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10/10/2015

Chien de printemps

Entrer dans l’univers de Patrick Modiano, c’est ouvrir une quête,   une recherche d’identité jamais facile à cerner, jamais évidente, jamais achevée. Cette fois, c’est le témoignage du narrateur, jeune homme admiratif de l’œuvre d’un photographe professionnel  qui a pris un cliché du couple qu’il formait alors un après-midi dans un café. De la vie du narrateur, nous ne saurons guère plus, si ce n’est son ambition naissante de devenir écrivain.

Comme souvent chez Modiano, c’est une photo retrouvée trente ans plus tard qui suscite le besoin de reconstituer le puzzle d’une vie. Photographe renommé, Francis Jansen a quitté Paris comme on fuit, au printemps 1964.  Quelques temps plus tôt, il avait fait la connaissance du narrateur qui s’était proposé de dresser un catalogue des photographies entassées négligemment  dans trois valises déposées dans un coin de son  atelier.

Amitié soudaine ou filiation en filigrane ? Modiano aime laisser planer un doute sur ces hommes solitaires, tentés par l’aspiration du néant.  À l’aide de souvenirs arrachés d’un passé déjà lointain — trente ans c’est la mémoire à long terme— le narrateur tente de reconstituer cet itinéraire particulier à un période charnière pour les deux hommes. Qu’est-ce qui a réellement pu pousser Jansen à s’effacer de la société où son travail était reconnu et ses conquêtes féminines faciles ?  Qu’est-ce qui fait surgir dans la conscience du narrateur un parallèle entre la vie de cet aîné à  peine connu et sa propre pérennité ?

Puzzle remonté pièce à pièce, des souvenirs  ressurgissent, circonstances et incidents, personnalités rencontrées gravitant autour du personnage, essayant de retenir celui qui est déjà un fantôme en voie d’effacement. Si Jansen fuit, ce n’est pas seulement à cause des imbroglios liés à ses histoires sentimentales.  D’ailleurs, quand il fuit sa maîtresse Nicole à cause du mari belliqueux, le photographe  n’a pas la part glorieuse. Mais justement, ce décalage nécessaire permet de mieux saisir à quel point Jansen n’est déjà plus impliqué dans sa propre existence.

Ce soir-là, il semblait brusquement intrigué par ma démarche. Je lui avais répondu que ces photos avaient un intérêt documentaire puisqu’elles témoignaient de gens et de choses disparus. Il avait haussé les épaules.

— Je ne supporte plus de les voir…

Il avait pris un ton grave que je ne lui connaissais pas :

— Vous comprenez, mon petit, c’est comme si chacune de ces photos  était pour moi un remords… Il vaut mieux faire table rase… » (Page 24)

Modiano écrit comme les impressionnistes peignaient. De touches en touches, indéfinies et floues, il fait apparaître le vivant, l’émotion, la vibration des êtres qui doutent. Un photographe fixant les tragédies du monde sur ses pellicules, un écrivain tentant de mettre en mots les destins des hommes, des créateurs que la réalité dévore parce qu’eux seuls ont pris le temps d’en  voir les incohérences. 

Ce roman de Patrick Modiano n’est certes pas l’un des plus connus, mais il m’est apparu comme l’un des plus touchants, peut-être parce qu’on ne peut s’empêcher d’y transposer à chaque page la silhouette  désormais célèbre de l’auteur à l’imperméable.

 

Quelques extraits significatifs:

Page 117 : «  J’allais disparaître dans ce jardin, parmi la foule du lundi de Pâques. Les efforts que j’avais fournis depuis  trente ans pour exercer un métier, donner une cohérence à ma vie, (…) Toute cette tension se relâchait brusquement. C’était fini.  Je n’étais plus rien. Tout à l’heure, je me glisserais hors de ce jardin en direction d’une station de métro, puis d’une gare ou d’un port. À la fermeture des grilles, il ne resterait de moi que l’imperméable que je portais, roulé en boule, sur un banc. » ( Pages 117-118)

Dernière phrase du roman : « Il m’a dit qu’au bout d’un certain nombre d’années nous acceptons une vérité que nous pressentions mais que nous nous cachions à nous-même par insouciance ou lâcheté : un frère, un double est mort à notre place à une date et dans un lieu inconnus et son ombre finit par se confondre avec nous. »Page 121

 

 

Patrick Modiano, chien de printemps, roman français, littérature contemporaine, quête d'identité

 

Chien de printemps

Patrick Modiano

Points poche (le Seuil 1993)

ISBN : 978-2-02-025260-7

 

30/09/2015

L'homme semence

 Quel joli titre n’est-ce pas pour la reprise de nos séances café-lecture ?

 

café lecture, l'homme semence, violette Ailhaud, le jardin des lettres, répression Napoléon trois, editions paroles; femmes

 

 

Pour inaugurer la nouvelle saison de nos partages autour d’un livre et d’un verre, Catherine et Hélène  ont convié Cécile à illustrer musicalement le propos. Dans l’arrière-salle des Grignot’à jeux, chez Géraldine et Julie, l’ambiance était chaleureuse et très cosy, à la mesure de ce petit bijou de littérature féminine. Écrit en 1919, ce manuscrit n’a été remis à l’éditeur qu’en 1952, par sa petite-fille, selon les volontés de son aïeule soucieuse sans doute de ne pas blesser les témoins des faits rapportés.

