ces Temps glaciaires m’a semblé désenchanté. L’harmonie d’un microcosme s’est fissurée, les hommes sont maintenant désabusés. Pourtant l’intrigue du nouvel opus de Fred Vargas fonctionne, les engrenages  entraînent finement les personnages et leurs intrigues vers l’inexorable,    mais une petite lassitude s’est infiltrée dans la brigade du 13ème. Incontestablement, nous les retrouvons tous, les pro Adamsberg et les réticents, que l’on reconnaît depuis toujours  à leurs qualités et à  leurs travers. Surtout les travers.  Autant vous le dire tout de suite, je pense notamment à la relation  du vieux couple Adamsberg  Danglard, aux remarques concernant la personnalité de Retancourt.  Il m’a semblé, et je reconnais que ça me peine un peu, quelque chose vieillit moins bien chez notre Pelleteur de nuages, il ne pêche  plus dans ses rêves comme autrefois. À part ces quelques réticences, il s’agit d’un bon polar, bien dans la veine Vargas, avec ce qu’il faut de détours par l’histoire dans l’Histoire, épicée d’effluve fantasmatique, pour piquer notre curiosité et nous mener de fausses pistes en suspects innocents jusqu’au rebondissement final absolument imprévisible.

 Une lettre qu’une vieille dame s’efforce de poster  jusqu’au bout de ses forces,   une vague de suicides étranges, un jeune homme au mental fragile, environné de personnages inquiétants, une signature de crimes en forme de guillotine,   la Normandie profonde comme l’aime Adamsberg, un voyage épique aux confins du Septentrion, bref, tous les éléments sont réunis ici pour nous embarquer avec plaisir dans une série d’intrigues qui s’emmêle de façon inextricable. On se laisse mener jusqu’aux tréfonds de nos peurs, là où  souffle l’âpre Afturganga qui menace de nous engloutir…

 

«  Adamsberg prit conscience que, sous ce ciel toujours aussi bleu, l’air avait changé de consistance, apportant une odeur d’humidité. Il tourna la tête pour apercevoir, montant sur la plate-forme, une nappe blanche aussi menaçante qu’une coulée de lave, qui effaçait déjà les contours des baraquements.

  La brume, Veyrenc ! Cours !

Ils avaient à présent atteint la lisière des galets, tandis que l’ancien espace du fumoir à harengs, où gisaient leurs sacs à dos, était déjà à moitié pris. Dans sa course, Veyrenc se tordit la cheville entre les galets instables et chuta. Retancourt le releva et, passant son bras sous son épaule, reprit le trot en halant le lieutenant.

— Non commissaire ! Pas besoin d’aide, je me charge de lui ! Foncez au bateau, lancez le moteur, nom d’un chien !

Plus trace, déjà, du fumoir aux harengs, ni de la lisière des galets. Non, la brume ne se déplaçait pas comme un cheval au galop, elle leur fonçait dessus comme un train, comme un monstre, comme un afturganga. » (Page 382)

Au début,  j’ai pensé que le changement d’éditeur ( de Viviane Hamy où elle est restée longtemps fidèle, Fred Vargas est passé chez Flammarion)  était pour quelque chose dans l’évolution de l’esprit maison, puis je me suis dit qu’après tout, il en va des univers fictifs comme de la vraie vie : le temps use et corrompt, il érode les êtres et les rochers, il efface les enthousiasmes et nivelle les souvenirs. C’est peut-être moi, c’est peut-être l’époque, c’est sûrement la preuve que l’écriture de Fred Vargas est vivante. J’espère donc qu’elle ne va pas aller se déprendre de ses personnages, car elle reste une bâtisseuse d’histoires hors pair, une conteuse d’intrigues habilement nouées dans une atmosphère prenante, que l’on écouterait encore longtemps…

 

Temps glaciaires, fred vargas, polar, littérature contemporaine, lecture

 

Temps glaciaires

Fred Vargas

Flammarion (2015)

ISBN : 978-2-0813-6044-0

14/06/2015

1Q84

1Q84, haruki murakami, roman, science fiction, fantastique1Q84     Livre 1 (Avril-Juin)

 Haruki Murakami

Traduction Hélène Morita

Ed 10/18 (Belfond)

ISBN : 978-2-264-05788-4

 

 

 Sage stratégie de lectrice avertie, avant « d’attaquer » l’univers 1Q84, j’ai attendu la parution simultanée de la trilogie. Pourquoi en effet se soumettre à la torture de l’attente, quand, à l’évidence, il sera difficile aux lecteurs engagés dans cette histoire  de patienter entre deux volumes ? Il me semble que j’ai bien fait tant, apparemment, le découpage en 3 tomes ne correspond qu’à une répartition de pagination. Il s’agit bien d’une histoire avec son unité de temps, un printemps, un été, un automne.

