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14/02/2011

Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent

 

Eric emmanuel Schmitt, littérature, musique, essai, BeethovenAlbin Michel

ISBN : 978-2-226-21520-8
Septembre 2010

 

 Il nous arrive à tous d’associer viscéralement une musique à un moment de notre vie.
Les arts du spectacle nous ont familiarisés à l’intensification des émotions transmises par l’accompagnement sonore :  À nos oreilles contemporaines, le cinéma  y a tant excellé que n’importe quel cinéphile associera à tout jamais les images de l’Orange mécanique  de Stanley Kubrick à la neuvième symphonie de Beethoven.  Lors de mon premier mariage, il me souvient de moments très complices où nous jouions à apparier les œuvres picturales découvertes dans nos balades aux musées avec les morceaux de musique des compositeurs de notre discothèque… Il ne s’agissait pas de trouver les correspondances chronologiques,   mais plutôt de tisser des liens entre les ressentis… Ce jeu nous a souvent permis d’ouvrir des portes étonnantes, voies royales d’appropriation ou chemin  de traverses débouchant sur d’autres filiations…

Telles sont nées mes attentes quand j’ai remarqué et acheté l’essai qu’Éric Emmanuel Schmitt consacre à ses ressentis d’auditeur Beethovénien. Avec l’humour fin qui le caractérise, il s’appuie sur une remarque attribuée à sa professeure  de piano pour mieux souligner combien il souhaite dégager son propos des jugements standards et des opinions convenues …
Partant du constat que ce héraut du romantisme musical est de plus en plus rarement au centre des programmations de concert, il nous propose de le suivre dans sa rétrospective personnelle avant de dégager  les  apports particuliers que le compositeur a légués à notre humanité.

N’ayez aucune crainte d’aborder ici un ouvrage  trop savant, une nomenclature intégrale du répertoire ou une hagiographie lénifiante du Maître. À sa manière  délicate, habillant sa  sensibilité des atours de la simplicité, É.E Schmitt confie aux mots qu’il choisit la transposition de ses découvertes, émotions ou agacements, peurs ou rejets d’un trop plein d’émois.
 En cela, la musique délivre davantage un message spirituel – affects, intensité, valeurs- qu’un message intellectuel. Ce qui explique sans doute notre difficulté, voire notre réticence, à traduire un concert en mots, car, toujours, la musique précède les phrases. ( P 34)
 (Page 91) :
La musique touche, insinue. Elle fouille, tourneboule et modifie l’humain, l’atteignant au plus profond.
(Page 92) :
Le sens de la musique, c’est de ne pas avoir un sens précis mais d’être la métaphore de nombreux sens. Sinon, autant employer les mots.


Bâtis au long de l’écoute de six œuvres représentatives des talents de Beethoven,   ÉE  Schmitt  ouvre nos réflexions sur la manière d’accepter, d’intégrer, de grandir à l’ombre ou en lumière des facettes musicales de ce génie particulier :
  Des chocs, des silences, la mélodie qui gronde aux basses, qui hésite, qui se lance, qui s’étoffe, qui module. De source, le filet thématique devient fleuve, notre piano s’enfle aux dimensions d’un orchestre entier. Mon cœur bat à tout rompre. J’ai les oreilles rouges et gonflées d’émotion, je transpire avec peine, je m’enfonce dans l’harmonie, je fonds en musique, je suis heureux.
Derniers accords ! Nous laissons prospérer le silence. Nous tentons de reprendre notre souffle.
- Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent !
Madame Vo Than Loc  avait lancé cette phrase farouche. 
(Chapitre Ouverture de Coriolan, page 19)
Successivement, l’auteur nous livre les clefs de son écoute personnelle, révélant la fraîcheur d’une oreille attentive, exercée mais abandonnée volontairement au flux musical :
  Au début, c’est un conflit. Deux entités  s’opposent : les cordes violentes, dramatiques, et le piano doux. Celles-là fument, raclent, menacent,grondent ; celui-ci murmure. Leur antagonisme de timbre est poussé au paroxysme. (…)  La lourde masse des cordes aux sons musclés, tenus, tendus, tente d’assommer le grêle et solitaire piano.
Entre leurs interventions, du silence.
Un silence double : le silence où quelque chose naît.
Le silence où s’évapore le fracas des cordes ; le silence où apparaît, fragile, le chant du piano.
Je commence à comprendre…
Choc d’énergies contradictoires. Goliath contre David. Le géant contre l’enfant. À première vue- ou à première oreille- on connaît le résultat. Or quoique les cordes cherchent à l’intimider, le piano ne hausse pas le ton, reste d’une étonnante sérénité, persiste.
Progressivement, le rapport des adversaires se modifie. (…)
(Page 85-86  quatrième concerto pour piano et orchestre, 2ème mouvement.)
Page 98 , à propos du quatuor n°15, EE poursuit:
 Austères quatuors… Remisant sa palette symphonique, à mille lieux des gigantesques contrastes sonores, Beethoven renonce aux couleurs, à la variété des timbres, leurs oppositions, leur séduction. On a presque l’impression qu’il renonce aussi à la mélodie, qu’il y préfère de longues tenues de cordes, des frémissements, des attaques. C’est une méditation. Il se dépouille de ce qui charpentait son langage antérieur.


