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27/12/2015

Le Livre des Baltimore

Comme beaucoup de lecteurs du précédent opus, j’étais curieuse de découvrir le livre des Baltimore, roman inscrit dans le prolongement logique de la Vérité sur l’affaire Harry Quebert. La suite? Rien n’est moins avéré. Mais la récurrence du personnage central, narrateur omniscient et écrivain à succès de surcroît, établit sans contestation la cohérence d’un « univers » Marcus Goldman.

Une amie me faisait remarquer hier soir que ce roman ne semble pas « écrit ». Elle entendait par là qu’il lui semblait rédigé sans artifice, « comme ça vient, » au rythme de l’histoire qui se déroule. Rien n’est plus faux, évidemment. L’écriture de Joël Dicker, qui a été comparée à ses modèles d’outre-atlantique lors du succès précédant, est tout sauf « pas-écrite ». La construction de l’œuvre elle-même témoigne de l’agencement minutieux de l’intrigue, d’une analyse acérée des personnages, d’une recherche pointilleuse de l’environnement historique et contextuel des événements fictifs. Bref, du bon boulot d’écrivain, et vous pouvez ouvrir en confiance le roman. Ses 470 pages se liront sans pauses, vous emportant sans rechigner à la poursuite de cette nouvelle vérité cachée que le narrateur nomme le Drame.

 

D’entrée de jeu, Marcus Goldman ne cache pas que sa vie a connu un avant et un après le Drame. Le prologue s’ouvre le Dimanche 24 Novembre 2004,  un mois avant le Drame. Et l’injonction qui achève ce bref chapitre vaut condamnation pour tout lecteur, derechef obligé d’obtempérer :

Si vous trouvez ce livre, s’il vous plaît, lisez-le.

Je voudrais que quelqu’un connaisse l’histoire des Goldman-de-Baltimore.

 

Une invite pressante à la découverte du destin d’une famille qui semble d’abord correspondre à l’image lisse et heureuse des Américains tels qu’ils sont célébrés dans les magazines à lire chez le coiffeur, héros d’une Amérique glorieuse qui offre argent, notoriété et bonheur à ceux qui « réussissent » — comprendre gagnent beaucoup d’argent. Tels les voit avec son cœur d’enfant le petit Marcus, le neveu héritier d’une branche moins argentée mais aussi méritante, les Goldman-de-Montclair.

À travers cinq livres (parties), Joël Dicker tresse peu à peu les faisceaux d’une histoire familiale, d’une saga comme on les aime, fixant les avers et les revers d’une famille aux prises avec les contraintes de la vraie vie.

Selon la structure chronologique rigoureuse établie par l’auteur, le livre de la jeunesse perdue dresse le portrait de ces deux branches d’une même famille. Les Goldman-de- Baltimore, Oncle Saul, tante Anita, Hillel et Woody ont tout bon, ils sont beaux, riches et généreux. «  De toutes les familles que j’avais connues jusqu’alors, de toutes les personnes que j’avais pu rencontrer, ils m’étaient apparus comme supérieurs : plus heureux, plus accomplis, plus ambitieux, plus respectés. Longtemps, la vie allait me donner raison. (…) J’étais fasciné par la facilité avec laquelle ils traversaient la vie, ébloui par leur rayonnement, subjugué par leur aisance. J’admirais leur allure, leurs biens, leur position sociale. » ( Page 25). Et l’on comprend ainsi la focalisation de l’enfant Marcus sur un mode de vie sublimé par l’admiration ostensible des grands-parents, Max et Ruth :

«  Dans la prononciation du lexique familial, mes grands-parents avaient fini par associer dans leurs intonations les sentiments privilégiés qu’ils éprouvaient pour la tribu des Baltimore : au sortir de leur bouche, le mot «  Baltimore » semblait avoir été coulé dans de l’or, tandis que les « Montclair » était dessiné avec du jus de limaces. Les compliments étaient pour les Baltimore, les blâmes pour les Montclair. » ( Pages 28-29)

Marcus multiplie les séjours chez son oncle, d’autant qu’il s’entend à merveille avec son cousin Hillel, né la même année que lui. À toute lectrice au tempérament un peu famille, il semblera étonnant que les parents « Montclair « acceptent ce semi abandon du fiston. Joël Dicker distille dans la progression du récit quelques morceaux de puzzle qui laissent entendre combien les apparences cachent des réalités complexes. `

Au titre de ces réalités apparaît le thème de la jalousie : avouée immédiatement quand elle est provoquée par l’arrivée de Woody dans la famille « Baltimore ». Ce cousin opportunément intégré au clan arrange quand même tout le monde et donne bonne conscience aux parents adoptifs, dont l’image s’en trouve encore grandie.