Premier volume  donc :  le printemps, d’Avril à Juin.  Nous sommes à Tokyo, sur un périphérique embouteillé, une voie expresse qui ne l’est pas… Une  jeune femme aux intentions mystérieuses est installée dans un taxi dont le chauffeur n’est pas moins intrigant. Ce jour-là, Aomamé a programmé sa journée très minutieusement, elle suit un plan réfléchi jusque dans les moindres détails, y compris vestimentaires.  Un premier flottement  se produit quand  elle identifie un morceau de musique classique, pourtant peu familier, alors qu’il est diffusé  sans annonce sur l’autoradio. La diversion semble anodine et Aomamé se concentre à nouveau sur l’objectif qu’elle s’est fixé et pour lequel elle s’est méticuleusement préparée. Les embouteillages menaçant l’équilibre de son horaire, elle accepte la proposition tout à fait inhabituelle du chauffeur de taxi, qui l’invite à quitter sa voiture et la voie expresse en empruntant un escalier de secours qui relie  le périphérique aux voies urbaines.

Sans transition, c’est maintenant Tengo, un jeune professeur de mathématiques, écrivain à ses heures perdues, que nous rencontrons. Il a rendez-vous avec un éditeur, qui joue plus ou moins le rôle de mentor, en se servant  à l’occasion de la perspicacité du jeune homme pour découvrir ou améliorer les textes d’autres écrivains. Tengo a ainsi repéré un manuscrit original parmi quelques œuvres de candidats à un concours ouvert aux auteurs débutants. L’œuvre présentée est intéressante,    mais nécessite une sérieuse révision dans sa forme pour avoir la moindre chance d’être remarquée, on connaît la chanson… Et Tengo se laisse convaincre de contribuer à l’amélioration du roman…

D’entrée de jeu, les deux personnages dont nous allons alternativement suivre les péripéties viennent de franchir insidieusement une frontière subtile hors de  leurs pratiques habituelles. Chacun d’entre eux  poursuit ses activités, suivant une ordonnance qu’ils ont mis en place avec soin.  Haruki Murakami  prend le temps de développer les portraits de ses protagonistes :   après des enfances malheureuses,     ces deux trentenaires  actifs, loups solitaires sans attaches familiales, sans amours durables, se sont dotés d’une ligne de conduite rigoureuse, dépourvue de désir de reconnaissance. Ils sont cependant également animés du besoin vital d’autonomie.  Hormis ces points communs, le lecteur ne décèle pas le moindre lien qui pourrait rapprocher Tengo et Aomamé, pendant la majeure partie de ce premier volume. Tout juste un souvenir d’école, fugace et secondaire, et les fines mouches lancées à la poursuite des pages se disent : « tiens, tiens » …

Parce que Murakami est un romancier habile. Il sait comment distiller les indices et les pistes qui lui permettront de mener par le bout du doigt ses lecteurs tourneur de pages.  Tengo entre en contact avec la délicieuse Fukaéri, l’auteur de la fameuse Chrysalide de l’air qui accepte sans réserve que le jeune homme reprenne l’écriture de son roman. Fukaéri possède une personnalité  énigmatique, et compte tenu de sa jeunesse, Tengo a rencontré son tuteur. C’est ainsi que pour la première fois, il entend parler de la secte très fermée constituée par ceux qui se nomment eux-mêmes les Précurseurs.  Ainsi, il est possible que l’imagination de Fukaéri ait pu se développer dans un contexte particulier.

De son côté, Aomamé  rompt parfois sa solitude grâce aux invites pressantes d’une vieille dame richissime, à qui elle prodigue ses soins. Aomamé a plusieurs cordes à son arc sportif, elle enseigne les techniques de self-défense et pratique des exercices de détente musculaire auprès desquels mes séances de stretching hebdomadaires s’apparentent à  de vulgaires siestes. Cette vieille Dame très (in) digne et son garde du corps  offrent ainsi des oasis de bienveillance à la jeune femme, d’autant qu’un pacte occulte les unit.

Les intrigues sont en place, d’autres personnages secondaires donnent relief et vie  au quotidien des protagonistes. La construction en alternance des deux histoires ne procurent  pas de rupture du climax, tant nous sommes certains que ces deux-là  vont bien finir par se rencontrer.  Mais bon, arrivé en butée à la page 548, bien malin qui peut  deviner comment, pourquoi,   quel événement particulier   déterminera la rencontre d’Aomamé et de Tengo.