 

 .

L’homme semence est une histoire singulière et touchante. Autobiographique ? Sans doute, même si quelques universitaires se sont intéressés au texte pour  en élucider les circonstances historiques et débattre de la qualité de l’écriture, au langage si simple qu’il en devient étincelant de pureté, et que rehaussent quelques pépites de vocables locaux, distillés au fil du texte pour rappeler la saveur du terroir.

 

Nous sommes en 1852, dans   un village des Alpes-de-Haute-Provence, en face de la montagne du Lure, dont la narratrice nous confie qu’elle ressemble à une main d’homme vue de profil, main d’homme dont elle manque terriblement. Car le village s’est vu dépouillé de tous ces hommes par les armées de Napoléon III. Le nouvel empereur n’a pas pardonné aux hommes de la région qui se sont dressés contre son coup d’état. Le maire du village, père de la narratrice mourra en déportation, mais Martin, le fiancé de notre conteuse a été abattu dès le départ parce qu’il tentait de fuir cet enlèvement forcé. Depuis ce drame, les femmes se sont organisées pour pallier au manque de bras, elles travaillent dur et témoignent d’une solidarité profonde. Solidarité qui les pousse à un pacte secret qu’elles devront respecter. Car un jour le village isolé reçoit une visite…

 

Ça vient du fond de la vallée. Bien avant que ça passe le gué de la rivière, que l’ombre tranche, comme un lent clin d’œil, le brillant de l’eau entre les iscles, nous savons que c’est un homme. Nos corps vides de femmes sans mari se sont mis à résonner d’une façon qui ne trompe pas. Nos bras fatigués s’arrêtent tous ensemble d’amonteiller le foin. Nous nous regardons et chacune se souvient du serment. Nos mains s’empoignent et nos doigts se serrent à en craquer les jointures: notre rêve est en marche, glaçant d’effroi et brûlant de désir.

 

Le véritable talent de Violette Ailhaud consiste à évoquer en termes véridiques et sensuels le manque charnel d’amour. Elle parle sans fausse pudeur du désir et du besoin logé dans le corps, elle crée des images évocatrices qui nous touchent droit au cœur et au derme, jusqu’au frisson. 

 

Le temps nous presse, nous oppresse. Bientôt nous avons l’impression que ce temps nous crie après. Nous étions installées calmement dans l’attente, bercées dans la certitude qu’un homme viendrait. Et voici que la proximité de cet homme bouscule notre patience et trans- forme la bonne chienne qu’elle était, couchée à nos pieds, en une louve affamée.

Violette Ailhaud dévoile les pudeurs et les atermoiements de la conquête de cet homme. Un homme qui comprend le marché imposé par la communauté du village. Ce sont des pages très touchantes qui nous sont délivrées au rythme de la voix d’Hélène,   émotion qu’accompagne la guitare de Cécile et qu’elle illustre de trois chansons qui s’intègrent parfaitement dans l’évocation.

Pour accompagner le manque, Cécile a chanté  la quête de l’homme de la Mance,   la tendresse de Bourvil illustre le manque d’amour, et enfin Une sorcière comme les autres d’Anne sylvestre ponctue ce grand moment.

 

https://www.youtube.com/watch?v=wEhw9AMYOoA

https://www.youtube.com/watch?v=TQLlIgj_LFQ

 

Un grand merci à toutes les trois.

 


 

 

Éditions Paroles  les mains de femme.

http://www.editions-parole.net/siteinteractifparoleeditions/wp-content/uploads/2012/03/Extrait-HOMME-SEMENCE.pdf

29/09/2015

Oui, la littérature est vivante !

 

salon du livre, fête du livre de Toulon, rentrée littéraire, écriture, lecture, auteurs régionaux,

Ce week-end a eu lieu à Toulon la Fête du Livre.  Un partage entre  plaisir et  travail quand même, puisqu’ il s’agissait  pour moi de prêter mains fortes à nos libraires, Gérard Desprez et Catherine Fousse,   qui animent  respectivement depuis des années le bateau blanc à Brignoles et  le jardin des Lettres à Saint Maximin la Sainte Baume (lien avec le site).   Une occasion unique qui m’était offerte de côtoyer les écrivains invités. Outre Alaa El Aswany, invité d’honneur du salon, présent sur le stand la Joie de Lire, nos voisins, de nombreux auteurs illustraient de leur présence la richesse et la diversité de cette rentrée. Sans chercher à être injuste, mon petit mémo ne peut qu’évoquer les auteurs présents dans l’espace du jardin des Lettres, celui du bateau blanc étant dévolu aux auteurs de BD.