Le livre de la fraternité perdue,  montre les fissures que d’autres jalousies engendrent. Même dans le meilleur des mondes, les enfants grandissent, les sentiments et les ambitions évoluent, chaque frustration rentrée germe en silence dans les personnalités en devenir. La fragilité physique et psychologique d’Hillel, la brutalité à peine canalisée de Woody,  les confrontations au monde extérieur à la tribu, autant d’éléments incontrôlables qui composent peu à peu un terrain miné.   La fraternité partagée par les cousins est soumise au séisme des amours refoulées et des projections sociales.

L’histoire est-elle un éternel recommencement ? À la toute fin du roman, le merveilleux oncle Saul tente de soulager Marcus du poids du Drame :

Arrête avec le Drame, Marcus. Il n’y a pas un Drame mais des drames. Le drame de ta tante, de tes cousins. Le drame de la vie. Il y a eu des drames, il y en aura d’autres et il faudra continuer à vivre malgré tout. (…) Ce qui compte, c’est la façon dont on parvient à les surmonter. ( Page 468)

 

Le lecteur connaît à ce moment du récit les raisons de cet engrenage terrible qui a anéanti la famille Baltimore. Engrenage dont la source est antérieure aux événements relatés dans les deux premières parties et que Joël Dicker ne livre qu’au milieu du roman, comme un joyau serti dans l’épaisseur des épisodes vécus par le narrateur. Il fallait en effet donner de la densité à l’origine du Mal, éclairer d’un jour nouveau la complexité des rapports Baltimore- Monclair par la relation de l’histoire aux grands-parents. Une histoire d’héritage moral en quelque sorte, où les apparences doivent être restaurées et respectées. Une histoire où se devinent les ruminations, les humiliations et les revanches, et dont chacun des protagonistes porte plus ou moins consciemment le poids.

Les deux derniers grand chapitres du Livre des Baltimore vont enfin exposer le Drame et la manière dont le narrateur va pouvoir sublimer l’épreuve. Ma première réserve concernant ce roman,  que je trouve plutôt réussi,  tient à cette happy end tout à fait romanesque entre le narrateur et Alexandra, personnage périphérique dont le caractère n’est pas négligeable. Néanmoins, fallait-il plomber la tension permanente du   récit par cette péripétie à l’eau de rose ? Dicker me paraît moins doué pour la bluette que pour le suspense.

Décidément, je préfère retenir la conclusion qui rehausse les dernières lignes de l’épilogue :

Pourquoi j’écris ? Parce que les livres sont plus forts que la vie. Ils sont la plus belle des revanches. Ils sont les témoins de l’inviolable muraille de notre esprit, de l’imprenable forteresse de notre mémoire. ( Page 476)

Une très belle dernière page qui procure une réelle émotion.

Joel dicker, éditions de Fallois, roman francophone, littérature contemporaine, suspense

Le livre des Baltimore

Joël Dicker

Éditions de Fallois /Paris

( Août 2015)

ISBN :978-2-87706-947-2

 

 

15/01/2015

Collisions


        Pourquoi donc lire un polar ? La vraie vie n’est-elle pas assez noire en ce début d’année ?  En fait, il me semble que lire des horreurs bien au chaud dans son lit ou blotti sur son canapé revient à  s’octroyer des vacances de la vraie vie, plombée par son cortège d’incertitudes et d’angoisses, en accédant temporairement à la vision délirante d’événements dont on sait bien, à tout prendre, qu’on sortira indemne. C’est le propre de la fiction. La construction d’une histoire inventée dont la fonction permet la prise de recul face à une réalité étouffante, sordide, révoltante… Donc, j’ai achevé Collisions, un polar  signé Emma Dayou alors que commençait tout juste le cauchemar de la semaine dernière. Et de me dire que cette intrigue  fondée sur d’obscurs secrets, pour effroyable qu’elle soit, se révèle moins barbare que l’actualité.