Bien évidemment, le mélomane est toujours tenté d’établir des choix, de dresser une table de comparaisons entre les différents compositeurs qu’il est amené à apprécier. Il se sent souvent alors obligé de situer la nature des œuvres dont il s’abreuve :

 Lorsqu’on écoute du Mozart, on n’assiste pas à une besogne, on assiste à l’épiphanie de la grâce.
Inexplicable, la grâce. Ça descend, ça s’impose. C’est une aube, une naissance.
(Page 26)

La comparaison s’impose de fait et Schmitt, se souvenant qu’il est philosophe, développe les attributs supposés de ces deux génies fondateurs :

 Mozart entend, Beethoven fabrique.
Chez les deux, le métier est ferme, supérieur, rigoureux, virtuose. Chez les deux, l’art triomphe.
Cependant, si Mozart efface son geste, Beethoven le met en avant. Mozart nous  propose le produit  de l’esprit, Beethoven l’esprit du produit.
Beethoven cherche, Mozart a trouvé.
Beethoven reste présent dans son œuvre, Mozart s’en absente.
Beethoven nous laisse avec sa musique, Mozart nous laisse avec la musique.
Dans la création, Beethoven se comporte en homme, Mozart en Dieu. L’un parade, l’autre s’écarte. Homme immanent, dieu caché.


Schmitt  ne saurait cependant cantonner l’universalité de la musique à ce tableau comparatif. En réalité, ce qu’apporte un compositeur à la conscience de notre Histoire et de notre Humanité, ce qui établit Beethoven et les compositeurs dans l’Intemporalité, c’est l’essence de leur art, la musique (Page 36) :
Bach, c’est la musique que Dieu écrit.
Mozart, c’est la musique que Dieu écoute.
Beethoven, c’est la musique qui convainc  Dieu de prendre un congé car il constate que l’homme envahit désormais la place.
(Page 40) :
Un souffle existe qui va s’épanouir, se tonifier, s’enchanter de lui-même, se développer en volutes infinies. Beethoven, de façon poignante, nous présente l’homme fragile, originellement convalescent. Quelle est sa faiblesse ? Sa force, c’est-à-dire la pensée. Débordant de tendresse et de compassion, Ludwig van souligne combien il aime cette bête inquiète, traversée de peurs, de questions, mais aussi tendue par l’idéal. Aussi pur que dans un de ses quatuors intimes, mais plus ample grâce à l’orchestre, il célèbre la condition humaine.

Ou encore ce développement pages 44-45 :
Quoique Beethoven accorde à Dieu le premier mot, il ne lui confie pas le dernier : cela se remet à foisonner, à grouiller, à fuser, à tambouriner, la joie s’ensauve, vire à la transe, c’est une danse dionysiaque, une explosion finale, une orgie cosmique.

