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15/01/2015

Collisions


        Pourquoi donc lire un polar ? La vraie vie n’est-elle pas assez noire en ce début d’année ?  En fait, il me semble que lire des horreurs bien au chaud dans son lit ou blotti sur son canapé revient à  s’octroyer des vacances de la vraie vie, plombée par son cortège d’incertitudes et d’angoisses, en accédant temporairement à la vision délirante d’événements dont on sait bien, à tout prendre, qu’on sortira indemne. C’est le propre de la fiction. La construction d’une histoire inventée dont la fonction permet la prise de recul face à une réalité étouffante, sordide, révoltante… Donc, j’ai achevé Collisions, un polar  signé Emma Dayou alors que commençait tout juste le cauchemar de la semaine dernière. Et de me dire que cette intrigue  fondée sur d’obscurs secrets, pour effroyable qu’elle soit, se révèle moins barbare que l’actualité.

 

Pourtant, l’ambiance de cette nuit lilloise est sinistre, plombée par la pluie et la découverte d’un premier cadavre de femme pour la jeune Claire, dont  cette affaire constitue le baptême au sein  de  la police judiciaire. Emma Dayou pose d’entrée  le décor et  l’atmosphère avec justesse et poésie :

«  La pluie répandait des milliers de gouttes d’eau. Elles martelaient sans répit le sol, rebondissaient, dégoulinaient des toits, s’infiltraient dans le col du blouson de Claire (…)Les lampes aveuglantes de l’équipe scientifique éclairaient le cadavre d’une femme blonde et nue. Une photographie de l’ensemble s’imposa à elle. Le blanc du corps. Le noir de la nuit. La blondeur des cheveux auréolée par le halo des lumières  des projecteurs troublé par la pluie. » (Incipit du Roman, page 9)

 

En une suite de courts chapitres aux connotations précises, personnage concerné date et heure, l’auteure  confère au développement de son intrigue un aspect détaché de l’affect, une précision documentaire, comme s’il s’agissait d’un rapport. Paradoxalement, la psychologie des personnages, en particulier les caractères féminins en paraissent d’autant plus touchants.  Claire, en premier lieu que le caractère sexuel de l’agression déstabilise plus qu’elle ne le souhaiterait. Très rapidement se juxtapose le drame caché de Rose, une jeune adolescente élevée par un père solitaire. Les progrès de l’enquête se dévoilent peu à peu au rythme des pistes suivies par les différents membres de l’équipe. Emma Dayou tire un parti intéressant des différences entre les quatre policiers. Les « vieux de la vieille » aux pratiques expérimentées, l’informaticien aux astuces geek, la jeune femme et ses intuitions qu’elle doit imposer.

Bien sûr, je ne vous dévoilerai pas davantage les ressorts du suspense, qui promet fausses pistes et frissons de bout en bout.  L’auteur joue à maintenir l’équilibre entre les deux intrigues, et le lien ténu tissé subtilement  entre les protagonistes. Les derniers chapitres sont prenants à souhait, la résolution de l’enquête se double d’une menace mortifère concernant une nouvelle victime, le lecteur  est contraint de se hâter pour en finir… Bref, mission réussie pour ce roman noir.

 Si Collisions répond aux critères du genre policier, je voudrais pour ma part souligner l’écriture d’Emma Dayou. Au-delà du rythme des phrases et du découpage de l’intrigue, qui appartiennent bien à l’évolution du genre— j’ai noté plus haut les descriptions du décor—je reviens  sur la psychologie des personnages féminins. Chacune d’elles  oppose sa fragilité à une force intérieure qui lui permet de résister : ainsi Rose, l’adolescente  mentionnée plus haut, dont nous mesurons simultanément la confusion et le désir de surmonter  son épreuve :

« Son seul désir maintenant était de tenir dans le monde des Autres. Ne pas tomber. Des gestes simples comme se lever le matin, s’habiller, monter dans un bus, s’asseoir à côté de quelqu’un en classe lui demandaient beaucoup d’efforts, mais elle y arrivait. Elle devait y arriver sinon elle serait en danger. Personne ne devait apprendre ce qui s’était passé. Les flocons de coton devaient rester dans la taie d’oreiller. Elle devait avoir les cheveux lissés. Ne rien dire, ne rien montrer. Rester debout. « ( Page 23) 