 

Pourtant, l’ambiance de cette nuit lilloise est sinistre, plombée par la pluie et la découverte d’un premier cadavre de femme pour la jeune Claire, dont  cette affaire constitue le baptême au sein  de  la police judiciaire. Emma Dayou pose d’entrée  le décor et  l’atmosphère avec justesse et poésie :

«  La pluie répandait des milliers de gouttes d’eau. Elles martelaient sans répit le sol, rebondissaient, dégoulinaient des toits, s’infiltraient dans le col du blouson de Claire (…)Les lampes aveuglantes de l’équipe scientifique éclairaient le cadavre d’une femme blonde et nue. Une photographie de l’ensemble s’imposa à elle. Le blanc du corps. Le noir de la nuit. La blondeur des cheveux auréolée par le halo des lumières  des projecteurs troublé par la pluie. » (Incipit du Roman, page 9)

 

En une suite de courts chapitres aux connotations précises, personnage concerné date et heure, l’auteure  confère au développement de son intrigue un aspect détaché de l’affect, une précision documentaire, comme s’il s’agissait d’un rapport. Paradoxalement, la psychologie des personnages, en particulier les caractères féminins en paraissent d’autant plus touchants.  Claire, en premier lieu que le caractère sexuel de l’agression déstabilise plus qu’elle ne le souhaiterait. Très rapidement se juxtapose le drame caché de Rose, une jeune adolescente élevée par un père solitaire. Les progrès de l’enquête se dévoilent peu à peu au rythme des pistes suivies par les différents membres de l’équipe. Emma Dayou tire un parti intéressant des différences entre les quatre policiers. Les « vieux de la vieille » aux pratiques expérimentées, l’informaticien aux astuces geek, la jeune femme et ses intuitions qu’elle doit imposer.

Bien sûr, je ne vous dévoilerai pas davantage les ressorts du suspense, qui promet fausses pistes et frissons de bout en bout.  L’auteur joue à maintenir l’équilibre entre les deux intrigues, et le lien ténu tissé subtilement  entre les protagonistes. Les derniers chapitres sont prenants à souhait, la résolution de l’enquête se double d’une menace mortifère concernant une nouvelle victime, le lecteur  est contraint de se hâter pour en finir… Bref, mission réussie pour ce roman noir.

 Si Collisions répond aux critères du genre policier, je voudrais pour ma part souligner l’écriture d’Emma Dayou. Au-delà du rythme des phrases et du découpage de l’intrigue, qui appartiennent bien à l’évolution du genre— j’ai noté plus haut les descriptions du décor—je reviens  sur la psychologie des personnages féminins. Chacune d’elles  oppose sa fragilité à une force intérieure qui lui permet de résister : ainsi Rose, l’adolescente  mentionnée plus haut, dont nous mesurons simultanément la confusion et le désir de surmonter  son épreuve :

« Son seul désir maintenant était de tenir dans le monde des Autres. Ne pas tomber. Des gestes simples comme se lever le matin, s’habiller, monter dans un bus, s’asseoir à côté de quelqu’un en classe lui demandaient beaucoup d’efforts, mais elle y arrivait. Elle devait y arriver sinon elle serait en danger. Personne ne devait apprendre ce qui s’était passé. Les flocons de coton devaient rester dans la taie d’oreiller. Elle devait avoir les cheveux lissés. Ne rien dire, ne rien montrer. Rester debout. « ( Page 23) 

 Des mots qui suscitent une empathie instinctive par des portraits en creux  de personnages humains, forcément attachants.  Une incursion captivante dans ce quartier de la cité nordiste qui vaut le détour…

 

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Collisions

Emma Dayou

L’aube (septembre 2014)

ISBN :978-2-8159-1075-0