Avant de m’épancher sur les auteurs dits « parisiens », j’aimerais revenir sur les « régionaux », écrivains passionnés et impliqués dans l’écriture de leurs romans, soutenus par des « petits éditeurs », ceux qui ont pignons sur rues provinciales et ne disposent que de moyens réduits en matière de publicité : Pas de service de presse, pas d’émissions médiatiques, pas de renommée nationale. Pourtant, ils sont présents du matin au soir, jusqu’à la dernière minute précédant la fermeture, ils ne quittent le chapiteau qu’après les derniers badauds pour réinvestir leur place  un quart d’heure avant l’arrivée du premier visiteur le lendemain. Chacun d’eux témoigne pugnacité et courage pour défendre ses œuvres. À partager ces trois jours avec Christine Baron, René Barral, Charles Bottarelli,   Martine Peyron  et Martine Pilate, je suis heureuse de les citer  et de leur transmettre mon admiration. Et pour faire bonne mesure, je pointerai aussi qu’outre les librairies indépendantes qui les soutiennent, ces auteurs presque anonymes bénéficient d’un lectorat fidèle. Si la renommée se mesurait aux ouvrages vendus sur place, nul doute que ces artisans de la plume seraient autrement considérés. Certains visiteurs viennent tout exprès pour eux, cela s’entend. D’autres achètent des ouvrages dédicacés pour les offrir, d’autres encore se munissent d’histoires ayant pour cadre un paysage connu autant que fantasmé  pour les soirées d’hiver qui s’annoncent.

 Réunis autour de la même table se côtoyaient donc nos conteurs locaux et nos hôtes en séjour partagé avec la manifestation  de Manosque. Organisation compliquée, navettes insuffisantes, un casse-tête pour les programmateurs comme pour les écrivains, parfois bousculés entre interviews, séances de signatures, lectures et forum des écrivains, toutes animations se succédant au long des trois journées. Entre accueil des auteurs et encaissement des ventes, amis- souris- fidèles- et-  discrètes, la goutte d’O a bien sué ! De quoi remplir un océan… de mots.

Vous n’avez pas manqué de remarquer mon coup de cœur pour les Otages intimes de Jeanne Benameur. Figurez-vous que cette belle dame des Lettres étaient présente sur notre stand, en chair et en os, bien entendu.  Exactement comme je l’imaginais, une personnalité rayonnante autant que  discrète, une attention sans faille dédiée à toutes les rencontres : Jeanne Benameur écoute son public, elle prête la même attention aux uns et aux autres, elle se plie volontiers aux exercices imposés alors même qu’on peut deviner une lassitude surmontée. Jeanne Benameur écrit de beaux livres comme elle est une belle personne…

Propos retenus ici et là, au cours des petits échanges entre deux signatures ou volés en passant à côté du forum pendant son intervention : Le silence nourrit les mots, il permet d’entrer en résonance…

Quand j’écris, je n’utilise pas la même langue que celle que je parle. L’écriture devient une langue d’exil.

Ces paroles sont extraites de ma mémoire, elles ne sont pas contextualisées, donc c’est un exercice dangereux, mais elles sont pour moi qui les ai recueillies comme des gouttes de rosée sur le désert : elles peuvent faire pousser de belles fleurs, même éphémères.

Hédi Kaddour pour sa part s’est montré plus réservé, mais cet homme discret vit manifestement de sa littérature. Les outrances langagières ne sont pas sa tasse de thé, il ne cherche pas les sunlights et pourtant, son œuvre est belle et ses Prépondérants déjà bien reconnus par l’ensemble de la critique.

La caricature ci-dessus signée Philippe Carrese décrit bien la maturité et la drôlerie de cet homme grand et débonnaire. Il offre ses croquis à ses voisines, petites perles d’humour autant de respirations dans l’agitation et le bruit ambiants. Reste pour moi à découvrir les romans de cet écrivain qui se revendique marseillais autant que citoyen du monde.

 

22/09/2015

Otages intimes


      Ce sera sans doute l’un des ouvrages les plus marquants de cette rentrée littéraire, même si, comme son titre le suggère, sa cible ne  concerne pas forcément le   grand public. Par la grâce de son écriture mêlant adroitement  la réalité extérieure au fil des pensées et ressentis de ses personnages, Jeanne Benameur nous convie dans le chaos personnel d’Étienne, photographe de presse tout juste libéré après quelques mois  de captivité.   De manière tout à fait emblématique, ce collecteur d’images a été enlevé en plein reportage, alors qu’il observait avec fascination une femme en train de charger sa voiture pour fuir avec ses enfants la ville en guerre. 

Dès les premiers mots du roman, Jeanne Benameur nous happe dans la confusion qui habite Étienne :  La peur, l’effroi, la faim, le manque de tout et d’abord l’isolement terrible qui donne l’impression de ne plus exister. Logiquement, Étienne voudrait que ces traumatismes s’effacent en réintégrant sa vie d’avant.   Mais quand il remonte à la surface, quand il se répète que c’est fini et qu’il va retrouver le cours normal de son existence, Étienne ne parvient pas à se sentir libéré. Page 13 :

«  Depuis, c’est l’entre-deux. Plus vraiment captif, mais libre, non. Il n’y arrive pas. Pas dedans.