 Des mots qui suscitent une empathie instinctive par des portraits en creux  de personnages humains, forcément attachants.  Une incursion captivante dans ce quartier de la cité nordiste qui vaut le détour…

 

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Collisions

Emma Dayou

L’aube (septembre 2014)

ISBN :978-2-8159-1075-0

 

 

 

10/01/2015

Un secret du docteur Freud

De la lecture de ce roman, ma première impression concerne le ton, la nature du récit. Malgré sa qualification de roman, j’ai maintes fois pensé qu’il s’agissait d’un documentaire, une compilation d’informations somme toute fort plausible.  Éliette Abécassis réussit à mener son ouvrage sur une ligne à la fois  intimiste et inquiétante, même si le lecteur sait pertinemment que le Père de la psychanalyse a bel et bien réussi à quitter l’Autriche.

Le récit se situe à Vienne, au lendemain de l’Anschluss. Les nazis entendent établir leur loi sans tarder, régler le sort des juifs, et Freud représente une double cible, à la fois par ses origines familiales et par  sa position professionnelle. La psychanalyse,   jeune science encore, est honnie par les nouveaux maîtres de Berlin et Vienne, considérée comme un cancer de la pensée. L’ouverture du roman montre justement Sigmund Freud exhortant ses disciples et amis à fuir le plus rapidement possible. Le vieil homme est conscient du danger, mais sent confusément qu’il ne peut s’extraire aussi rapidement  à sa vie. De fait, son fils Martin trouve dans les archives un document dont le rappel le bouleverse.  Cette lettre ranime une querelle douloureuse qui l’a irrémédiablement séparé d’un ami très proche.  Éliette Abécassis nous montre un Freud  très humain,   devenu fragile malgré son aura et l’influence qu’il exerce en Europe comme dans le monde déjà. La maladie et l’âge en sont responsables,   mais l’auteure s’attache à restituer les pensées d’un homme qui ne peut trancher  le cours de son existence, reléguer d’un seul coup les étapes qui ont jalonné  son parcours intellectuel. L’écrivain nous décrit les scrupules et les désirs de son personnage, tandis que la menace se fait chaque jour plus pressante. Nous entrons dans l’univers d’un homme pressé par le temps, par les différents membres de sa famille, par ses amis, parfaitement conscient  que les intimidations dont il est l’objet ne sont pas de simples bravades. Éliette Abécassis met admirablement en scène cette intensité dramatique lorsqu’elle développe les interventions de la princesse Bonaparte, amie historique et disciple du médecin et surtout lorsqu’elle décrit les deux face à face qui opposent Freud au représentant de ses ennemis, le sinistre Sauerwald.

Ce sont les points fort de cet ouvrage. On sourira  à l’évocation d’un Freud gâteux de son chien, on s’étonnera de la discrétion obligeante de Martha, la femme du docteur, ou à l’impétuosité capricieuse de Marie Bonaparte, autant d’éléments destinés à  donner vie aux différents protagonistes. Mais j’ai trouvé un peu longue la résolution du fameux secret, que nous finissons par comprendre, alors même que sa teneur donne  un éclairage particulier à l’élaboration de toute l’œuvre du docteur Freud,   ce qui m’a laissé une impression d’inachevé. 

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Un secret du docteur Freud

Éliette Abécassis

Flammarion

Août 2014

ISBN :978-2-0813-3085-6

29/12/2014

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

Sans surprise, le thème du dernier roman de Patrick Modiano concerne la quête du passé, l’histoire personnelle que le personnage central, Jean Daragane,   n’a aucune intention d’exhumer au départ. Cet alter ego de Modiano, un écrivain un tantinet misanthrope, est dérangé au cours de sa sieste (et du cours de  sa vie) par un curieux appel d’un inconnu qu’il pressent comme une menace. Il se rend néanmoins au rendez-vous imposé par l’importun, entrant ainsi dans le mécanisme d’une remontée dans le temps qui deviendra bien vite incontournable.  Comme dans tous ses ouvrages, Modiano promène son lecteur dans le dédale des adresses parisiennes, il se sert du décalage  entre  le souvenir des lieux et la  réalité présente pour mieux accentuer l’évanescence du passé et faire ressentir le trouble que provoque la convocation des fantômes.