 

Reste à ouvrir le livre second…

 

 

 

 

 

1Q84, haruki murakami, roman japonais, science fiction, fantastique1Q84     Livre 2 (Juillet-Septembre)

 Haruki Murakami

Traduction Hélène Morita

Ed 10/18 (Belfond)

ISBN : 978-2-264-05789-1

 

 Tout naturellement, nous retrouvons Aomamé confrontée aux graves événements qui se sont déroulés dans la Safe-house où la vieille dame offre refuge aux  femmes victimes des violences sexuelles. Suite donc des aventures de la jeune femme, sans rupture dans la forme et le fond par rapport au premier livre. Souvenez-vous que nous avions laissé notre héroïne en proie à quelques doutes concernant sa raison. Aomamé a pris conscience de phénomènes étranges qui malmènent ses repères. Outre cette seconde lune apparue dans le ciel, les références à des faits historiques totalement occultés comme les répressions meurtrières contre les Précurseurs qui entrent ainsi dans la conscience de la jeune femme, voilà qu’elle apprend l’assassinat de Ayumi,   la jeune policière dont elle se sentait si proche malgré leurs statuts différents.   La tension se fait extrême pour elle quand elle apprend la disparition de la petite Tsubasa, protégée par la vieille dame après les tortures sexuelles qu’elle a manifestement  subies. Consciente du choix crucial et de ses conséquences, Aomamé accepte une ultime «  mission » confiée par sa marraine improvisée. Difficile d’en dévoiler davantage sans déflorer l’intérêt de cette suite qui repose à ce niveau  sur le suspense. Sachez néanmoins qu’Aomamé rencontrera le Leader  des Précurseurs. Deux chapitres tendus sont consacrés à ce tournant de l’histoire. Le destin d’Aomamé bascule, elle oscille entre aspiration mortifère et pulsion vitale.   Alors que tout paraît écrit, le souvenir de Tengo se fait tellement pressant. Parallèlement, Aomamé est maintenant détentrice du lien entre le Leader et les fameux Little People, secret dont elle mesure la gravité. C’est aussi par hasard qu’elle est amenée à lire le livre de Fukaéri, ignorant bien sûr le rôle qu’a joué Tengo dans sa réalisation. Pour le coup, le lecteur n’est pas fâché d’accéder enfin à la teneur du roman dans le roman !

En ce qui concerne Tengo, les événements se sont également compliqués. Qu’advient-il à sa maîtresse plus âgée ? Comment gérer la cohabitation avec une jeune fille presque mutique ? Fukaéri est-elle médium ? Son récit révèle-t-il une réalité invisible, mais indiscutable ?   Tengo rejette les propositions malsaines du trouble Ushikawa, mais l’irruption de cet homme de paille accentue la certitude du danger encouru par Fukaéri. Enfin contraint de revoir son père dont la santé se dégrade, Tengo peut réviser ses peurs et ses traumatismes d’enfance. Alors que nous progressons inexorablement vers la fin du deuxième tiers de récit, Haruki Murakami ménage un rebondissement inattendu. Tengo le mathématicien n’échappe pas à l’univers fantastique de l’année 1Q84…

L’alternance des récits étant acquise, les deux univers de Tengo et Aomamé poursuivent leurs voies parallèles.  Même si le lecteur a bien perçu que ces deux-là se connaissent et aspirent à se retrouver, comme un idéal qui donne sens à leur vie, Murakami joue adroitement des rebondissements, repoussant toujours plus loin leur possible rencontre…

 Toujours sous-tendu par l’alternance des chapitres consacrés à chacun des personnages principaux,    l’été de l’année 1Q84 n’a rien perdu en rythme et en intensité dramatique. L’intrigue s’oriente de plus en plus vers la prégnance du  surnaturel.  Mais le lecteur peut se sentir désappointé par le dernier rebondissement consacrée à Aomamé. Le lecteur malmené ne peut que se jeter sur le troisième volume.

 

 

   

1Q84, haruki murakami, littérature japonaise, roman, science fiction, fantastique1Q84     Livre 3 (Octobre-Décembre)

 Haruki Murakami

Traduction Hélène Morita

Ed 10/18 (Belfond)

ISBN : 978-2-264-05926-0

 

Ce troisième et dernier volume présente une rupture concernant l’alternance à laquelle Haruki Murakami nous avait habitués, avec l’irruption de chapitres consacrés au mauvais génie de l’affaire, le sulfureux Ushikawa. Ce personnage à la moralité douteuse s’est manifesté au cours du second volume, inquiétant Tengo par son attitude intrusive, après le succès remporté par la Chrysalide de l’air. Ce personnage secondaire monte d’un cran dans l’échelon des protagonistes, travaillant ouvertement pour les Précurseurs, le voilà furetant et intrigant sur la mystérieuse jeune femme que l’on a vue chez le Leader, au soir d’un orage  aux conséquences étranges.

