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24/01/2012

Légende d'une étoile disparue

La nouvelle est tombée simplement un matin ordinaire.

Depuis ce moment, nos pensées  ne sont plus aussi claires.

Le fantôme d’une vie embrume nos esprits.

Des éclats de souvenirs tournent en rondes abasourdies.  

 

Elle était, dit-on,   apparue par enchantement,

 Issue d’une contrée éloignée.

Le temps d’un été, elle était adoptée.

Étoile resplendissante de ses multiples talents

Elle avançait en confiance

Tout sourit à  qui donne sans compter.

 

Vint le temps des questions.

Un nuage obscurcit sa raison.

Tout à coup son rôle lui devint pesant

Le destin plus incertain que les serments

Une faille après l’autre,

Sa  clarté pâlit jusqu’à la sombre pénombre des oublis volontaires. 

 

L’étoile perdue s’est dérobée.

 

Le fil aurait pu se rompre.

Au bord du précipice, un Samaritain passait en chemin.

 Certes pas un Prince de Conte qui endort les chagrins.

Juste un homme de même fracture

Un homme voûté sous  la même fêlure.

 

Chaîne de vie que rien ne peut interrompre

Le lien des entrailles a tenu au plus fort de la tempête.

Vaille que vaille les Parques ont défilé  quelques pelotes d’années.

Ranimée par des sourires tout neufs,   abreuvée à la source d’enfance,

L’étoile fanée s’est embrasée de pépites  en fête.

 

Ce jour-là le couperet est tombé

À son horloge intime,   l’heure a sonné

 

L ‘Étoile s’est effacée

Une  Comète a filé 

30/10/2010

La Dauphine et le Baby-foot


C’était le dernier achat de Jean-Paul.

Il n’avait pas encore reçu sa feuille de route, mais il n’avait évidemment aucun doute sur l’imminence de l’Appel. En cette année 1959, la tournure des événements  sentait le roussi, pour reprendre l’expression de son père, et Jean-Paul, comme  tous les amis de sa classe, ne se berçait pas d’illusions. Pour  tous ceux qui, comme lui, devaient fêter leurs vingt ans, ce serait sans appel vingt-huit mois minimum d’incorporation.

 Et pourtant, il l’avait achetée,  sa Dauphine, convoitée si longtemps; il avait accroché aux formes rondes et élégantes de la voiture ses rêves d’avenir, l’argument décisif qui avait fait fléchir André, son père, pourtant peu enclin aux fantasmes.

- Tu comprends Papa, l’argent que j’ai gagné à l’usine depuis deux ans, il est déjà investi. La voiture, elle sera là quand je reviendrai, je n’aurai plus qu’à finir les démarches pour la licence du Taxi. Tu verras, c’est un bon plan…Maintenant, je te montre comment tu vas la faire tourner de temps à autre, pour que la batterie  ne se vide pas…

André avait accepté de garder la voiture dans le garage du pavillon. De toutes les façons, il n’avait jamais eu de voiture et n’avait même jamais passé son permis de conduire…

 

Depuis le départ de Jean-Paul pour l’Algérie,  chaque dimanche, André ouvrait en grand la porte du garage, tirait la bâche de protection, la pliait soigneusement, avant de se livrer méticuleusement au rituel  d’entretien promis à son fils : faire tourner le moteur sur place cinq à dix minutes,  passer la chiffonnette douce sur la carrosserie.  Il lustrait les chromes et lessivait les optiques, sans oublier le rétroviseur tout rond apposé sur la portière gauche, une option dont Jean- Paul était très fier.   Ce faisant, il se livrait à son monologue  intérieur, ponctué de quelques mots échappés malgré lui, véritable conversation entre la voiture et lui-même : si une lettre de son fils était arrivée dans la semaine, André transmettait les nouvelles telles qu’il les avait lues et digérées:  les potins de chambrée,  les exercices d’entraînement,  les menus événements que le soldat avait le droit de  raconter… Cette discussion intime le soulageait d’un poids terrible, l’absence de son fils unique, il avait l’impression de s’adresser à la Dauphine comme il aurait donné des nouvelles à la fiancée que Jean-Paul avait perdue.