Par la magie de la prose de Schmitt, j’entends pour ma part cette dernière phrase portée par le souffle enthousiaste d’un Fabrice Lucchini et je me dis que décidément, la Grâce accompagne en effet quelques rares élus et que nous sommes, quant à nous pauvres récipiendaires de leurs lumières, bien reconnaissants et bien heureux d’en recevoir le rayonnement.

 Sous cet éclairage objectif, É E Schmitt s’attaque alors à démonter nos réflexes grégaires, nos références apprises par nos cheminements, la pression du temps, nos erreurs critiques. L’homme honnête nous invite à nous défaire d’idées préconçues et à retrouver la clarté d’une écoute rénovée.  Sans fausse pudeur, il nous rapporte son expérience  personnelle  d’une représentation de Fidélio, où entré dans le théâtre engoncé dans ses préjugés, il s’est confronté à sa propre erreur…

 Cédant à la prévention des philosophes qui estiment – à tort- que penser nécessite d’éloigner les affects, je me transformai en pur intellectuel. Dès lors, Beethoven m’apparut confus, brouillon, émotif, hystérique ; pas uniquement Beethoven d’ailleurs, car pendant ces années-là, je boudais aussi Mozart, Schubert, Chopin ; je ne m’intéressais plus qu’aux grammairiens de la musique, Schönberg, Webern, Berg ou Boulez dont j’allais suivre les cours au collège de France.
Pour l’intellectuel neuf que j’étais, tout sentiment relevait de la fièvre.  ( Page 48)
(…)
Et alors, je commence à comprendre ce qui arrive… En me privant de la vue, je vois enfin le théâtre : il réside dans la musique.  L’action a quitté la scène pour gagner la fosse. L’orchestre est le lieu où le drame s’élabore, chaque instrument y tient un rôle, et les voix qui en sortent à leur tour y participent. Les sentiments, les aspirations, les mouvements, les lumières, ils sont là, écrits par B. Au fond, il a raison : pas besoin de décor, un noir de fumée suffit ; au diable les attributs traditionnels du show, le vrai spectacle est celui des cœurs tourmentés. »( Page 55 chapitre Fidélio)

Cet essai d’une centaine de pages regorge de réflexions destinées à raviver nos propres ressentis. Quels que soient les sons dont nous colorons nos vies, chacun pourra entendre  au fil de ce discours un écho à sa résonance personnelle. II ne m’appartient pas de rapporter l’intégralité du cheminement de l’auteur (É E Schmitt n’a nul besoin de moi !!!) mais je suis fort tentée de relayer ce point du discours qui apostrophe justement les préjugés dont souffre aussi la littérature :
 En France, on répète à satiété la sentence : “  Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature“,   une saillie amusante d’André Gide qui se pétrifia malheureusement en critère littéraire. Chez les petits marquis soumis aux diktats du cynisme ou du nihilisme ambiant, l’aphorisme vira à : “ les bons sentiments fabriquent de la mauvaise littérature.“  Adieu donc, Corneille, Goethe, Rousseau, Dickens, et tant d’autres – à coup sûr Gide lui-même, intellectuel militant ! À la trappe Bach ! Farewell Beethoven ! Dans les poubelles de la morale ! Certains amateurs de fausses fenêtres pour la symétrie, vont encore plus loin, arguant que “ les mauvais sentiments engendrent la bonne littérature “ ou que “ les mauvais sentiments améliorent la littérature“, comme si les sentiments, quels qu’ils soient, donnaient l’aptitude à écrire une phrase valable, à organiser une histoire, à créer une cohérence entre une pensée et son expression. Faut-il que notre époque soit désespérée pour qu’un simple trait d’esprit fonde un catéchisme, nous fournisse des repères. Quel naufrage… Pauvre Gide à qui l’on prête cette sottise, car la bêtise ne réside pas dans la boutade de cet homme intelligent, mais dans l’usage qu’en tirent les imbéciles.
Et avant de voir Fidélio, je lui appartenais à cette bande d’imbéciles, puisque j’avais débarqué lardé de préjugés à l’Opéra suisse.