Il est intéressant de noter l’astuce de l’auteur, qui bouscule l’architecture de son récit en éclatant la bipolarité du récit Tengo-Aomamé. Puisque Ushikawa détient désormais le ressort dramatique essentiel, l’ordonnance du récit sera tripartite. Ce qui permet au lecteur de suivre avec effroi les avancées de l’enquêteur, aussi retors que son physique est difforme. Les rapports du romancier aux portraits de ses créatures me paraissent ici intéressants : l’apparence d’Ushikawa est symbolique de son mental  pervers, mais ses difformités n’empêchent pas la fulgurance de ses intuitions, et  la persévérance de ses objectifs. À ce portrait inquiétant Murakami oppose la légèreté  aérienne, la transparence de Fukaéri, le « bon ange » de Tengo,   sylphide et sibylle, dont la présence rassure alors qu’elle est, aux sens propre et figuré, la matrice des ennuis du jeune homme.

À ce stade, si vous êtes engagés dans la lecture de la trilogie, il vous faut quitter d’urgence  les notes de lecture  glanées ici et là. Profitez à votre rythme des aléas qui attendent les protagonistes, filez de pages en pages vers la résolution des énigmes, les attentes d’Aomamé sur son balcon et les errements de Tengo sous la clarté des deux lunes…

Mais s’il vous reste à la fin une impression d’inachèvement, le sentiment que l’on passe à côté de la substantifique moelle poétique  en germe dans cet univers parallèle, je vous rejoins pleinement. Ce troisième tome refermé, qu’advient-il de Fukaéri,   de Komatsu,   de notre vieille Dame et  de son fidèle Tamaru? De quel monde l’enfant d’Aomamé va-t-il hériter?

Ce pourrait être une manière subtile pour un auteur reconnu par ailleurs de faire naître un désir chez ses lecteurs. Mais il me semble que Haruki Murakami est passé à autre chose, se délestant d’une histoire qui a dû empiéter sur une bonne tranche de sa vie. Reste quelques réserves d’une autre nature concernant la rédaction ou la traduction de ce roman fleuve : à la manière des feuilletonistes du XIXème siècle, bien obligés de résumer de temps à autre les détours de leurs intrigues à tiroirs, Murakami donne parfois l’impression de penser que son lecteur a besoin de rappels ou d’explications qui paraissent bien superflus.  Ce sont des maladresses qui embourbent la fluidité du récit, aux tonalités par ailleurs plus subtiles. Curieux paradoxe  pour un ouvrage qui a essaimé autour du monde et connaît un succès universel.

 

16/04/2015

Les âmes blessées

  Il s’agit du second volet des « Mémoires »  que Boris Cyrulnik nous offre autour du thème  de la mémoire. Sans cesser   d’alimenter ses réflexions à partir de  son propre parcours, le neuropsychiatre oriente davantage son propos vers la construction d’une histoire de la psychiatrie telle qu’il l’a vécue en professionnel de la santé. Il ne s’agit donc pas d’une vision générale de la  spécialité médicale inventée il y a un siècle,   mais bien d’un témoignage personnel permettant de tracer une évolution pragmatique des théories et des  moyens mis en œuvre au cours de sa carrière.

Dès le prologue, l’auteur rappelle le traumatisme personnel qui a éveillé en lui le besoin de comprendre. Comprendre l’autre, comprendre les racines du mal, « le diable » tant que l’on ne peut pas saisir la logique destructrice,   suicidaire ou génocidaire, comprendre au sens étymologique—prendre avec soi — pour  cerner, organiser  et donc apaiser le chaos généré par la folie.

Une telle démarche est donc chez lui constitutive de sa vocation.  Cyrulnik  lui-même précise que son récit s’apparente à un journal de bord de sa pratique. Grâce à son écriture claire, Boris Cyrulnik aborde  la reconstitution des avancées praticiennes en s’appuyant largement sur les travaux de chercheurs que le commun des mortels ne songerait pas à relier aux traitements psychiatriques. Ainsi, les têtes de sous-chapitres évoquent parfaitement l’audace nécessaire à toute innovation. En rappelant qu’au début des années 70, les malades soignés à Paris dormaient encore sur des litières et végétaient abrutis de neuroleptiques, Cyrulnik montre combien il fallait faire preuve de hardiesse pour établir d’autres pratiques. « Comprendre ou soigner » intitule-t-il un des premiers chapitres, suivi de façon explicite par « tout innovateur est un transgresseur ». Dès lors, le champ des possibles passera par l’expérience appliquée des éthologues, ces observateurs attentifs des pratiques sociales dans le monde animal. Mais aussi par les apports de tous les penseurs qui ne se réfugieraient pas dans les idées toutes faites, les doxa, fonctionnant comme des axiomes qu’il est interdit de remettre en cause : «  Les travaux d’éthologie étaient disqualifiés par ceux qui refusaient de les lire parce qu’ils étaient disqualifiés *. Ces récitations réflexes empêchent les débats. On préjuge d’une théorie qu’il convient d’ignorer, afin de la haïr. C’est ainsi que bêlent les troupeaux de diplômés, unis par une même détestation. La haine devient le liant d’un groupe d’où le plaisir de penser a été chassé. «  (Pages 89-90)   On devine que la démarche vaut pour de nombreux domaines !