Quand il a été enlevé, tout a basculé. On l’a fait passer, d’un coup, de libre à captif et c’était clair. La violence, c’était ça. Depuis, la violence est insidieuse. Elle ne vient plus seulement des autres. Il l’a incorporée.

La violence, c’est ne plus se fier à rien. Même pas à ce qu’il ressent. »

Thème principal de cette chronique du retour à la liberté, Otages intimes démontre combien nous sommes tous prisonniers de nos propres peurs, de nos frustrations, de nos rêves avortés. Aux côtés d’Étienne, nous ressentons combien nos vies sont tissées de tous nos ressentis. Par Étienne, mais progressivement aussi par le truchement de ses proches, nous percevons combien nos propres sentiments constituent la première prison dans laquelle nous nous enfermons : peur de n’être pas aimé, de n’être pas à la hauteur, de ne pas  savoir aimer. Peur de soi plus que peur des autres, finalement.

Captif. Ça vibre dans son ventre, entre ses deux épaules.  La nuque. Il revoit la nuque penchée d’un prisonnier qui n’en avait plus pour longtemps.

C’est dans sa nuque aussi maintenant. Tout ce qu’il a vu. Comment a-t-il pu traverser toutes ces images pendant toutes ces années ? Il s’est cru indemne ; Il a cru… maintenant, il ne peut plus, tout est là.  Et lui, un territoire occupé. Il voudrait crier J’ai pas le droit d’avoir juste un peu de paix ?( Page 72) 

Une des images qui hantent Étienne le ramène toujours juste à l’instant précédant son enlèvement : cette femme , mère de famille ancrée dans la nécessité de fuir, donc de protéger sa famille,   symbolisée par une  mèche brune échappée de son foulard,   décrite encore et encore, dessinant l’incarnation de la volonté d’agir. Cette vision constitue sa dernière image du monde d’avant la terreur. L’hésitation qu’il a marquée avant de l’aborder pour la photographier a entraîné une sorte de blocage, de frustration dont il ne parvient pas à s’affranchir.

 

 

Parallèlement au douloureux  cheminement d’Étienne, l’amour bienveillant d’Irène sa mère, essaie de construire des digues pour qu’il se repère, balises qu’elle veut discrètes et solides. La figure d’Irène cependant ne se résume pas à cet amour maternel extrapolé. La force du roman éclate ici par la juxtaposition des douleurs personnelles de chacun des personnages.

Il a averti Irène qu’il rentrerait sans doute tard et elle est juste allée chercher un morceau de pain et du fromage qu’il a enfourné dans sa sacoche avec la gourde, comme quand il était petit.

De la fenêtre, elle l’a regardé s’éloigner.

Sa haute silhouette l’a rappelée des années en arrière. Elle s’est parlé toute seule, comme elle fait souvent. Tu marches comme ton père. Quand il rentrait de ses voyages et que je sentais qu’il n’avait qu’une hâte : y retourner. Lui aussi partait vers la forêt et même ici, dans la maison, l’attente ne cessait pas. Sa présence ne comblait rien. J’étais devenue une drôle de femme. Une femme qui attend ce n’est plus tout à fait une femme. Est-ce qu’il faut toujours que l’histoire recommence ? j’étais comme notre village, un espace traversé de ruelles qui semblent mener au centre, à la place, mais en fait qui se détournent l’air de rien et vont toujours vers la forêt.  Un jour je t’ai cherché, tu étais petit, sept ou huit ans peut-être et tu étais sorti avec un drôle d’air, ton goûter à la main. Je t’ai suivi, de loin. (…)  Tu t’es arrêté devant le petit torrent et tu as mangé ton goûter debout, face à l’eau qui cascadait. Puis tu as jeté d’un geste large les miettes, comme une offrande, et je t’ai entendu tu parlais tu criais des choses dans le bruit de l’eau. Je n’ai pas compris les mots mais j’ai pensé à une prière et je suis resté là, à te contempler. Est-ce que si j’avais compris ta prière, j’aurais mieux su te protéger du monde ?

Toi et moi nous étions des petits territoires envahis par l’absence. Et nous faisions face , comme nous pouvions. Parfois il faut savoir baisser la tête. (Page 73-74)

 

 

Alors Étienne se tourne vers Enzo, l’ami d’enfance, le frère de cœur, qui l’accueille de son silence si dense et de sa musique. Enzo représente la fidélité, la présence, l’enracinement de la relation parce qu’il est resté au village, et que son métier de menuisier l’ancre dans un monde matériel dénué de peur. Enzo parle peu et comprend tout, comme s’il était la quintessence d’un monde isolé  des querelles humaines.

Enzo continue à jouer pour son ami endormi. Sous ses yeux maintenant, le corps si amaigri. Il joue doucement. C’est le mot « confinement » qu’il fait vibrer sur les deux cordes basses du violoncelle. C’est sous sa propre peau. Le visage d’Étienne est paisible. Enfin. Il continue à jouer doucement. La musique maintenant habite toute la pièce. Elle borde le sommeil de son ami.