 

De son côté, Monique, son épouse, s’affairait à l’étage dans la chambre de leur enfant. Sans exagération, c’était la pièce la mieux entretenue du pavillon, où pourtant, Monique ne ménageait pas sa peine. Car cette pièce quasiment  intouchable avant le départ de Jean-Paul, était devenu son sanctuaire : Le lit fait de draps propres, pour quand il aura une permission, la poussière  inexistante essuyée tous les deux jours, les vitres de la fenêtre lessivées une fois par semaine, malgré les volets fermés. André la taquinait :

- Si tu crois que JP va faire attention au ménage !

- À force de frotter cette armoire, tu vas la rendre plus aveuglante qu’un miroir…

Monique n’avait cure de ses menues moqueries, elle s’acharnait tout particulièrement sur l’électrophone Teppaz que la famille entière s’était cotisée pour offrir aux vingt ans de Jean-Paul. Au lieu de l’installer dans le salon, pour en profiter, comme son fils le lui avait suggéré, elle l’avait soigneusement refermé et installé sur la table devant la  fenêtre, le  "bureau " de son enfant. Le plus difficile consistait à dépoussiérer cette étrange matière mi-tissu mi-plastique dont semblait faite la coque de l’appareil. On  aurait dit un tissu pied-de-poule, un granité de plastique qui accrochait la poussière de sorte que celle-ci  menaçait d’entrer par  la trame qui recouvrait les haut-parleurs intégrés.

Et puis il y avait maintenant dans l’angle de la pièce le baby-foot. Ça, c’était plus récent. Le baby-foot avait été gagné des années auparavant, personne ne savait plus comment, par Jean-Paul et son groupe de copains, dans une kermesse, un gros lot, elle n’avait peut-être jamais su exactement. Comme il fallait bien entreposer l’engin quelque part, le groupe avait choisi le pavillon de ses parents, le plus spacieux de tous les logements de la bande. D’abord, André et Monique n’y avaient pas consenti de bon cœur, ils redoutaient l’un et l’autre le bruit que les parties allaient générer. En réfléchissant bien ils s’étaient dit qu’après tout, les gamins seraient mieux là qu’à traîner Dieu  savait où, dans les cafés par exemple, et ils avaient accepté à condition que ça se passe dans le garage… Il y en avait eu des parties, dans ce sous-sol, puis des surprises-parties, avec whisky-coca, musique à fond, et les filles qui avaient commencé à s’introduire, une par une, toujours souriantes et gentilles… Il y avait eu pour finir Patricia, jolie comme un cœur…Mais elle avait  rompu net avec son Jean-Paul, à deux mois de l’incorporation! Celle-là, elle ne lui pardonnerait pas la mine tirée et l’humeur chamailleuse de son garçon, le premier  chagrin d’amour asséné.

 

L’arrivée de la Dauphine avait bousculé l’ordre des choses. Il avait fallu monter le baby-foot au premier étage, dans la seule chambre aménagée sous comble. Alors, voilà, elle pestait un peu en époussetant aussi l’engin, se coinçait les mains dans les figurines de bois qui tournaient vicieusement dès qu’elle cherchait à soulever la poussière du tapis vert au fond. Mais en même temps, ce baby-foot, c’était aussi un peu de Jean-Paul qui était rentré dans son antre, comme s’il allait débarquer du train et  jeter son barda à terre avant de faire tourner les barres d’un revers de poignet.

