Prends garde (17/07/2015)

Ne cherchez pas, amis lecteurs, de quatrième de couverture pour vous guider, ce curieux ouvrage possède deux entrées, indépendantes, tête- bêche pourrait-on dire. L’idée est intéressante en effet, à partir d’un même fait réel, les deux auteures italiennes nous livrent deux versions de l’histoire.  Et quelle histoire ! Rien de moins que le massacre d’une fratrie de  quatre vieilles femmes, les sœurs Porro, dans une bourgade des Pouilles au cours d’émeutes du printemps 1946.

 Bien que mon choix vers ce récit m’ait été soufflé par une lecture partagée au café- lecture du Mal de Pierres de Milena Agus,   j’ai  choisi de commencer par la face Luciana Castellina. Une motivation toute rationnelle, puisque cette journaliste passionnée d’histoire et de politique relate ces quelques semaines du printemps 1946 en accordant attention au contexte particulier  de l’après-guerre dans le Sud de la presqu’île italienne. Circonstances totalement méconnues par la grande majorité des Français, on peut parier que bon nombre de compatriotes habitant la partie nord de l’Italie ont oublié cet épisode tragique, fondé sur la misère et l’inadéquation d’une société  abandonnée entre deux mondes. La guerre est passée par les Pouilles, renforçant la pauvreté du peuple et aggravant les disparités entre ouvriers, chômeurs endémiques, et les castes de notables, accrochées à l’Ancien Régime, souvent grands bénéficiaires de la période fasciste. Luciana Castellina, qui a œuvré au sein du PC, connaît bien son sujet. Elle développe conditions de vie des uns et des autres, les sœurs Porro ayant le malheur de cristalliser  le mode de vie obsolète des héritiers nantis. Quant au contexte politique, entre rancunes exacerbées par les années Mussolini et peur de voir ressurgir le fantôme d’une monarchie vaine, les haines s’attisent dans le chaudron des idées progressistes. Le débarquement inopiné de Victor Emmanuel III dans son palais de Brindisi met le feu aux poudres. Sa légitimité largement contestée par les faits écoulés, ce prétendant à la Restauration n’a plus d’autorité. Au milieu des troubles de l’époque, l’épisode de l’assassinat de deux des malheureuses vieilles filles quasi recluses dans leur maison d’Andria a été très peu commenté. Quelques entrefilets dans les journaux locaux, vite relégués aux oubliettes par une actualité générale brûlante. Alors Luciana Castellina essaie de dresser un tableau du possible et du vraisemblable, soulignant la part de malchance et de coïncidences qui n’excluent pas une vengeance opportuniste. Elle mène cet essai rapide avec une précision très convaincante,   se gardant de jugements moraux concernant les victimes et les bourreaux, de sorte qu’il m’a fallu un temps d’adaptation pour entrer en empathie avec l’autre face du bouquin.

 

Mais finalement, ce second volet livre à sa manière un témoignage intéressant sur la mentalité d’une époque. Et c’est là aussi que l’on peut mesurer la force du regard littéraire. Comme dans le Mal de Pierres cité plus haut, Milena Agus travaille ses personnages au ras de leur âme. Ce ne sont pas les destins grandioses qui la motivent, ce sont les ressentis à fleur de quotidien. Aussi prend-t-elle le parti de construire son récit par le biais du témoignage fictif d’une amie des sœurs Porro. Elle dessine  ainsi le portrait en creux de sa narratrice,   attachée à visiter ces quasi recluses, confites en religiosité aveugle, ayant réglé leurs vies sur des règles issues de la Vie des Saints. À petites touches, elle décrit cet univers totalement coupé de la réalité, inconscientes jusqu’au bout des drames qui se jouent sur la place que leur Palais domine.  Milena Agus n’en fait pas des monstres, elle les montre dans la lumière feutrée d’une maison fermée, occupées modestement entre dévotions et ouvrages de coutures, appliquées à se comporter aux portes de la vieillesse comme si elles étaient encore les petites filles modèles obéissant aux règles paternelles. De nos jours, on les moquerait d’être ainsi « à côté de la plaque », mais dans les circonstances tragiques que subit la population de leur bourgade, elles sont provocatrices.  Leur innocence même du Mal  Social devient insupportable. À son tour,   Milena Agus se garde de jugement, soulignant aussi la difficulté d’une opinion à propos  de faits  si longtemps occultés.   Au terme du témoignage de sa narratrice, que la dureté de l’histoire pousse à la solidarité envers les femmes miséreuses qui survivent dans des caves nauséabondes, l’auteure souligne combien les épreuves n’éclairent que nos seuils personnels : Ses pensées voguaient du paquet de grenouilles gentiment offert au paquet rassemblant les reliques ensanglantées de Luisa et Carolina, qu’on avait restituées à leurs sœurs.

Une fois, elle demanda à l’une de ces malheureuses : « Et d’après vous, qui a tiré du palais Porro ?

— Ce sont les Porro qui ont tiré, bien sûr !

— cela ne vous fait pas de peine, qu’on les ait tuées comme ça ?

— On ne pourrait pas vivre, si on avait de la peine pour tout le monde, il n’y a que les saints pour faire ça ! (Pages 88-89)

Mais en conclusion, l’écrivaine tempère cet effet de la  misère et elle ouvre au contraire  un débat qui menace la paix de notre sommeil :

« Le monde est ainsi fait, disaient les Porro avec un léger geste des bras et un petit haussement d’épaules. Que pouvons-nous y faire ? » Cette attitude qui l’avait toujours mise hors d’elle.

Pourtant, elles avaient raison : le monde est ainsi fait, et rien ne change jamais vraiment, ce sont seulement les rôles qui s’échangent. ( Page 90)

 

 

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Prends garde

Milena Agus     (Traduction Marianne Faurobert)

Luciana Castellina (Traduction Marguerite Pozzoli)

Édition : Liana Levi (2015)

ISBN : 978-2-86746-752-3

 

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