(…)

Les paroles qu’il aurait voulu pour son ami, elles sont dans la musique cette nuit. Elles disent l’air du matin qu’il allait respirer pour lui. Elles disent la cime des arbres et l’élan du vol quand il planait là-haut et qu’il essayait d’élargir le confinement. Pour lui. Pour Étienne. Les paroles sont là. Ses mains ont toujours su dire mieux que sa bouche. Que sa musique borde le sommeil. Il garde la porte des enfers. Dors Étienne.

(…)

Dans la poitrine d’Enzo il y a les forêts bleu sombre. Il joue il ne s’arrête pas il vole très haut au-dessus du village et l’air entre dans sa musique. Chaque lettre du confinement s’envole. Loin.

(…)

Enzo cette nuit joue pour Étienne pour Jofranka pour l’enfance qui les a réunis sur le chemin. Pour cette part d’eux-mêmes qu’ils n’atteindront jamais. Leur part d’otage.

(Page 80-81)

Étienne retrouvera encore Jofranka, la fillette qui complétait leur trio amical, soudé autour de  la musique transmise par Irène. Comme un leitmotiv, le trio de Weber souligne par sa grâce l’inadéquation des hommes face à la violence. Comme Étienne Jofranka   connaît bien la violence, elle a choisi de défendre les femmes opprimées partout sur la planète et œuvre pour qu’elles obtiennent réparation, même quand le découragement l’atteint à son tour. Ensemble, ils peuvent découvrir le fil ténu qui permet de tenir et d’oublier, ne serait-ce qu’un instant, la charge de violence et d’horreur, de ne plus s’en sentir le reflet sordide et mortifère.

 Qu’on ne s’y trompe pas, l’univers de Jeanne Benameur n’est pas  si sombre.  Cet ailleurs qui habite chacun de nous  se présente comme une rédemption, une vibration qui change le cours des choses. Enzo partira enfin de son village, Jofranka repartira plus forte encore vers sa mission et Étienne…

 Étienne a fermé les yeux.

Maintenant il peut accompagner la femme aux cheveux lourds et ses enfants jusqu’au bout. Il joue. Il pulse dans le trio la force qui lui manquait. Il retrouve la partie du morceau qui lui a manqué pendant l’enfermement. Maintenant il peut imaginer la femme qui roule. Longtemps. ( Page 191)

Jeanne Benameur bouscule la structure des phrases, elle tord la ponctuation et les codes de l’écrit, elle impose par la force de ses images le désarroi, la colère,  la solitude terrible qui accable ses personnages ou réajuste leurs regards.

  Quand ce sont les phrases de l’auteur qui reviennent ainsi étayer les émotions ressenties à la lecture, il est évident que ce roman mérite d’être lu et relu, placé en bonne place dans votre bibliothèque, prêté sans retenue. Il marquera cette rentrée littéraire, il marquera l’année de lecture qui nous attend, j’en fais le pari.

 

Jeanne Benameur, éditions actes Sud, otages, peurs, roman français, rentrée littéraire

Otages intimes

Jeanne Benameur

Actes Sud     (Août 2015)

ISBN :978-2-330-05311-6

 

 

18/09/2015

Le Corps quantique

 

Bien qu’écrit initialement en 1989, ce texte réactualisé régulièrement résonne toujours par son actualité. Plus que jamais nous nous sentons concernés par cette approche de notre santé et de notre bien-être, comme en témoignent nombre de publications récentes.

Partant de sa pratique médicale, Deepak Chopra, endocrinologue installé aux USA après des études de médecine à New Delhi, dresse le constat que l’évolution de certains cancers échappe parfois totalement au processus établi par les chercheurs et les médecins. Grâce à ses origines indiennes, Deepak Chopra est ouvert  aux pratiques de la médecine Ayurveda qu’il a également étudiée et pratiquée.  Ce médecin a fondé ses propres recherches sur l’intuition d’une interaction  méconnue entre le corps et la représentation mentale de la maladie.    Certaines guérisons dites spontanées de cancer ne s’expliquent-elles pas par une maîtrise de sa représentation, et au-delà de cette théorie, par un équilibre de la relation corps-esprit où la personne perçoit la « sagesse » de son corps et surmonte ainsi mieux le  stress inhérent au mode de vie autant qu’à l’annonce de la maladie.

Si nous sommes aujourd’hui baignés par cette certitude au point d’en faire presque un lieu commun, la théorie de Deepak Chopra, relayé par le mouvement New Âge dans les années 70 à 90 n’a pas manqué de susciter moqueries, méfiance et  irritations de la part du corps médical occidental. Chopra travaille cependant à vulgariser ses travaux par une série d’ouvrages qui rencontrent une audience plus attentive aux notions de développement personnel, de bien-être harmonieux tant par l’accord des aspirations du corps et de l’esprit que dans le rapport au monde qui nous entoure. Plus que jamais conscients des dérives  engendrés par le « tout matériel», nous tendons à  épurer nos modes de vie en accordant une plus large part à nos  ressentis et notre rythme biologique.