André et la Dauphine, Monique dans la chambre, tous deux tenaient  ainsi de secrètes conversations avec leur rejeton. Les pensées qui s’exprimaient-là allaient bien au-delà des mots posés sur le papier des lettres échangées. D’abord, tout le monde savait que les missives personnelles étaient lues, et cette idée dérangeait. Comment parler de soi, de son compagnon, des soucis familiaux ou intimes, quand le premier lecteur serait un sergent quelconque, qui connaîtrait les secrets des familles avant leurs destinataires ! Parfois, le courrier parvenait très irrégulièrement, certaines lettres mettaient plus de quinze jours, et cela créait des trous dans la relation… Alors les soins apportés au mobilier de la chambre, à la Dauphine du garage, c’était une résistance du cœur pour maintenir solide le lien. Attention, personne ne se laissait démoraliser, envahir par d’absurdes pensées de danger… Pour rien au monde on n’aurait cédé un pouce de terrain à l’angoisse, à  la peur, aux idées noires.

 

Au fil des mois, Jean-Paul avait eu deux permissions, dont une passée en France. Il avait fait un saut à Draveil, trois jours d’éclaircie et d’oasis. Il n’avait pas prêté attention à sa chambre, au mobilier rutilant, le Teppaz n’avait même pas été ouvert. Deux des copains présents étaient montés dans la chambre, mais Monique n’avait pas entendu le tapage d’une partie de baby-foot en cours… Et André avait dû insister pour que Jean-Paul sortît la Dauphine de sa bâche, en fasse le tour, écoutât ronronner le moteur, avant de céder et de l’emmener au moins jusqu’à la station d’essence.

N’empêche, pour les parents, tout était en ordre, ils avaient fait de leur mieux pour préparer le retour de l’absent…

 

 

Ç’aurait dû être un jour comme un autre. Un samedi tranquille, ménage et courses, un peu de repos après déjeuner.

On a sonné à la porte du pavillon. Monique est allée ouvrir, jetant son torchon en même temps qu’un « laisse, j’y vais » à l’adresse d’André, plongé dans l’Aurore de la veille.

Le gendarme l’a saluée, lui a parlé doucement en tendant un feuillet bleu.

Monique serait incapable de se souvenir des paroles du messager. Ses doigts ont attrapé la missive, sans l’ouvrir…À quoi bon ?

De son fauteuil au salon, André a vue sur l’entrée, il a perçu la stature du gendarme dans l’encadrement de la porte. Monique n’a pas pensé à lui dire d’entrer.  Elle se tient droite en face de lui, immobile, si longtemps qu’elle aurait pu être statufiée. Le gendarme a salué, d’un geste rapide de la main au képi, il est parti à reculons semble-t-il.

Alors, André s’est levé du fauteuil, a glissé vers le corridor jusqu'à l’escalier qui descend au garage, sans même tenter de parler à sa femme.  D’une main tremblante,  il caresse la bâche de la Dauphine,  comme la robe d’une femme.

Tout bas,  comme pour ne pas mettre en fuite le souvenir de son enfant, il lui parle à mots doux, espacés par sa respiration haletante,  il prononce des mots qui disent qu’il va prendre soin de la Dauphine encore, qu’il ne cessera jamais de l’attendre, de préparer son retour.

 

 

 

 

30/01/2009

retour

C’est arrivé tout à coup.
Les trottoirs de l’avenue luisaient après cette forte averse d’avril, et elle a remarqué les larmes étincelantes sur les timides bourgeons des platanes. Le temps de se formuler la beauté simple du phénomène, elle n’y a plus pensé.

Et puis, le même soir justement, en émergeant du RER, elle a longé comme d’habitude les grilles du Parc, fermées à cette heure crépusculaire. Elle a simplement entendu la phrase qui s’est formée dans sa tête, « qu’est-ce que ça sent bon, il doit y avoir déjà des lilas éclos, il faudra venir un moment ce week-end… », Et alors seulement elle a réalisé que l’air qu’elle respirait lui semblait léger et pétillant, comme une goulée d’oxygène capable de la saouler, ça l’a fait sourire et elle s’est dit que c’était vraiment une saison agréable.
Elle a repris sa marche lente pour remonter jusqu’à la maison.