Si Modiano prend la peine de décrire son personnage en homme  mûr qui s’est construit sur un rejet des relations familiales compliquées et insatisfaisantes, il s’amuse à mettre sur sa route deux personnages aux intentions  troubles  qui le conduisent à ce retour sur son propre chemin, parsemé de zones d’ombre et d’ambiguïté. Très vite le lecteur perçoit la confusion de l’écrivain face aux évocations, en apparence anodine, de patronymes déposés par hasard aux détours d’un roman,   comme une bouée invisible.  On est presque en droit de se demander si la ficelle n’est pas un  peu grosse… Et puis, peu à peu, il devient évident que le hasard mène bien la danse, que les petits cailloux qui semblent semés sans rime ni raison l’ont été comme autant de balises destinées à guider chacun vers « sa » vérité. Jean Daragane se prend à ce jeu, ce passé oublié devient obsédant. Il se mue en enquêteur acharné à retrouver les clés des événements et des  êtres qui l’ont entouré dans son enfance. C’est une femme dont la présence émerge, et cette femme n’est pas sa mère. Les réminiscences concernant Annie Arstrand sont troublantes, ambivalentes. Au passage, Modiano  alias Daragane nous convie dans une maison mystérieuse où se sont tramées sans aucun doute de louches affaires… Mais chut, Modiano n’est-il pas le roi de l’esquive, nous resterons comme Daragane, des témoins au regard flou, des   oreilles sourdes à la bande son,   des personnes en quête d’enfance, indéfiniment… 

 

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 Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

 

Patrick Modiano

Gallimard (nrf)

Août 2014

ISBN : 978-2-07-014693-2

20/12/2014

Le Royaume

Présenté comme LE livre de la Rentrée, si l’on en croit la plupart des critiques publiées. Et je reconnais  d’emblée que cette dernière mouture d’Emmanuel Carrère ne m’a pas déçue. Pourtant, comme beaucoup,   j’aborde ses livres avec un curieux mélange d’envie fortement mâtinée de circonspection. Carrère, c’est encore un écrivain qui parle beaucoup de lui…

Mais il faut nuancer tout de suite. Le positionnement personnel d’Emmanuel Carrère dans ses ouvrages n’entre pas, et de loin, dans la pose satisfaite des auteurs Narcisse nombrilistes. La démarche de Carrère consiste à partir de son vécu pour nourrir d’authenticité sa réflexion.  Ce qui ressortait comme parti pris dans d’autres vies que la mienne, et qui va ici encore plus loin.

Tout bien considéré, la qualité essentielle qui donne envie de le lire tient à  la manière dont l’auteur traite son lecteur : il l’entretient en ami de ses réflexions, il poursuit tout au long de ces 630 pages une conversation à cœur ouvert, sans fausse modestie ni admonestations péremptoires. Le rythme du livre, sa découpe en brefs sous chapitres permettent de répondre, de noter nos réactions, d’être en phase ou de protester quand le cœur nous chante. Emmanuel Carrère excelle dans le ton de l’aparté comme dans l’expression du doute ; si je m’en octroyais le temps, je dénombrerais l’utilisation du « peut-être » au long de son discours. 

Certains se sentiront rebutés par le thème du livre : ah, encore une démonstration de catho pour exciter la guerre de religion  qui marque ce début de siècle. J’en connais qui pense que même toucher le livre peut-être contagieux. Mais non, Carrère l’avoue : il a donné, il en est sorti dé-fi-ni-ti-ve-ment, promis, juré… Ce qui ne veut pas dire qu’en renégat bon teint, il est interdit de réfléchir sur ce qui fascine dans le catholicisme, et permet à l’Église de perdurer, même mal, depuis plus de 20 siècles. 

Faute de pouvoir se représenter le charisme de la personne qu’était Jésus de Nazareth, E Carrère fonde son enquête sur le personnage de Paul tout d’abord, dont le portrait se dessine en creux et en relief dans la véhémence de ses  fameuses épîtres  comme dans les Actes des Apôtres, recensés par un certain Luc. Ni l’un ni l’autre n’ont été des témoins directs de la vie du Christ : Paul a commencé, on le sait, par persécuter les  juifs dissidents qu’étaient les adeptes de ce nouveau Gourou (sic).  Luc est né plus tard, probablement en Macédoine.  Il a rencontré Paul en tant que prêcheur,   et son influence s’est révélée déterminante pour ce médecin cultivé.  À son tour, il a tout quitté,   lui aussi s’est fait disciple, de Paul d’abord,   puis au fil du temps, ce lettré s’est questionné jusqu’à ressentir l’urgence de formuler la trace écrite des idées bouleversantes, proprement révolutionnaires, qui sont à la source d’une grande page de l’Histoire des hommes.