En s’appuyant sur les avancées en biologie et en physique, Deepak Chopra  démontre que nos corps sont constitués comme toute matière universelle d’éléments infiniment petits. Illustrés d’abord par les relations neuronales, véhicules de la pensée, les dendrites créées à chaque instant, Chopra poursuit son analogie entre relation cosmique et corrélation des particules quantiques, affirmant progressivement  qu’il existe une relation « d’intelligence », une réactivité incessante entre  les divers éléments constitutifs de notre ADN. Cette intelligence de nos cellules expliquerait  notre capacité à évoluer sans cesse. À nous d’apprendre à écouter et utiliser nos ressources internes, aussi différentes et capables de re-créations à chaque instant. Ainsi il n’y aurait pas de déterminisme à la maladie, pas plus qu’au vieillissement, pourtant inéluctable.

Pour apprendre à mieux entrer en fusion harmonieuse avec notre corps, Deepak Chopra s’est longtemps appuyé sur la Méditation transcendantale, avant de s’éloigner du mouvement MT et de fonder sa propre clinique. Mais au-delà de ces cheminements non  dépourvus de mercantilisme, le message  de l’ouvrage, par ailleurs  peu facile à intégrer à la lecture,   est d’abord de nous inciter à prendre nos santés en main, à travers une sagesse pragmatique  qui ne rejette nullement le recours aux médecines traditionnelles. Il nous enjoint  cependant à exercer une meilleure écoute de ce que nous sommes, à la fois comme conscience individuelle et comme particule d’un tout cosmique. Les outils pour y parvenir passent par la méditation personnelle toujours, mais aussi par l’empathie avec la Nature, le développement d’une spiritualité fondée sur l’harmonie. Deepak Chopra est persuadé que la science et la spiritualité se rejoignent et se complètent pour nous permettrent de mieux comprendre l’intelligence  subtile qui régit le fonctionnement de toutes nos cellules, de nos pensées, de nos moindres réactions, à l’échelle la plus infime de notre corps. Il appartient donc à chacun d’entre nous de découvrir sa voie personnelle pour développer au mieux cette paix intérieure que nous recherchons tous plus ou moins consciemment. 

 

 

corps quantique, santé, représentation mentale, bien-être, spiritualité

Le corps quantique

Dr Deepak Chopra

J’ai lu (Aventure secrète)  2009

ISBN : 978-2-290-01332-8

07/09/2015

l'Homme de Leucade

La littérature n’a pas d’âge, les œuvres peuvent sombrer comme  leurs auteurs, et réapparaître miraculeusement par divers truchements. Le livre qui m’a réjoui quelques soirées est sorti des rayonnages où il sommeillait depuis quelques décennies  grâce à une conversation inopinée que j’ai tenu au printemps dernier avec une de mes sœurs. Nous parlions désert et peintures rupestres, objet des attentions d’un certain Étienne auquel je concoctais un sort peu enviable. Tout à coup, ma soeurette entreprit une recherche dans sa bibliothèque. Elle possède une bonne mémoire car en très peu de temps, elle réussit à  extraire des rayonnages un ouvrage aux pages jaunies, exhalant cette odeur très particulière de papier vieilli. Il s’agissait de l’Homme de Leucade, d’un certain Hammond Innes.   Je confesse que ni l’auteur ni le titre n’étaient porteurs d’évocation en ce qui me concerne. Mais la mémoire de mon aînée avait conservé le plaisir de sa lecture d’alors,  le charme des  aventures maritimes pimentées du mystère des civilisations perdues. Loin, très loin des lectures d’actualité, me voici donc partant en archéo-lecture sur les traces d’un plaisir ancien. 

Hammond Innes (1913-1998) était  un auteur britannique d’origine écossaise, amoureux de la mer et des espaces vierges et dangereux. Homme d’aventures lui-même, il s’est inspiré de son expérience militaire durant la seconde guerre mondiale et de ses  voyages pour créer des personnages ordinaires confrontés malgré eux à des situations retorses, la localisation des intrigues ajoutant au suspens.

Le narrateur de l’Homme de Leucade est un jeune homme déjà en position délicate cependant, quand s’ouvre le roman. Nous ignorons pourquoi, mais il semble aux abois quand il s’introduit dans  la maison de son père en son absence. Il a besoin de discrétion et d’argent. Malheureusement, dans cette situation, la recherche de solutions à ces deux problèmes engendre justement d’autres dangers. Pour fuir ses dilemmes, il choisit de remplir une mission délictueuse, non sans s’être d’abord offert le luxe de refuser de venir en aide à ce père qu’il déteste, alors que des amis de celui-ci lui ont exposé leur  grande inquiétude concernant ce savant archéologue, âgé et peut-être en perte de moyens.

