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07/09/2015

l'Homme de Leucade

La littérature n’a pas d’âge, les œuvres peuvent sombrer comme  leurs auteurs, et réapparaître miraculeusement par divers truchements. Le livre qui m’a réjoui quelques soirées est sorti des rayonnages où il sommeillait depuis quelques décennies  grâce à une conversation inopinée que j’ai tenu au printemps dernier avec une de mes sœurs. Nous parlions désert et peintures rupestres, objet des attentions d’un certain Étienne auquel je concoctais un sort peu enviable. Tout à coup, ma soeurette entreprit une recherche dans sa bibliothèque. Elle possède une bonne mémoire car en très peu de temps, elle réussit à  extraire des rayonnages un ouvrage aux pages jaunies, exhalant cette odeur très particulière de papier vieilli. Il s’agissait de l’Homme de Leucade, d’un certain Hammond Innes.   Je confesse que ni l’auteur ni le titre n’étaient porteurs d’évocation en ce qui me concerne. Mais la mémoire de mon aînée avait conservé le plaisir de sa lecture d’alors,  le charme des  aventures maritimes pimentées du mystère des civilisations perdues. Loin, très loin des lectures d’actualité, me voici donc partant en archéo-lecture sur les traces d’un plaisir ancien. 

Hammond Innes (1913-1998) était  un auteur britannique d’origine écossaise, amoureux de la mer et des espaces vierges et dangereux. Homme d’aventures lui-même, il s’est inspiré de son expérience militaire durant la seconde guerre mondiale et de ses  voyages pour créer des personnages ordinaires confrontés malgré eux à des situations retorses, la localisation des intrigues ajoutant au suspens.

Le narrateur de l’Homme de Leucade est un jeune homme déjà en position délicate cependant, quand s’ouvre le roman. Nous ignorons pourquoi, mais il semble aux abois quand il s’introduit dans  la maison de son père en son absence. Il a besoin de discrétion et d’argent. Malheureusement, dans cette situation, la recherche de solutions à ces deux problèmes engendre justement d’autres dangers. Pour fuir ses dilemmes, il choisit de remplir une mission délictueuse, non sans s’être d’abord offert le luxe de refuser de venir en aide à ce père qu’il déteste, alors que des amis de celui-ci lui ont exposé leur  grande inquiétude concernant ce savant archéologue, âgé et peut-être en perte de moyens.

Embarqué sur un voilier appartenant à un couple d’aventuriers anglais manifestement peu regardant sur les législations, Paul van der Voort s’apprête donc à recueillir et convoyer quelques pièces de contrebande sorties illégalement de Turquie. Une inspiration le mène à céder aux divers messages reçus concernant la disparition de ce père pourtant haï. Soupçonné de communisme,   Pieter van der Voort est maintes fois décrit comme un savant fantasque, misanthrope, capable de fausser les présentations de ses recherches pour faire admettre ses intuitions… Bref, reconnu pour sa passion, il semble aussi considéré comme peu fiable. Bien entendu, cette convergence d’opinions contradictoires excite la curiosité de son fils Paul. Le jeune homme décide de prendre quelques jours pour tenter de retrouver son paternel et il débarque sur les différentes îles de la mer Égée, sur les traces des fouilles menées successivement par le savant.  C’est alors que commencent d’autres soucis, principalement en la personne du commissaire Kotiadis, policier détaché d’Athènes, et dont l’intérêt pour Pieter Van der Voort est manifestement soutenu par une défiance sans pareille.

 S’il n’était aussi daté,   par le traitement  unipolaire de la guerre froide notamment, ce roman pourrait parfaitement rester rangé dans les rayonnages destinés aux adolescents. Mais je doute que nos jeunes soient aujourd’hui sensibles à ce spectre du communisme noyautant les milieux scientifiques afin de s’octroyer le prestige de découvertes concernant les débuts de l’humanité. Au regard des créations actuelles, cinéma, séries ou livres, le traitement de l’intrigue peut sembler gentillet, ce qui date aussi le roman. Mais la surprise tient à un certain décalage : les recherches archéologiques en Grèce ne concernent pas l’Antiquité, mais une période bien antérieure, et c’est plausible. Cet homme de Leucade est retombé dans l’oubli, les strates nouvelles de la profusion éditoriale  ont recouvert  Hammond Innes d’une poussière cristallisée par quatre décennies. Mais qui sait si un jour, quelque archéologue des temps futurs n’exhumera-t-il pas cet ouvrage représentant un  genre perdu d’œuvres fictionnelles ? 