Nommé dès le début de sa carrière à l’hôpital psychiatrique de Digne, dans les Alpes de Haute-Provence, Cyrulnik refuse de s’enfermer dans sa routine tranquille d’un hôpital de province; D’abord, il va y découvrir que, même si la poésie atténue la violence des  souffrances, l’efficacité des soins repose sur la connaissance et la re-connaissance des malades, grâce au travail d’une équipe. Cette foi en l’équipe, l’union des réflexions, l’échange des expériences vont devenir une des clés de sa pratique. Cyrulnik se dépense pour organiser et inviter de nombreux colloques ouverts, médecins chercheurs et artistes se côtoyant pour le meilleur brassage des points de vue…

Toutefois, le malade, et avant lui, l’enfant blessé dans son innocence reste au centre de son propos. La passion de Cyrulnik reste la compréhension du traumatisme et son apaisement. Il pose des mises en garde qui nous concernent tous, en particulier dans les réactions hyper médiatisées des faits divers qu’il nous est donné de voir : ainsi précise-t-il au sujet de l’inceste et de la résilience combien « il est difficile de parler de l’impensable quand l’indignation empêche la réflexion. ».

En refermant ces 300 pages généreuses, j’ai conservé le sentiment que le monde avance  quand même. Doucement certes, et souvent loin du public, les hommes de bonne volonté déroulent des solutions, développent des techniques, prêtent l’oreille aux murmures des faibles et pas à pas, une part vaillante de l’humanité contrecarre la malveillance des systèmes.  C’est une leçon d’optimisme malgré tout, venant de la part de quelqu’un qui connaît son sujet… Un livre qui fait du bien.

 

Boris cyrulnik, les âmes blessées, mémoire, histoire de la psychiatrie, résilience,

 Les âmes blessées

 

Boris Cyrulnik

Odile Jacob (Septembre 2014)

ISBN : 978-2-7381-3146-1

15/04/2015

Sauve-toi la vie t'appelle

Ce  titre magnifique résume fort bien le premier tome des « mémoires » de Boris Cyrulnik. La classification dans le genre « Mémoires » n’est d’ailleurs pas appropriée car il s’agit en fait d’un essai réflexif sur la construction psychique des êtres soumis aux épreuves rencontrées. Dans le cas de l’auteur, cette réflexion est d’autant plus riche que l’expérience de Boris Cyrulnik est, en la matière, imbattable : « Une nuit, j’ai été arrêté par des hommes armés qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre à mort. Mon histoire est née cette nuit-là. »

L’enfant n’avait que six ans. S’ensuivent des années floues durant lesquelles l’enfant, puis le garçon et enfin l’ado qu’il a été s’est forgé  une histoire personnelle involontairement arrangée  : « Toutes les images mises en mémoire sont vraies. C’est la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire. Chaque événement inscrit dans la mémoire constitue un élément de la chimère de soi. »( Page 17)

C’est en tant qu’adulte expérimenté que le  neuropsychiatre  réputé se livre à ce retour. Cette mise en lumière ne va pas de soi, tant les événements traumatiques font leur nid dans le secret et les tabous. On sait aujourd’hui combien la parole des déportés à leur  retour de l’enfer a été bridée et brisée par l’incompréhension collective de ceux qui les accueillaient. Les souffrances se partagent mal, quelles que soient les bonnes volontés.

Je croyais naïvement que le fracas de la guerre suffisait à définir le traumatisme. Je me demande aujourd’hui si le fait d’avoir été contraint à me taire quand la paix est revenue n’a pas été une déchirure plus grave. ( Page 67)

La manière dont nous composons avec notre mémoire pour essayer d’organiser et d’accepter les facettes de nos vies affectives, sociales et professionnelles,   est longuement développée   par Boris Cyrulnik  qui démontre ainsi les mécanismes de protection que constituent à la fois oubli et recomposition des souvenirs. Le phénomène traumatique accentue la déformation flagrante d’une « vérité »absolue qui, de fait, n’existe pas dans notre inconscient. Notre vérité est celle dont nous avons besoin à un instant T. Et l’on se dit à ce moment que la faculté d’écoute de ce médecin a dû être extraordinaire. Quand la nature des événements vécus meurtrit l’enfant, voire encore l’adulte qui les subit, seule la parole, parce qu’elle représente la prise en compte des faits, permet de donner une cohérence en apprivoisant le traumatisme, de lui donner une résonance qui devient acceptable, et même rassurante. 

À propos donc de son histoire personnelle, le drame de la disparition de ses parents arrêtés et déportés tous deux, la découverte de ce critère absurde de judéïté qui devenait un crime alors qu’il en ignorait le sens, le silence feutré des personnes qui se sont substitués à sa famille directe, le renvoi de son vide personnel derrière les manques collectifs, tous ces éléments mis bout à bout ont constitué un filtre qui a obligé l’enfant à se choisir une histoire. La douleur est alors comme anesthésiée, le traumatisé vit en état de sidération. D’où ces trous de  mémoire propres aux blessures psychologiques. Des décennies plus tard,   Boris Cyrulnik décrypte ces phénomènes avec le recul de son expérience professionnelle.  