Embarqué sur un voilier appartenant à un couple d’aventuriers anglais manifestement peu regardant sur les législations, Paul van der Voort s’apprête donc à recueillir et convoyer quelques pièces de contrebande sorties illégalement de Turquie. Une inspiration le mène à céder aux divers messages reçus concernant la disparition de ce père pourtant haï. Soupçonné de communisme,   Pieter van der Voort est maintes fois décrit comme un savant fantasque, misanthrope, capable de fausser les présentations de ses recherches pour faire admettre ses intuitions… Bref, reconnu pour sa passion, il semble aussi considéré comme peu fiable. Bien entendu, cette convergence d’opinions contradictoires excite la curiosité de son fils Paul. Le jeune homme décide de prendre quelques jours pour tenter de retrouver son paternel et il débarque sur les différentes îles de la mer Égée, sur les traces des fouilles menées successivement par le savant.  C’est alors que commencent d’autres soucis, principalement en la personne du commissaire Kotiadis, policier détaché d’Athènes, et dont l’intérêt pour Pieter Van der Voort est manifestement soutenu par une défiance sans pareille.

 S’il n’était aussi daté,   par le traitement  unipolaire de la guerre froide notamment, ce roman pourrait parfaitement rester rangé dans les rayonnages destinés aux adolescents. Mais je doute que nos jeunes soient aujourd’hui sensibles à ce spectre du communisme noyautant les milieux scientifiques afin de s’octroyer le prestige de découvertes concernant les débuts de l’humanité. Au regard des créations actuelles, cinéma, séries ou livres, le traitement de l’intrigue peut sembler gentillet, ce qui date aussi le roman. Mais la surprise tient à un certain décalage : les recherches archéologiques en Grèce ne concernent pas l’Antiquité, mais une période bien antérieure, et c’est plausible. Cet homme de Leucade est retombé dans l’oubli, les strates nouvelles de la profusion éditoriale  ont recouvert  Hammond Innes d’une poussière cristallisée par quatre décennies. Mais qui sait si un jour, quelque archéologue des temps futurs n’exhumera-t-il pas cet ouvrage représentant un  genre perdu d’œuvres fictionnelles ? 

L'homme de Leucade183.jpg

 

L’homme de Leucade

Hammond Innes

Albin Michel 1972

19/07/2015

L'art d'apaiser son enfant

Voilà un ouvrage pratique,   d’accès facile, simple à consulter au gré de chapitres aux titres très clairs. Lise Bartoli, psychologue clinicienne, propose  dans cet opus un moyen de comprendre et de dépasser les inévitables phases de troubles qui se manifestent au cours de la petite enfance. Loin de se contenter d’établir des recettes comme des réponses toutes faites, Lise Bartoli prend soin d’exposer non seulement les archétypes de problèmes, mais aussi et surtout une méthode originale de dialogues établis avec les enfants qu’elle reçoit en consultation. Fondant sa pratique sur la visualisation mentale de leurs ressources, elle tend à ses jeunes patients un miroir de leur inconscient, avec des mots simples, induisant dès leur plus jeune âge l’idée qu’ils ont des forces intérieures.

La méthode ne paraîtra pas forcément révolutionnaire, mais elle permet aux parents de  dédramatiser en rappelant  comment nos psychismes enfantins fonctionnent. Armé d’un schéma mental, l’enfant peut dépasser les questionnements  qui le troublent. L’idée qu’il existe en chacun de nous « une-partie-qui-sait-tout » , l’inconscient, l’ aide à  s’exprimer et à libérer les angoisses qui surgissent. Avec humour et fantaisie, Lise Bartoli a imaginé des exercices de visualisation et des contes simples qui permettent de transposer problèmes et résolutions.

Problèmes de sommeil, de stress, de timidité, épreuves de deuils, de séparation, ou peur du noir constituent des archétypes qui prennent des formes variées selon les cultures familiales et les antécédents du vécu des parents, Lise Bartoli n’entend pas tout résoudre. Elle propose une approche et emblématique éclairante.

Sans fermer son propos sur les seuls cas énoncés, elle montre aussi aux parents comment ils peuvent intervenir au quotidien,   dans une relation détendue et confiante avec leurs enfants. Ce livre très pratique peut rester longtemps à portée de chevet des jeunes parents, et peut-être évitera-t-il à nombre d’entre vous des nuits nomades entre votre chambre et celle de vos chérubins.

 

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L’art d’apaiser son enfant

Pour qu’il retrouve force et confiance en lui

Lise Bartoli

Payot (2010)

ISBN : 978-2-228-90581-7

À ceux qui souhaitent connaître davantage Lise Bartoli: http://www.lisebartoli.com/

18/07/2015

Danser les ombres

Laurent Gaudé n’a pas son pareil pour animer le mariage de la Vie et de la Mort. De son écriture sensible et pudique, il mène comme jamais le bal des ombres… Mais n’anticipons pas.  Danser les ombres est d’abord une ode à la vie, cette fois sur les trottoirs d’Haïti, île sacrifiée aux fureurs infernales, décor initiatique d’un drame imminent.