L'homme de Leucade183.jpg

 

L’homme de Leucade

Hammond Innes

Albin Michel 1972

30/10/2010

La Dauphine et le Baby-foot


C’était le dernier achat de Jean-Paul.

Il n’avait pas encore reçu sa feuille de route, mais il n’avait évidemment aucun doute sur l’imminence de l’Appel. En cette année 1959, la tournure des événements  sentait le roussi, pour reprendre l’expression de son père, et Jean-Paul, comme  tous les amis de sa classe, ne se berçait pas d’illusions. Pour  tous ceux qui, comme lui, devaient fêter leurs vingt ans, ce serait sans appel vingt-huit mois minimum d’incorporation.

 Et pourtant, il l’avait achetée,  sa Dauphine, convoitée si longtemps; il avait accroché aux formes rondes et élégantes de la voiture ses rêves d’avenir, l’argument décisif qui avait fait fléchir André, son père, pourtant peu enclin aux fantasmes.

- Tu comprends Papa, l’argent que j’ai gagné à l’usine depuis deux ans, il est déjà investi. La voiture, elle sera là quand je reviendrai, je n’aurai plus qu’à finir les démarches pour la licence du Taxi. Tu verras, c’est un bon plan…Maintenant, je te montre comment tu vas la faire tourner de temps à autre, pour que la batterie  ne se vide pas…

André avait accepté de garder la voiture dans le garage du pavillon. De toutes les façons, il n’avait jamais eu de voiture et n’avait même jamais passé son permis de conduire…

 

Depuis le départ de Jean-Paul pour l’Algérie,  chaque dimanche, André ouvrait en grand la porte du garage, tirait la bâche de protection, la pliait soigneusement, avant de se livrer méticuleusement au rituel  d’entretien promis à son fils : faire tourner le moteur sur place cinq à dix minutes,  passer la chiffonnette douce sur la carrosserie.  Il lustrait les chromes et lessivait les optiques, sans oublier le rétroviseur tout rond apposé sur la portière gauche, une option dont Jean- Paul était très fier.   Ce faisant, il se livrait à son monologue  intérieur, ponctué de quelques mots échappés malgré lui, véritable conversation entre la voiture et lui-même : si une lettre de son fils était arrivée dans la semaine, André transmettait les nouvelles telles qu’il les avait lues et digérées:  les potins de chambrée,  les exercices d’entraînement,  les menus événements que le soldat avait le droit de  raconter… Cette discussion intime le soulageait d’un poids terrible, l’absence de son fils unique, il avait l’impression de s’adresser à la Dauphine comme il aurait donné des nouvelles à la fiancée que Jean-Paul avait perdue.

 

De son côté, Monique, son épouse, s’affairait à l’étage dans la chambre de leur enfant. Sans exagération, c’était la pièce la mieux entretenue du pavillon, où pourtant, Monique ne ménageait pas sa peine. Car cette pièce quasiment  intouchable avant le départ de Jean-Paul, était devenu son sanctuaire : Le lit fait de draps propres, pour quand il aura une permission, la poussière  inexistante essuyée tous les deux jours, les vitres de la fenêtre lessivées une fois par semaine, malgré les volets fermés. André la taquinait :

- Si tu crois que JP va faire attention au ménage !

- À force de frotter cette armoire, tu vas la rendre plus aveuglante qu’un miroir…

Monique n’avait cure de ses menues moqueries, elle s’acharnait tout particulièrement sur l’électrophone Teppaz que la famille entière s’était cotisée pour offrir aux vingt ans de Jean-Paul. Au lieu de l’installer dans le salon, pour en profiter, comme son fils le lui avait suggéré, elle l’avait soigneusement refermé et installé sur la table devant la  fenêtre, le  "bureau " de son enfant. Le plus difficile consistait à dépoussiérer cette étrange matière mi-tissu mi-plastique dont semblait faite la coque de l’appareil. On  aurait dit un tissu pied-de-poule, un granité de plastique qui accrochait la poussière de sorte que celle-ci  menaçait d’entrer par  la trame qui recouvrait les haut-parleurs intégrés.