Cette enquête à vingt siècles d’écart est un vrai défi à la raison et à la rationalité. Le point de vue initial  d’Emmanuel Carrère  postule  que ce sont les personnalités de ces hommes qui ont forgé la naissance d’une des trois (quatre si l’on admet le Bouddhisme) religions les plus importantes de notre civilisation. À la lecture des Lettres que Paul adressait à ses églises locales, les premiers fidèles, Carrère dresse le portrait d’un homme véhément, habité d’une force de persuasion et de conviction personnelles, intuitif et ombrageux, capable de mauvaise foi. Nous voilà devant un homme, dépouillé de son auréole sanctifiée par l’établissement d’un Canon dogmatique. La personnalité de Luc émerge également de son style, moins abrupt, plus nuancé et  du choix des images retenues, les paraboles et miracles relatés. 

Le Royaume s’impose dans notre paysage culturel autant que cultuel par l’intelligence, l’érudition et la finesse de ses analyses, la faconde de l’auteur qui nous fait croire qu’il écrit aussi simplement qu’il parlerait dans son salon ou sa retraite alpine.  Finalement, voilà un livre qui se quitte à regrets, existe-t-il meilleure recommandation ? 

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Le Royaume

Emmanuel Carrère

P.O.L (août 2014)

ISBN : 978-2-8180-2118-7

 

14/12/2014

Moment de grâce

Décembre se vit fébrile et  festif comme chaque année.

Un événement particulier cependant a agité l’espace d’une semaine la petite communauté de ma petite ville. Notre libraire fort appréciée  fêtait les dix ans d’existence du Jardin desLettres. Contre vent et marées,  dans son magasin de proportions modestes,  Catherine tient tête depuis une décennie aux entreprises  gloutonnes qui diffusent sans compter  par franchise ou réseaux mondiaux. Il faut du courage pour jouer au petit Poucet,  il faut de la ténacité, de la persévérance et de la chance, c’est une manière d’épopée que   cette femme menue et décidée pourrait nous conter , nonobstant sa réserve naturelle, avec un drôle de sourire ému dans le regard. C’est ainsi qu’elle remercie les habitués de son antre. Pour l’heure, ou plutôt la semaine passée, Catherine avait concocté un programme d’animations pour tous les goûts, tous les âges:visites d’ auteurs, et buffet de clôture.  Pour ma part, c’est au café –lecture du mardi que je voudrais rendre grâce. Mes fidèles- et- discrètes- souris- lectrices se souviendront que j’ai laissé par le passé un billet ou deux pour évoquer ces moments de partage autour d’un livre, d’un auteur. Curieux défi de nos jours, réunir un public fervent  dans un café vieillot  du centre bourg pour écouter  une lecture à voix haute devant un verre de rosé ou une infusion de verveine.

Mardi dernier, il s’agissait d’honorer la vitalité du Jardin des Lettres, de donner une audience à un auteur choisi, d’incarner ses mots par le truchement  des voix conjuguées d’Yves, Hélène et Laure. Pour cette belle occasion, le comité des lecteurs a élu un texte de  Patrick Modiano, distinction Nobel oblige. Leur choix s’est porté sur Dora Bruder, un texte de 1997, réédité en poche folio, comme la plupart de ses œuvres.  Mais cerise sur le cadeau, deux violoncellistes de l’école de musique se sont installées devant le comptoir du Cercle Philharmonique.  Ce texte difficile, porté par la lecture respectueuse mais vivante des trois voix qui s’entremêlent et se répondent, acquiert une profondeur inégalée qui nous installe dans le Paris de l’occupation, dans les hôtels modestes et sans confort où les familles d’immigrés aux maigres ressources s’abritent vaille que vaille.  Soulignée par quelques extraits des Suites de Bach et Boccherini, la quête de l’écrivain pour retracer le destin de cette famille d’émigrants « ordinaires » devient l’espace de deux  heures notre quête. Pourtant bondée, la salle du café est devenue une seule oreille, attentive aux efforts d’ Ernest, le père de Dora, pour devenir quelqu’un; Modiano note à propos de ses journées consacrées à la recherche des lieux où ils ont vécu :