Cette remarque n’a rien de gratuit dans l’organisation de l’essai. Concernant, non plus seulement  Beethoven justement  réhabilité dans l’urgence et l’Humanisme de son art, mais la perception et le flux de l’oeuvre de notre auteur, nous débouchons avec lui sur ce qui me touche à travers l’ensemble de ses compositions romanesques et théâtrales : Éric Emmanuel Schmitt développe, au grand dam de certains intellectuels cyniques, le positivisme volontariste. Il refuse que nous acceptions la laideur du monde et les calculs mesquins des Machiavels-au petit-pied sans opposer la chaleur de la compassion et la douceur du partage, la clarté de la compréhension et de la tolérance. Ce sont les leitmotivs qui traversent son Œuvre et réchauffent mon âme et mes convictions.
 Se réjouir et jouir, telle s’avère la joie. Elle ne demande rien, elle ne déplore rien, elle ne se plaint de rien. Elle célèbre. Elle remercie. La joie est gratitude.
(Page 102)



Ce qui Schmitt tire de la fréquentation des musiciens (et j’attends avec l’impatience que vous devinez son essai promis à propos de  Schubert) et  qu’il nous transmet à son tour dans cette chaîne miraculeuse qui tisse un lien intergénérationnel et interplanétaire. Laissons –lui encore la parole pour conclure : ( Extrait page 46)
 Plutôt que l’Hymne à la Joie, j’aurais envie d’appeler cette œuvre La Rédemption par le Joie car la musique de Beethoven offre une leçon. Nos vies sont dramatiques, tragiques, douloureuses, mais le drame ne constitue pas le but du drame, le tragique doit être accepté, la douleur surmontée. Libérons-nous ! Parce que nous subissons la tristesse, l’inévitable tristesse, nous ne devons pas la cultiver. Mieux vaut cultiver la joie. Que la liesse domine ! Beethoven nous emmène à l’école de l’énergie.  Soyons enthousiastes au sens grec, c’est-à-dire laissons descendre les dieux en nous, délivrons-nous du négatif. La bacchanale plutôt que l’apocalypse.


L’ouvrage est complété dans cette édition attrayante par un texte originellement conçu comme un monologue destiné à la scène, mais qui se dévore comme une longue nouvelle. Il s’agit évidemment de Kiki von Beethoven* qu’Éric Emmanuel Schmitt avait déjà écrit avant son essai. Un CD comprenant un enregistrement des 6 morceaux analysés dans l’ouvrage illustre musicalement le propos, de sorte que l’acquisition du «  package » constitue un cadeau très sympathique. Avis aux amateurs. 

 

*La pièce se joue toujours à Paris en ce moment.

05/02/2011

Demandez le programme…

 

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Nul doute que vous jugerez  ma  tour un tantinet branlante… Et certainement incomplète. Je sais qu’il s’y glissera toujours une autre pièce, intruse  à l’urgence capricieuse, mais je n’ai pas résisté  bien longtemps en passant au jardin des Lettres… J’avais le plus beau des prétextes pour utiliser les bons de lecture que m’avait remis ma Douce.  De son côté, Simone a glissé également dans mon escarcelle quelques titres sortis de sa propre récolte…