L’enkystement du secret dans la conscience participe à la difficulté de s’affronter à son passé. «  Le sel de nos larmes nous transforme en statue et la vie s’arrête. Ne te retourne pas si tu veux vivre. En avant, en avant ! »( page 80)

 C’est tout le sens de l’exhortation contenue dans le titre : sauve-toi non pas en prenant la fuite, mais en s’appliquant à dénouer l’extraordinaire carapace sous laquelle chaque âme blessée se protège. En conclusion de ce premier volet, l’auteur s’étonne de la teneur personnelle du fil conducteur de sa pensée. Il nous montre ainsi combien, en matière de mémoire, nos souvenirs possèdent l’étonnante faculté de surgir comme une source intarissable.

 

Boris Cyrulnik, sauve-toi la vie t'appelle, mémoires, essai, psychisme, traumatisme psychique

 

Sauve-toi, la vie t’appelle

Boris Cyrulnik

Odile Jacob ( Septembre 2012)

ISBN : 978-2-7381-2862-1

 

 

29/03/2015

La route de Beit Zera

J’avais conservé un excellent souvenir d’un repas en hiver,  un des précédents romans d’Hubert Mingarelli. Aussi n’ai-je pas hésité très longtemps avant de me saisir de celui-ci. Et chose rare, ma bonne impression se confirme. Il me semble même que ce livre est encore meilleur.

Stépan vit seul  dans une maison isolée, quelque part sous le lac de Tibériade. Pour rejoindre la route qui mène à la prochaine ville, Beit Zera, il faut traverser à pied  une forêt. Stépan est un solitaire, mais il a une chienne, à laquelle il est  très attaché. Quand s’ouvre le roman, la chienne est à l’agonie, l’homme sait qu’il va devoir affronter sa disparition… Cette étape n’est pas la première séparation à laquelle il doit faire face. Progressivement, le récit nous permet de remonter dans l’histoire de cette solitude installée, qui, comme toutes les retraites, s’est imposée plus qu’elle n’a été choisie.

«  Il n’avait pas fini sa cigarette. Elle n’était pas bonne et apaisante comme il l’avait espéré, mais il la gardait encore, car après elle, il ne savait pas ce qu’il ferait. Il fumait et il tendait l’oreille. Malgré le soleil rasant, il jetait des regards vers la forêt. À présent, il redoutait de voir le garçon arriver. Même si c’était chose rare le matin. Sa décision prise et son chagrin à l’intérieur de lui, il voulait rester seul. » (Page 14)

 Stépan a un fils qui vit au loin, en Nouvelle-Zélande. Chaque nuit, il écrit à Yankel, dont l’absence pèse si lourd.  Stépan survit grâce aux boîtes de carton dont son ami Samuelson lui confie le montage, l’assurant ainsi d’un petit revenu tout juste suffisant. Les deux hommes sont très proches depuis que leur amitié est neé au cours de l’interminable service militaire israélien. Amitié rude fondée sur la rémanence des souvenirs, entretenue par les longues soirées passées à boire sous la véranda de la maison. Les deux hommes n’ont pas de secrets l’un pour l’autre, sauf… Sauf que depuis quelque temps, un jeune garçon lui rend souvent visite, à la tombée de la nuit. Cet adolescent quasi mutique a noué une affection avec la vieille chienne, qu’il caresse longuement et  emmène en balade dans la forêt. Sans trop savoir pourquoi, Stépan l’a encouragé à s’occuper ainsi de la chienne. Car Amghar,   le garçon, est manifestement arabe. De plus, de soir en soir, Stépan apprend qu’il vient à pied de Beit Zera, la ville de l’autre côté de la forêt, ce qui représente un périple dangereux dans ce pays en conflit toujours larvé.

 Avant l’action dont on le devine tout à fait capable,  c’est la vie intérieure de Stépan qui est mise en lumière tout au long du roman. L’homme se projette avant de faire, ce qu’il vit intérieurement compense l’isolement vécu comme un emprisonnement, même  si cette punition paraît volontaire.   

 «  Amghar s’en alla. La chienne grimpa les marches et vint se coucher près du fauteuil. Pour la première fois depuis longtemps, Stépan refit en pensée le trajet jusqu’à Beit Zera. Cela lui prit du temps, même en pensée, car il devait s’arrêter à certains endroits de la forêt, sa mémoire le trompait et il n’était plus sûr de lui. Mais une fois sorti de la forêt et traversé le champ de terre, se dressait la prise d’eau en béton surmonté de tuiles, et passant devant, la route nationale. Tout au bout, Beit Zera lui apparut. Il la vit, éclairée au loin, et ce n’est pas l’imagination qui lui manqua pour y aller, mais le courage. » ( Page 54-55)

Pourquoi Stépan est-il si mal à l’aise avec ce garçon, alors qu’on verra qu’il s’inquiète pour lui ? Pourquoi  Yankel est-il si loin ? Pourquoi la route de Beit Zera fait-elle si peur à Stépan, y compris pour Amghar ?