«  On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. » ( Page 28-29)

Au fil des pages où Patrick Modiano égrène les résultats de ses recherches inlassables, l’émotion croît parmi le public. Les détails de leurs conditions de vie, la révolte de la jeune Dora qui fugue pour fuir sans doute une promiscuité étouffante, Modiano va les extirper des archives scolaires, du commissariat où Ernest se résout à signaler la disparition de sa fille, malgré le danger  de se faire remarquer des autorités françaises, en 1941, quand on est étranger et juif. Et puis le processus des rafles commence, Ernest et Dora sont arrêtés et là, ce sont des documents précis qui en témoignent.  Plus âpre parce que plus concis qu’une fiction, ce petit livre, à peine 150 pages, dépeint le calvaire  inique de personnes que tout condamnait à l’anonymat, à se fondre dans la grisaille des murailles. Par la ténacité et la clairvoyance d’un auteur justement mis à l’honneur, les petites gens deviennent de vraies personnes, leur vie palpite à nouveau le temps d’une lecture, le temps qu’on ne les oublie pas tout à fait.

 

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01/12/2014

Ma vie

Les mémoires d’Isadora Duncan ne paraissent  pas d’actualité, mais  comme nous visitions en Septembre dernier le musée Rodin,    nos discussions ont dérivé sur le destin particulier des femmes artistes de la même  époque, dont bien sûr Camille Claudel.  Alors que nous  choisissions dans la libraire du musée des ouvrages relatifs à cet échange, mon amie Alice a mis la main sur celui-ci, qu’elle m’a ensuite adressé. Ce petit historique personnel  pour éclairer  l’intérêt de la lecture d’une autobiographie qui surprendra plus d’une fois par son contenu autant que sa forme, et a le mérite d’apporter incidemment une belle pierre dans le jardin de la défense du droit des femmes à disposer  de leur vie.

La vie d’Isadora n’a pas été un chemin couvert de pétales de roses. Elle est née en 1877 à San Francisco au sein d’une fratrie de quatre enfants, abandonnée par le père. Sans grandes ressources, sa mère élève et éduque seule ses enfants. L’évocation de la figure maternelle est constante, cette femme de caractère, d’une grande sensibilité artistique, compense les manques du foyer par une ouverture intellectuelle et  esthétique sans limites. On a faim chez les Duncan, mais les soirées sont poétiques et musicales. La jeune Isadora semble animée d’une vivacité et d’une énergie sans réserve. L’extravagance maternelle se substitue largement  au cadre rigide des écoles d’alors  (nous sommes à la fin du XIXe siècle), elle apporte en revanche à la fois la liberté de se réaliser et l’exigence du perfectionnisme créatif.  Ce sont des valeurs absolues qu’elle va défendre toute sa vie.

L’exercice d’écriture de Mémoires est difficile. Quel qu’en soit l’initiateur, les pièges y sont nombreux. Comment dérouler scrupuleusement le cheminement accompli quand on occupe la double position de sujet et d’objet ? Comment résister à l’oubli,   de reconnaissance ? Qui peut prétendre savoir extraire et rapporter la Vérité d’une suite passionnée de faits, d’événements et de témoignages alors qu’on est encore en plein milieu de la route ? Car Isadora est morte jeune (cinquante ans) sans avoir renoncé à l’intensité de ses actes ni  de ses idées. Elle le sait bien et confie dans sa préface : «  Aucune femme n’a jamais dit  la vérité de sa vie. Les autobiographies de la plupart des femmes célèbres sont une série de relations de leur existence extérieure, de détails et d’anecdotes futiles, qui ne donnent aucune idée de leur vie véritable. Quant aux grands moments de joie et de détresse, elles gardent à leur égard un étrange silence. » ( Page 10)