À moi de suivre maintenant …

D'autant que je complexe. Le ralentissement de mes notes de lectures n'a pas  échappé à la perspicacité de ma fille, et il est grand temps que je m'y remette plus régulièrement. L'exercice n'a rien de rébarbatif, que le bouquin soit bon ou plus médiocre, il est toujours intéressant de s'octroyer un moment de retour. Ce qui revient à  clore cette conversation intime tenue au long de quelques soirées avec le livre… Précisément, ce n'est ni l'auteur, ni à fortiori l'ensemble des personnages (encore que…) avec lesquels le lien se tisse, mais il existe une perception particulière, une appropriation instantanée que l'on sait être appelées à disparaître… Quelquefois, la force d'un sujet et/ou  la manière de l'écrivain façonnent notre ressenti et notre pensée de telle sorte qu'on se sait changé. Ainsi je constate que certains bouquins imposent une reprise rapide, une réponse en quelque sorte par le truchement de cette note qui vous est alors adressée presque comme une supplique, une invitation pressante à le découvrir à votre tour… Parfois, il faut laisser couler quelques jours, quelques semaines avant de revenir sur un sentiment confus, une impression mitigée qu'il est agréable alors de sortir de ses propres limbes pour mieux maîtriser avec nos propres mots les idées et les perceptions rencontrées. À ce moment, je n'ai jamais envie d'aller voir ce que d'autres ont écrit sur le sujet. Mais après publication ici,  ou (sur son alias odelectures) ou sur Lecture/Ecriture, qui fourmille de notes intéressantes, j'ai plaisir à confronter les différents points de vue…Et il se trouve toujours quelqu'un qui a déniché un angle inattendu, invisible à mon approche, et c'est comme une partie de ping-pong qui s'engage.

 

22/08/2010

De la fiction à la réalité…



Parmi les découvertes littéraires de l’hiver passé,  j’ai éprouvé un réel plaisir à la lecture de  la double vie d’Anna Song de Minh Tran Huy, (cf note ci-contre ou ci-dessous).
Outre la personnalité réelle de l’auteure, son habileté reconnue à manipuler et jouer des mots pour composer sa propre musique, le sujet du roman signalait une inspiration originale et singulière.
Singulière ?
Pas si sûr.
Sans dévaloriser le moins du monde la créativité de  Min Tran Huy, il est piquant de réaliser que son personnage a bel et bien vécu à nos côtés, une existence de chair et de douleurs,  d'efforts et d'espoirs, de joie, d’amour et de frustrations.
L’Anna Song créée par Min Tran Huy est le clone  romanesque d’une pianiste méconnue, à la gloire aussi éphémère que son destin. Mais sous la tristesse et le désenchantement d’un tel parcours, sourd le romantisme absolu d’un amour transcendant, magnifiant jusqu’au génie les dons de l’épouse adorée.
Eh oui, ami lecteur, notre XXIème siècle débutant recèle encore la nostalgie du Romantisme le plus pur, le plus inventif et… le plus cynique qui soit .

Anna Song s’appelait dans la réalité Joyce Hatto. Comme son alias, elle fut d’abord une musicienne promise à un avenir brillant, puis une soliste négligée de la critique, abandonnée au seuil de la gloire. Les élus sont si peu nombreux, Joyce n’a pas trouvé sa place. Alors, quand la maladie sournoise l’a enserrée entre ses griffes cancéreuses, son chevalier servant, William Barrington-Coupe,  époux toujours ébloui, a décidé de donner le coup de pouce refusé par le destin.
À lui seul, à l’abri de  son studio personnel, il a confectionné une discographie étourdissante comme un enchanteur malaxe ses mixtures à l’aide de vieux grimoires.
Les ingrédients de cette magie musicale ? Les productions antérieures de confrères rayonnants des feux du succès.
Les formules  ésotériques ? La clef technologique du mixage, un peu de ce pianiste russe ici, une larme de ce virtuose italien là, un ralentissement léger, imperceptible du rythme pour apporter une touche plus sensible, plus féminine à ce phrasé de Brahms, de Chopin ou de Scarlatti.
Car William n’a pas fait dans le mesquin ! Sa belle méritait la possession et la jouissance du répertoire musical mondial. Foin des complexes et des retenues pudiques. Joyce Hatto, galvanisée par l’imminence de sa propre mort , ne pouvait rien céder à la fatigue et à la  maladie. En plus de ses dons artistiques, sa volonté et sa puissance de travail l’ont portée jusqu’aux Champs-Élysées de l'Interprétation, aux portes de l’Olympe des Virtuoses.