Hubert Mingarelli dévoile progressivement, par toutes petites touches, les événements qui ont participé à l’isolement de Stépan et  à une culpabilité insoluble dans l’oubli. Roman à l’écriture sensible et poétique, la fatigue de l’homme comme celle de sa chienne, le dépouillement extrême des rapports humains soulignent le lien charnel à son fils, un attachement si fort qu’il en devient irraisonné. Les images sont belles et fortes, en particulier celles qui se déroulent dans la forêt où Yankel a trouvé refuge.  C’est aussi dans cette forêt que Stépan part à la recherche d’Amghar un soir d’orage. Subtilement, cet étrange garçon devient le fils d’Hassan Gabai,   la victime de Yankel,   et nous sommes au fait du traumatisme qu’éprouvent les hommes, paralysés par la peur au point de tuer par erreur, de tuer par fantasme de l’ennemi.

 

 

«  Finissant sa cigarette, il songea pour la millième fois que si Dieu avait existé, Il n’aurait pas fait des nuits pareilles. Il aurait toujours laissé briller quelque chose de plus fiable que la lune, qui ne sert à rien quand le ciel est si couvert. Pour la millième fois il mesura combien cette chose avait manqué à Yankel la nuit où, dix longues années auparavant , il était revenu à la maison pour sa première permission, et où après avoir laissé les lumières de Beit Zera derrière lui, il allait sur la route au-devant d’Hassan Gabai qui rentrait aussi chez lui. » ( Page 62)

 

 

J’ai aimé la manière dont Hubert Mingarelli avance par touches délicates pour dresser la situation de son personnage central, un  homme apparemment fruste. Progressivement, Mingarelli nimbe ses créatures de tendresse et de sensibilité. Peur,   amitié, solidarité et culpabilité habitent ses protagonistes, tous victimes d’un état de fait qui les a toujours dépassés. L’écriture de l’auteur se dépouille d’effets, suit au plus près les gestes quotidiens qui traduisent au mieux le désarroi de l’absence, la difficulté de  la décision, la méfiance instinctive de l’Autre.

Mais au bout du voyage intérieur de son personnage, Hubert Mingarelli nous offre une image à la fois déchirante et apaisante des liens de tendresse entre un homme et la chienne malade, belle et sombre métaphore pour rappeler qu'on n'aime pas sans mal, qu'on ne vit pas en ignorant la mort.

Un beau roman, vraiment.

La route de Beit Zera, Hubert Mingarelli, Stock, , peur de l'autre, littérature française, roman

La route de Beit Zera

 Hubert Mingarelli

Stock 2015-03-25

 ISBN : 978-2-234-07810-9

 

 

15/03/2015

Meursault, contre-enquête

Parfaitement intrigant, ce titre de l’ouvrage de Kamel Daoud,   un énorme clin d’œil à la littérature française  du vingtième siècle et à l’un de nos écrivains emblématiques,   de sorte que j’étais impatiente d’entrer en connivence. Ce roman audacieux s’offre le luxe de confronter deux regards a priori opposés sinon antagonistes,   en réinsérant dans une histoire vieille de soixante-dix ans un personnage déterminant. Prendre la parole au nom d’une victime, fût-elle virtuelle,   m’est apparu comme une source de réflexion et de courage. Parce qu’il faut quand même un certain culot pour greffer son premier roman sur l’un des ouvrages les plus connus de la littérature. D’emblée, Kamel Daoud embarque son lecteur dans un  jeu de miroirs  où le lecteur comprend qu’il va perdre ses repères : Où se situe la réalité quand les victimes fictionnelles ont le pouvoir de changer le cours de l’histoire?

Dès l’incipit, le lien est établi avec l’œuvre de référence, rien de moins que l’Étranger d’Albert Camus:

Aujourd’hui, M’ma est encore vivante.

À moins de ne pas l’avoir  jamais lu, qui pourrait ne pas reconnaître la phrase initiale du roman de Camus :  Aujourd’hui maman est morte.