Et puis il y avait maintenant dans l’angle de la pièce le baby-foot. Ça, c’était plus récent. Le baby-foot avait été gagné des années auparavant, personne ne savait plus comment, par Jean-Paul et son groupe de copains, dans une kermesse, un gros lot, elle n’avait peut-être jamais su exactement. Comme il fallait bien entreposer l’engin quelque part, le groupe avait choisi le pavillon de ses parents, le plus spacieux de tous les logements de la bande. D’abord, André et Monique n’y avaient pas consenti de bon cœur, ils redoutaient l’un et l’autre le bruit que les parties allaient générer. En réfléchissant bien ils s’étaient dit qu’après tout, les gamins seraient mieux là qu’à traîner Dieu  savait où, dans les cafés par exemple, et ils avaient accepté à condition que ça se passe dans le garage… Il y en avait eu des parties, dans ce sous-sol, puis des surprises-parties, avec whisky-coca, musique à fond, et les filles qui avaient commencé à s’introduire, une par une, toujours souriantes et gentilles… Il y avait eu pour finir Patricia, jolie comme un cœur…Mais elle avait  rompu net avec son Jean-Paul, à deux mois de l’incorporation! Celle-là, elle ne lui pardonnerait pas la mine tirée et l’humeur chamailleuse de son garçon, le premier  chagrin d’amour asséné.

 

L’arrivée de la Dauphine avait bousculé l’ordre des choses. Il avait fallu monter le baby-foot au premier étage, dans la seule chambre aménagée sous comble. Alors, voilà, elle pestait un peu en époussetant aussi l’engin, se coinçait les mains dans les figurines de bois qui tournaient vicieusement dès qu’elle cherchait à soulever la poussière du tapis vert au fond. Mais en même temps, ce baby-foot, c’était aussi un peu de Jean-Paul qui était rentré dans son antre, comme s’il allait débarquer du train et  jeter son barda à terre avant de faire tourner les barres d’un revers de poignet.

André et la Dauphine, Monique dans la chambre, tous deux tenaient  ainsi de secrètes conversations avec leur rejeton. Les pensées qui s’exprimaient-là allaient bien au-delà des mots posés sur le papier des lettres échangées. D’abord, tout le monde savait que les missives personnelles étaient lues, et cette idée dérangeait. Comment parler de soi, de son compagnon, des soucis familiaux ou intimes, quand le premier lecteur serait un sergent quelconque, qui connaîtrait les secrets des familles avant leurs destinataires ! Parfois, le courrier parvenait très irrégulièrement, certaines lettres mettaient plus de quinze jours, et cela créait des trous dans la relation… Alors les soins apportés au mobilier de la chambre, à la Dauphine du garage, c’était une résistance du cœur pour maintenir solide le lien. Attention, personne ne se laissait démoraliser, envahir par d’absurdes pensées de danger… Pour rien au monde on n’aurait cédé un pouce de terrain à l’angoisse, à  la peur, aux idées noires.

 

Au fil des mois, Jean-Paul avait eu deux permissions, dont une passée en France. Il avait fait un saut à Draveil, trois jours d’éclaircie et d’oasis. Il n’avait pas prêté attention à sa chambre, au mobilier rutilant, le Teppaz n’avait même pas été ouvert. Deux des copains présents étaient montés dans la chambre, mais Monique n’avait pas entendu le tapage d’une partie de baby-foot en cours… Et André avait dû insister pour que Jean-Paul sortît la Dauphine de sa bâche, en fasse le tour, écoutât ronronner le moteur, avant de céder et de l’emmener au moins jusqu’à la station d’essence.

N’empêche, pour les parents, tout était en ordre, ils avaient fait de leur mieux pour préparer le retour de l’absent…

 

 

Ç’aurait dû être un jour comme un autre. Un samedi tranquille, ménage et courses, un peu de repos après déjeuner.

On a sonné à la porte du pavillon. Monique est allée ouvrir, jetant son torchon en même temps qu’un « laisse, j’y vais » à l’adresse d’André, plongé dans l’Aurore de la veille.

Le gendarme l’a saluée, lui a parlé doucement en tendant un feuillet bleu.

Monique serait incapable de se souvenir des paroles du messager. Ses doigts ont attrapé la missive, sans l’ouvrir…À quoi bon ?

De son fauteuil au salon, André a vue sur l’entrée, il a perçu la stature du gendarme dans l’encadrement de la porte. Monique n’a pas pensé à lui dire d’entrer.  Elle se tient droite en face de lui, immobile, si longtemps qu’elle aurait pu être statufiée. Le gendarme a salué, d’un geste rapide de la main au képi, il est parti à reculons semble-t-il.

Alors, André s’est levé du fauteuil, a glissé vers le corridor jusqu'à l’escalier qui descend au garage, sans même tenter de parler à sa femme.  D’une main tremblante,  il caresse la bâche de la Dauphine,  comme la robe d’une femme.

Tout bas,  comme pour ne pas mettre en fuite le souvenir de son enfant, il lui parle à mots doux, espacés par sa respiration haletante,  il prononce des mots qui disent qu’il va prendre soin de la Dauphine encore, qu’il ne cessera jamais de l’attendre, de préparer son retour.