Une légende vivante que Wiliam Barrington-Coupe a brillamment vendue, exactement comme l’a relaté Min Tran Huy. L’intrigue aurait pu parfaitement réussir, si…la Fée Technologie n’avait fait œuvre de justice, balançant le glaive d’abord en faveur du mari épris (…et commercialement opportuniste) avant de retourner le sort… En 2007, un  auditeur conquis n’a-t-il pas eu l’idée malheureuse d’intégrer l’un des CD à sa discothèque itunes…Pour découvrir avec une surprise sans égale que l’odieux logiciel reconnaissait implacablement  l’interprétation d’un hongrois,  Laszlo  Simon, pianiste jouissant d’une renommée encore confidentielle .
Surpris, notre mélomane a aussitôt entamé d’autres recherches comparatives…et fait voler en éclat une si belle histoire…

Que son modèle ait réellement existé n’enlève évidemment rien au talent de Min Tran Huy.  Un écrivain bénéficie à mon sens de toutes les sources d’inspiration à sa disposition. Son talent réside dans l'art de traiter le fait. Mais que la réalité du destin de son modèle soit aussi romanesque ( au sens littéraire) que celui du personnage  créé me laisse songeuse…
Combien nos vies semblent ordinaires, banales, en comparaison.
En matière de création littéraire, l’excès d’événements, la concomitance de faits dans les fictions  sont acceptés comme moyens nécessaires de renforcement de l’intrigue, de  la portée du message. Pour une fois, il me semble bien que la vie se moque ironiquement des efforts d’imagination de nos pauvres forçats  écrivains…

 

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Pour aller plus loin, voir l'article du nouvel Obs en date du 29 Juillet 2010 dans la série consacrée aux grands mystificateurs ou encore  sur classicsnews.com du 1er mars 2007

 

28/06/2010

Les chaussures italiennes

les chaussures italienne490.jpgLes Chaussures italiennes
Henning Mankel

Seuil  Octobre 2009
ISBN : 978-2-02-094465-6

Des chaussures qui ne livreront le sens de  leur existence énigmatique qu'à la méditation des événements  savamment contés: où il apparaît que toute vie mérite réflexion et correction, tant que subsiste  une once de bonne volonté au fond du coeur de l'Homme.

Le cours d’une vie bascule à la suite d’une erreur, qu’il est parfois très  difficile d’accepter ou d’assumer. C’est le cas de Fredrik Welin, chirurgien renommé, qui a rompu net sa carrière à la suite d’« une faute » …  Cet homme brisé, qui a choisi pour punition la solitude d’un  
ermitage sur l’île héritée de ses grands-parents,   est le narrateur d’une longue confession. Au cours de ce voyage intérieur sur les rives de sa vie, il s’efforce de  remettre en place et de recoudre ensemble  les pièces du puzzle intime négligées au cours de son parcours.

Fredrik Welin se reconnaît comme un vieil ours de soixante-dix ans reclus sur une île offerte aux tempêtes et aux rigueurs des vents de la mer. «  J’ai organisé ma maison comme une forteresse imprenable, sur cet îlot dont j’ai hérité. Quand je grimpe en haut du rocher qui est derrière la maison, je vois la mer. Il n’y a rien d’autre, de ce côté, à part des îlots, de gros cailloux en réalité, dont le dos noir et luisant hérisse à peine la surface de l’eau ou la couverture de glace. Si je me retourne, sur mon rocher, je vois l’archipel intérieur, qui est nettement plus dense. Mais nulle part je n’aperçois d’autre maison que la mienne.

Bien entendu, ce n’est pas ainsi que j’avais imaginé les choses.
Cet endroit était censé devenir ma maison de campagne. Pas cette espèce d’ultime bastion où je vis reclus. Chaque matin, après m’être trempé dans mon trou – ou l’été, dans la mer-,   je m’interroge. Comment ai-je pu en arriver là ?
Je sais ce qui est arrivé. J’ai commis une faute. Et j’ai refusé d’en assumer  les conséquences. Si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, qu’aurai-je fait ? Aucune idée. Mais une chose est sûre : je ne serais pas forcé de rester ici comme un prisonnier du bout du bout de l’archipel. »
( Extrait p 14)