Depuis  la mort du Roi Tsongor, en 2002 ou encore la Porte des Enfers, en  2008, l’auteur nous a habitués à l’intrication des deux mondes,   et son univers englobe naturellement la tragédie au  sein du quotidien des humbles.  Quittant les rivages méditerranéens, il a établi son théâtre en Haïti, où  Lucine, jeune marchande ambulante  soumise à sa misère, reçoit un présage de mort, désignée publiquement à la fatalité par un Lansetkod, sorte de messager vaudou des catastrophes à venir. Ainsi sont posées les passerelles avec l’au-delà.   Et Lucine doit faire face au décès brutal de sa jeune sœur, qui lui laisse deux orphelins sur les bras.

Contre les fléaux de la misère, les Haïtiens se serrent les coudes. Avec l’intention de convaincre  le père des enfants orphelins d’apporter de  l’aide, Lucine retourne à Port-Au-Prince, où elle a vécu jadis en tant qu’étudiante. Là, elle avait milité pour le droit des femmes, là, il lui semblait que le destin pouvait être maîtrisé. Mais dans la violence de la dictature, elle avait perdu illusions et amis. Cette mission de sollicitation lui offre la tentation de renouer avec ses rêves passés. Par hasard, Lucine rencontre Saul et le Vieux Tess, autour d’une ancienne maison de tolérance  où se retrouvent les membres d’une communauté d’anciens résistants aux sinistres tontons macoutes de  Papa Doc. Entre deux parties de dominos,   elle est témoin  que les défaites peuvent générer des victoires, que l’appel à la Vie succède à la torture et à la peur.

Jusqu’à ce jour-là…Hier comme aujourd’hui, le soleil doucement commençait à décliner et la chaleur était moins forte.

Personne n’avait remarqué que les oiseaux s’étaient tus, que les poules, inquiètes, s’étaient figées de peur. Personne n’avait remarqué que le monde animal tendait l’oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.

Mais d’un coup, sans que rien ne l’annonce, d’un coup, la terre, subitement, refusa d’être terre, immobile, et se mit à bouger…

Durant trente-cinq secondes  qui sont trente-cinq années…

… À danser, la terre…

… À trembler. (Page 128)

 

Survivre à la catastrophe, se demander si l’on est encore vivant, tenter de se repérer dans un monde de décombres d’où tous les repères ont disparu, chercher ses proches, ses amis, sa famille au milieu de fantômes épars aussi déboussolés que vous. Laurent Gaudé traduit avec finesse et intuition les premiers instants d’après,   au long de pages émouvantes qui serrent la gorge. Puis viennent les premiers doutes, les premières étrangetés. Qui est là, qui aide, qui a peur maintenant ? Qui cherche,   qui trouve sa proie, son amour, son double ? La terre s’est ouverte, elle a libéré les Ombres, elle ne veut pas encore avaler ceux qui lui sont dus.

(Page 221) : Et Boutra reste silencieux. Quelque chose lui dit que son ami a raison. La joie, l’amitié, le rhum chez Fessou, les discussions à n’en plus finir, ils ne connaîtront plus rien de  tout cela tant que les morts, le passé, le passé, toute l’histoire du pays s’échappera ainsi de chaque fissure, de chaque crevasse, et dansera dans la nuit sur la musique des vivants.

 

La dernière partie du roman prend un tour totalement surréaliste que n’aurait pas renié le Cocteau  du testament d’Orphée. La danse des ombres est proprement hallucinante.

(Page 235): Au carrefour de Macouly et Dame-Marie, le Vieux Tess commence à semer les morts et la première à s’égarer est la petite Lily, là, au pied du manguier du jardin, comme elle l’avait souhaité, au milieu de femmes et d’hommes qui toussent, se lamentent, cherchent un peu de repos, sourient d’un peu d’eau offerte ou d’une caresse pour éponger le front. Elle était morte là, son corps épuisé d’avoir tenu si longtemps, et le Vieux Tess savait bien qu’elle serait la première. »Il faut danser les morts, » murmure-t-il. Il fait maintenant des pas de côté, allant à reculons, accélérant d’un coup. « Les morts doivent être semés sur le chemin et ne plus jamais savoir comment revenir dans le monde des vivants. »

Et tandis que le lecteur tremble en suivant le cortège, frémit à chaque fatigue des danseurs, redoute par-dessus tout que les mains se délient, La Vie et la Mort se partagent les marcheurs.

Le jour va se lever et la colonne menée par Dame Petite s’arrêtera bientôt sur les bords de la route, éparpillée et exsangue, comptant ceux qui ne sont plus là, faisant repasser en esprit les images de cette nuit de déchirure. (Page 242)

Seuls après le Chaos resteront ceux qui doivent payer encore leur tribut à l’Histoire, pour que les deuils referment enfin leurs plaies béantes,   et que les ombres dorment en paix.

Je ne tiendrais certes pas cet ouvrage pour une lecture de plage, mais si vous  pouvez profiter d’un abri calme et —je l’ose — ombragé, ce roman inspiré pourrait bien vous accompagner longtemps après la dernière page.

Laurent gaudé, danser les ombres, tragédie Haïti, roman français, littérature contemporaine

Danser les ombres

Laurent Gaudé

Actes Sud (Janvier 2015)