Un peu plus tard, comme elle achevait de ranger la cuisine, Jérémy est entré dans la pièce, l’a observée un moment en silence; elle a senti son regard sur elle comme une source de lumière bienveillante. Son cœur a fait un petit bond dans sa poitrine, une légère bouffée rose lui est montée aux joues, elle a soufflé sur sa frange décidément trop longue pour chasser cette soudaine chaleur, et Jérémy a murmuré timidement :
- J’aime bien ton sourire, ce soir…
Elle s’est sentie émue par cette touche de tendresse, une réminiscence de bonheur révolu.

Elle aurait souhaité répondre, mais son mari avait déjà quitté la pièce.
Une inquiétude s’est fait jour, elle s’est dit « qu’est-ce que j’ai encore perdu ? » et puis elle a repris le cours de ses rangements.

Au moment de se coucher, comme toutes les nuits, elle est allée border Églantine et déposer un bisou de plume sur le front de sa fille, elle s’est arrêtée un moment, un voile de buée aux yeux, la gorge soudainement serrée par l’envie de la réveiller pour lui dire comme elle la trouve grande, belle, et si …Merveilleuse, tout bêtement. Elle s’est retirée sur la pointe des pieds, un sentiment d’inachevé pendu au cœur…

Quel gâchis, une éternité de grisaille l’a enserrée dans sa gangue.
Ça fait un bail qu'elle ne cherche plus la sortie …

***

Le ballon multicolore roule jusqu’à ses pieds, et dans ce petit matin encore un peu frisquet, elle a eu envie de shooter dedans, de la pointe de sa chaussure, mais elle l’a ramassé pour le tendre au petit garçon des voisins. Il ne faudrait pas que le ballon se dirige vers la rue et…

Ça y est, elle s’est à nouveau raidie dans son chagrin, le regard au-delà du perron de l’immeuble, elle s’apprête à retourner dans son asile intérieur, mais Tom, le petit Tommy des voisins, qui a l’âge que devrait atteindre aussi son fils, l’Ange perdu, la regarde et lui dit :
Tu sais, j’aimerais bien que tu joues au ballon avec moi 


Alors, elle baisse les yeux vers Tommy, admire les minuscules quenottes qui barreaudent son sourire épanoui, lève les yeux vers sa mère du bonhomme, à qui elle n’a plus adressé la parole depuis…si longtemps.
- Il fait beau, n’est-ce pas, même si le fond de l’air…
Elle s’en moque bien du fond de l’air, mais ce n’est plus la même chose.
Elle a vu la beauté de ce matin du monde, un enfant inconnu ou presque courir dans la fraîcheur étincelante de la matinée, et elle a pu penser à Lui en supportant les images juxtaposées.
Elle a compris qu’elle est en train de pardonner …

Il faudra encore du temps, c’est vrai, pour échapper à la  masse paralysante de la chape grise qui l'étouffe, alourdit ses gestes et comprime sa respiration, ce poids douloureux qui ancre son corps et son âme dans un néant sinistre. Elle perçoit cependant comme les prémices d'un éveil qui essaient de fissurer la gangue… Ça tient sans doute à un rien, des couleurs, des odeurs, des sourires et la chaleur des mains de Jérémy, mais ça pousse en elle…

Elle a compris qu'elle approche du bout du tunnel,

Elle vient d'entamer la lente remontée vers la Vraie Vie, celle où les émotions sont acceptables. Un jour, elle n'aura plus peur des photos, des regards, des sourires et des invitations… Un jour, elle regardera Églantine grandir sans ressentir cette pincée au coeur, semblable à une glaciation des sentiments.

Un jour…

La peau déchiquetée de son deuil tombera…

Bientôt.

Sa douleur s'évanouira imperceptiblement…

Elle revient.