Avant de découvrir qu’il n’est pas aussi prisonnier qu’il se l’imagine, Fredrik Welin va devoir affronter le regard des êtres qu’il a blessés au cours de sa vie.  Ce retour aux sources représente un parcours inimaginable et insurmontable pour cet homme aigri et sauvage, qui s’inflige une immersion quotidienne dans les eaux glacés comme un rituel exorcisant sa solitude autant que ses erreurs.
Très rapidement, nous suivons Fredrik sur les fondements de sa vie, son rapport à un père réservé mais généreux,   sa revanche sur la modestie de sa condition de serveur, le voyage quasi initiatique  qui les a menés tous deux à une baignade mystique dans les eaux sombres d’un lac forestier, l’été de ses quinze ans.  Il n’omet pas de restituer le malaise que lui a procuré dans sa jeunesse la dépression permanente de sa mère,   dont les larmes au goût sucré ont inondé son enfance et scellé une méfiance viscérale envers l’univers féminin.

Le seul et dernier contact de Fredrik Welin avec le reste du monde s’établit au cours des visites régulières de Jansson, le facteur- coursier qui lui apporte son rare courrier et l’approvisionnement commandé. Jansson est un original hypocondriaque, les deux hommes entretiennent un curieux rapport de force.

Jusqu’au jour où surgit une silhouette inattendue, sur la glace derrière le rocher. Une vieille femme accrochée à son déambulateur, déposée sur la banquise comme par enchantement. Il s’avère qu’il s’agit d’un fantôme du passé de Fredrik, son amour de jeunesse lâchement abandonné au profit des  ambitions  carriéristes de l’étudiant qu’il était alors. Culpabilité et sentiment refoulés lui sautent au visage, tandis qu’il lui porte secours et l’héberge malgré lui dans sa demeure rustique, la pièce abandonnée à une immense fourmilière. Harriett a accompli ce périlleux voyage pour l’obliger à tenir une promesse faite au temps de leurs amours, mais bien sûr, ce caprice de moribonde recèle des détours inattendus qui vont permettre au vieux misanthrope de reprendre pas à pas les traces d’une vie éludée …


Il faut suivre le périple du vieux couple reconstitué sur les terres froides du pays, car pour tenir sa promesse, Fredrik accepte de l’emmener sur les lieux de son initiation adolescente. Dans le froid, l’aventure s’avère périlleuse,  mais Harriett tient le coup, s’accroche remarquablement au fil ténu de sa vie en déliquescence, moralement soutenue par l’alcool autant que par un objectif secret. Piégé, Fredrik découvre enfin qu’il possède plus de racines qu’il ne le supposait. Seconde révolution de son existence, les faits l’obligent à revoir encore une fois sa ligne de conduite.
Inutile d’en raconter davantage sans déflorer les péripéties de ce roman à la fois intimiste et plus optimiste qu’il n’y paraît.  En se retournant sur son passé et ses propres erreurs, l’homme découvre qu’il a en main les atouts pour réparer… Encore faut-il savoir le reconnaître, l’accepter, et se bousculer soi-même pour accepter la part de l’autre, rude combat pour la fierté de l’ermite volontaire :
«    - Combien de temps comptes-tu être partie ? Si tu ne reviens pas, je veux que tu embarques ta caravane. Elle n’a rien à faire sur mon île.
-    Pourquoi te mets-tu en colère ?
-    Je suis triste parce que tu t’en vas et que tu ne vas sans doute pas revenir.
Elle s’est levée brutalement.
-    Moi, a-t-elle dit, je ne suis pas comme toi. Moi, je reviens. Et en plus, je te préviens avant de m’en aller. (…) »
Extrait page 289

Si la rédemption de Fredrik passe par de surprenantes  relations féminines, celles qu’il a fuies toute sa vie, l’univers que décrit Henning Mankell n’est ni tendre ni compassionnel. Les femmes rencontrées sont des battantes, des blessées en lutte contre l’ordre d’une société injuste. L’auteur ne s’apitoie pas sur les faiblesses et les désarrois, il décrit les états d’âme comme des faits, non des jugements. Ses personnages se battent parfois avec maladresse, une rudesse qui touche le lecteur et leur  donne du relief  et de la véracité.