Kamel Daoud, écrivain contemporain algérien,   place donc la barre très haute, en développant son intrigue comme une réponse parallèle  à la confession du Meursault de l’écrivain français. Construit en brefs chapitres, le récit se situe dans un petit bar à l’avenir incertain puisqu’il est l’un des derniers à servir du vin, ce que  Haroun, le narrateur, souligne avec malice, comme une annonce  préalable des transgressions à venir.  Il y poursuit  chaque soir une confession adressée à un universitaire en quête   de matière pour sa thèse. L’écrivain oranais connaît son Albert Camus sur le bout des doigts, et s’amuse à émailler son texte de références multiples qui ne se cantonnent pas au seul roman visé. Au fur et à mesure que prend forme le récit,   Daoud ouvre des perspectives qui débordent du cadre de la simple réponse à un mythe disparu depuis longtemps.

L’idée forte du départ consiste à donner une existence concrète à la victime que  Meursault cite avec condescendance comme l’Arabe,   personnage négligeable dont  la mort gratuite ne sert qu’à accentuer la vacuité morale du meurtrier, son incapacité à ressentir  les émotions et  la valeur morales de ses actes.   L’auteur  répond à l’anonymat incongru qu’il relève : C’est important de donner un nom à un mort, autant qu’à un nouveau-né. ( Page 32) Avec une implacabilité toute camusienne, Daoud expose progressivement une thématique bien plus large. Le roman  initial, écrit en 1942, s’inscrit dans une Algérie coloniale où son monde est propre, ciselé de clarté matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons. La seule ombre est celle des «Arabes », objets flous et incongrus, venus « d’autrefois » comme des fantômes avec, pour toute langue, un son de flûte. (Page 12). Mais au fil du discours émergent des considérations sur les ressauts de l’Histoire algérienne, de la  guerre de Libération et ses attentes déçues à sa situation actuelle déchirée entre tentation radicaliste et laisser-faire fataliste. Et l’on comprend peu à peu que, porte-parole de son frère Moussa,   la victime emblématique et pesante,  Haroun raconte le sort et le destin de l’Algérie, coupable à son tour d’aveuglement et de morts absurdes:  sous l’influence de M’ma, Haroun  a tué une nuit un rôdeur qui s’est avéré être un colon désarmé  en fuite. Par malheur, le meurtre a lieu le lendemain de la Proclamation d’Indépendance, il perd la légitimité qu’il aurait eue la veille !

Je ne te raconte pas cette histoire pour être absous « a posteriori » ou me débarrasser d’une quelconque mauvaise conscience. Que non ! À l’époque où j’ai tué, Dieu, dans ce pays, n’était pas aussi  vivant et aussi  pesant qu’aujourd’hui et de toute façon, je ne crains pas l’enfer. J’éprouve juste une sorte de lassitude, l’envie de dormir souvent et, parfois, un immense vertige. ( Page 97)

Ainsi Kamel Daoud renvoie dos-à-dos les protagonistes des deux romans, chaque victime recèle sa part de culpabilité. Haroun, qui se qualifie lui-même de vieil homme, transparaît comme une métaphore du destin de son pays: atteint dans l’enfance par la brutale disparition de son aîné, il  se reconnaît bien davantage jouet des manipulations maternelles. Le besoin de vengeance de M’ma nourrit une folie qui pèse sur Haroun et le prive de son libre arbitre. À ce jeu de dupe, comment être certain que Moussa, dont le corps n’ a jamais pu être  pleuré,  est bien le  mort de Meursault ? M’ma s’est-elle emparée de ce crime avoué pour  donner du sens à sa solitude, aux abandons successifs de ces hommes ?

Telles des poupées gigognes,   les thèmes du livre se libèrent au fil  des conversations successives qu’ Haroun livre à son visiteur.  Le style fluide du discours oral ne prive pas le journaliste écrivain de livrer de belles envolées poétiques : Le lendemain du meurtre, tout était intact. C’était le même été brûlant avec l’étourdissante stridulation des insectes et le soleil dur et droit planté dans le ventre de la terre. (Page 97)

 Le succès de ce roman, dont le format est calqué sur celui de son modèle, ultime œillade d’un petit frère de plume à son devancier est déjà gagné. J’ai lu sur divers sites  les remarques étonnantes qu’a livré l’auteur sur son rapport à la langue française, qu’il qualifie de bien vacant  laissé derrière eux comme leurs maisons, par les colons en partance. Force est de constater combien ce passé pèse encore sur la conscience culturelle du pays, comme une chaise  désertée par un absent dans une maison de famille, autour de laquelle chacun tourne sans  pouvoir décider de se l’approprier. Et pourtant, Kamel Daoud vient de faire la preuve  retentissante qu’il a sa place dans la maison littérature francophone.

 

Pour suivre, ce site très riche  et documenté que certains d’entre vous pratiquez peut-être déjà. 

 

http://www.contreligne.eu/2014/06/kamel-daoud-meursault-c...

 

 

 

Kamel daoud, littérature francophone, littérature algérienne, référence Camus, Meursault contre -enquête, l'étranger droit de suite

 

 

Meursault, contre-enquête

Kamel Daoud

Actes Sud  Mai 2014

ISBN :978-2-330-03372-9