Qu’on n’attende donc pas ici un récit véridique, mais plutôt un exposé dont le but avoué repose sur l’éclairage de sa passion, le renouveau de la chorégraphie et par-dessus tout l’alliance charnelle quasi mystique entre musique et mouvements. Elle s’appuie sur la culture hellénistique: rétrospectivement, les expériences de la fratrie pour alimenter son  inspiration aux sources du Parthénon prêtent à sourire.    Sa première liberté, si chère, est de rejeter toutes les contraintes du ballet  classique.  Par extension pourrait-on dire, elle rejette aussi toutes les obligations du code moral de la société de l’époque. De sa vie privée, Isadora  ne fait pas mystère, même si elle s’autorise des « impasses » comme nous disions autrefois à propos de sujets qui ne semblaient pas mériter nos efforts. Il est probable que la rumeur publique conserve en mémoire le fracas des scandales qui ont émaillé sa biographie : amours passantes, unions éphémères, la perte de ses enfants et les circonstances inouïes de son fatal accident. Isadora mentionne encore et justifie sa haine des liens juridiques matrimoniaux. Elle  s’oblige à raconter  les bouleversements  angoissants des enfantements et la joie céleste que l’innocence et la vitalité des enfants procurent, elle en vient aux moments douloureux de leur perte, et les mots ne mentent pas quand ils hurlent l’horreur du chagrin. Ce sont des passages où elle ose encore se mettre à nu, et ce courage est touchant ô combien et reste universel.

Isadora Duncan a-t-elle contribué à dénouer le carcan  qui entravait les destins des femmes,  comme ses contemporaines Suzanne Valadon, Camille Claudel, Colette, Eléonore Duse,  dont elle fut l’amie,  et tant d’autres ?  Ma vie   retrace ses combats publics et privés et constitue un témoignage à verser au profit des combats pour la défense de la liberté des femmes. Mes réserves s’appliqueront en revanche à pointer les lourdeurs de la traduction,  les répétitions trop fréquentes du mot Art, même s’il est le leitmotiv de son auteur.

 

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Ma vie

Isadora Duncan

Poche folio  2013

 Édition originale 1928 puis en 1932 par Gallimard pour la traduction française de Jean Allary.

 

J’ai recherché et visionné grâce aux médias actuels  des documents relatifs à ses chorégraphies, ils illustrent les pages où elle exprime ses recherches. Voici en partage les adresses de deux vidéos :

http://youtu.be/Kq2GgIMM060

 

 

 

 

 

 

 

 

23/11/2014

Secrets de Polichinelle

 Par ce recueil de huit longues nouvelles, Alice Munro nous invite à explorer les petits coins cachés de nos consciences,   les désirs inavoués qui nous poursuivent malgré nos efforts pour les oublier, les événements qui constituent le mille-feuilles de nos histoires personnelles.  Ce sont toujours des femmes ou des jeunes filles qui focalisent l’attention de l’écrivaine, motivée par   la manière dont ces femmes se débattent entre conformisme et exigence de leurs propres fantasmes. La vérité est souvent occultée, ou du moins Alice Munro montre ainsi que la vérité profonde des êtres reste souvent enfouie sous le fatalisme des apparences, à moins que…

C’est ainsi que dans Une vraie Vie,   Alice décrit avec humour les relations de trois femmes plus campagnardes qu’urbaines dans le Canada des années 30. Les manières n’y sont pas très sophistiquées et  la priorité de ce groupe d’amies est fondée sur la survie émaillée de ces plaisirs  féminins qui passent pour superflus, comme la couture de robes ou la confection de rideaux. Et pourtant, toutes vont conjuguer leurs efforts pour encourager le remariage de la moins gâtée d’entre elles.  

La première nouvelle, Emportés, m’a paru plutôt poignante par sa description de la relation épistolaire qu’une bibliothécaire établit avec un jeune concitoyen blessé sur le front en Europe, en 1917. La jeune femme, Louisa, n’a pas sollicité ce courrier, mais elle s’attache à répondre à ce militaire qui vit de terribles moments, bien que ses descriptions en soient très circonspectes.  Et puis, la guerre s’achève et Louisa guette le passage de Jack, qui devrait être rentré. Mais Louisa attend en vain à la bibliothèque, et finit par épouser Arthur Doud, l’héritier de la plus importante entreprise de Carstairs. Un jour, elle finit par apprendre que Jack est pourtant revenu et a épousé une certaine Grace dont il a eu trois enfants, avant d’être tué par accident dans la fameuse scierie Doud. Tout un pan des rêves enfouis  de Louisa part ainsi dans l’évanescence du temps impitoyable :

Puis il leva  la tête, la secoua, et fit une déclaration.

 «  L’amour ne meurt jamais. »

Elle se sentit irritée au point de s’offusquer. Voilà tout ce que les discours font de vous, pensa-t-ellle : une personne capable d’affirmer des choses semblables. L’amour meurt tout  le temps, ou du moins devient-il détourné, étouffé— Il pourrait tout autant être mort.

( Pages 64-65)

Alice Munro ne progresse jamais de façon linéaire dans la menée de ses récits.  Elle procède par sauts de puces, d’un caractère à un autre, d’un événement marquant la petite communauté à l’évocation des souvenirs fondateurs.  Son style utilise à merveille la manière anglo-saxonne de dire les choses en ayant l’air de ne pas y toucher. J’ai retrouvé cet art de l’ellipse qui caractérise nombre de femmes de lettres du côté d’Albion : Barbara Pym et sa grande sœur Jane Austen.

Ma nouvelle préférée, celle qui ouvre la plus large fenêtre aux fantasmes s’appelle la Vierge albanaise.   Elle comprend soixante pages, mais prend l’intensité d’un roman.  Malgré les multiples masques appliqués aux personnages, l’héroïne Charlotte devenue Lottar avant de réapparaître en une étrange  visiteuse de librairie, connaît un destin extraordinaire, enlevée par des villageois aux mœurs reculées au cours d’un voyage touristique. Comme dans toutes les nouvelles du recueil, le récit atteint son apogée quand l’auteure rompt le déroulement en nous ramenant à d’autres périodes, nous obligeant à lire plus rapidement pour renouer les fils. Certains lecteurs  n’apprécieront sans doute  pas   le procédé, mais  je crois qu’il sert à voiler  la crudité des situations, à étoffer le foisonnement  onirique de nos consciences.

«  Mais je n’étais pas abattue. J’avais opéré un changement radical dans ma vie, et malgré les regrets qui m’étreignaient chaque jour, j’en éprouvais de la fierté. J’avais le sentiment d’être enfin entrée dans le monde, avec une véritable peau neuve. (…)  Je lisais, mais sans but ni engagement. Je lisais des phrases prises au hasard dans des livres que j’avais toujours voulu lire. Souvent, ces phrases me semblaient si satisfaisantes, ou si belles et insaisissables, que je ne pouvais m’empêcher d’abandonner tous les mots qui se trouvaient autour pour céder à une émotion particulière. J’étais vigilante et rêveuse, coupée de chaque individu, mais toujours consciente de la ville elle-même—laquelle me semblait un lieu étrange. » (Page 138)

 

Quels que soient les époques et les personnages créés par Alice Munro, ces histoires nous mènent vers des univers incertains et fragiles, où la réalité des rencontres  et des situations fluctue selon les ressentis. Pas de vérité incontestable chez Madame Munro, mais ses qualités de conteuse donnent envie d’aller vagabonder du côté de Carstairs.

NB : il s’agit d’une vraie ville de L’Alberta, mais dépeinte  ici dans une version personnelle à l’auteure.

 

 

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 Secrets de Polichinelle

Alice Munro

Points 2012 (éditions de l’Olivier)

Édition originale  1995 Open secrets     

 

19/10/2014

Le Goût des mots

Fine observatrice de nos sociétés, analyste pertinente de nos comportements et de nos motivations, Françoise Héritier consacre ce nouvel essai à la jouissance du langage. Chacun de nous perçoit d’abord  sa langue maternelle par les sens : l’ouie évidemment en premier chef. Mais l’auteur nous convie à retourner puiser dans nos premiers rapports aux mots les sensations  initiales, parfois plus abruptes et détachées de l’organisation du sens du discours.  Dans ce qu’elle appelle « cette parlure intime (…) assez mécanique (…) au delà- des encordages du sens »,   chacun de nous peut raviver le souvenir d’un mot que l’on a déformé involontairement en lui attribuant une image, une odeur, une couleur. Dans mon expérience propre, je me souviens que mon frère et moi nous battions pour être  celui qui s’assiérait autour de la table familiale sur un “ tas-de-bourets “ :Nous étions une famille nombreuse et les chaises traditionnelles occupaient trop de place dans la cuisine de la ferme. De même ma belle-mère, née parisienne, s’amusait-elle à évoquer sa méprise enfantine au sujet des « sergents d’huile » censés assurer la civilité des trottoirs et des carrefours de la capitale. C’est dire que les propositions de l’anthropologue font mouche immédiatement et avivent notre curiosité pour la suite de son propos.

Ce rapport affectif posé, Françoise Hériter développe les références aux couleurs des sons et des mots,   ce que Rimbaud  a définitivement révélé grâce au  sonnet Voyelles (1872). Mais en sa qualité d’ethnologue, l’auteure élargit la  spontanéité poétique et élabore  le recensement  de registres de mots, elle désigne comme la catégorie la plus courante ceux dont sens et assonance s’associent naturellement. Puis  viennent ceux qui créent de la « sidération, les mots qui ne ressemblent pas à la chose, qui ne lui vont pas, qui basculent dans l’étrangeté ’  » (page 17). Enfin la troisième catégorie, plus spécifique à chacun d’entre nous, regorge de trésors inventifs puisqu’elle est constituée de « tous les mots qui ont d’emblée pour moi un autre sens que celui qu’ils ont  ordinairement. ».

Je me garderais de reproduire ici les multiples exemples illustrant la démonstration.  Certains sont amusants, d’autres étonnants, la plupart déclenchent une petite madeleine enfantine  dans notre mémoire de lecteur.  Françoise Héritier projette sa recherche sur les expressions populaires, « les lieux communs qui servent à communiquer directement une expérience concrète doublée d’une émotion sans passer par le truchement d’une pensée analytique et explicative abstraite.( Page 36).

Au lecteur de  découvrir les énumérations que nous livre l’essayiste. En la matière, sa plume est prolixe. Considérons pour preuve  la liste établie pages 41-42 des différents termes s’apparentant au registre émotionnel: environ 200 mots tout de même ! il en ira de même des différents registres de mots ou d’expressions  communes, qu’elle dresse avec délectation, et que les amateurs de  verbalisation apprécieront largement au fil des pages consacrées à ces rubriques. Pour ma part j’avoue avoir trouvé de tels recensements un peu trop longs. 

La limite de l’exercice est atteinte ici, et l’on aborde  enfin un nouvel usage du recours  prolifique aux maximes toutes faites. La dernière partie de l’ouvrage de Françoise Héritier nous réserve un divertissement plus  amusant et productif, et dont s’inspirera sans doute quelque animateur  d’atelier d’écriture de ma connaissance!  Avec humour et méthode digne des Oulipo et autres essais surréalistes, Françoise Héritier  construit quelques saynètes n’utilisant que ces fameux lieux communs répertoriés. Je vous livre ici un court extrait de la seconde histoire, mais les trois exemples rachètent amplement la lassitude dénoncée un peu plus haut :

«  Je vais bientôt casser ma pipe, je le sens, mais j’y vais à reculons, croyez-moi. Je ne suis pas un saint. J’ai couru le guilledou, mais j’ai aussi assuré.

J’ai grandi à la va comme je te pousse, toujours un peu triste comme un chien battu. J’ai longtemps rongé mon frein dans mon coin avant de me lancer dans l’arène. Mais quand j’ai démarré, c’était sur les chapeaux de roues. Sans tambour ni trompette, j’ai fait mon petit bonhomme de chemin… » (Pages 97-98)

En conclusion, l’auteure confesse avoir «… jouer avec les mots pour s’en servir de la manière la plus rentable  et la plus œcuménique  possible tout en sauvegardant l’étincelle primitive de la compréhension du réel à travers les sons purs. » Elle ajoute : « Les sons sont porteurs de sens. À nous d’en tirer parti pour créer un monde … ». Mine de rien, Françoise Héritier nous glisse une recette destinée à redynamiser notre  sens de la communication englué  trop souvent dans la pratique mécanique de notre langue. En considérant chaque élément du langage comme un jeu, elle  leur attribue une nouvelle saveur  et nous ouvre les pistes d’une jouissance créatrice à tous les niveaux d’expression.

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Le Goûts des mots

Françoise Héritier

Odile Jacob (novembre 2013)

ISBN :978-2-7381-3001-3