Nous étions les Mulvaney (11/07/2014)
Au moment du choix de ce roman, il faut se fier au titre. L’usage de l’imparfait est en soi un indice sémantique pertinent. Tenir compte aussi de l’univers de l’auteur : chez Joyce Carol Oates, pas d’angélisme ni d’optimisme béat. De l’optimisme pourtant, Corinne Mulvaney n’en manque pas, cette mère de famille ne ménage pas sa peine pour transmettre à ses quatre enfants sa foi et son énergie. Et contrairement à d’autres de ses créatures, il me semble que l’auteur a ressenti une sympathie, voire une véritable tendresse pour ces Mulvaney.
Ce sont les six membres d’une famille américaine que l’on suit sur deux décennies, des années 70 au début 90. Les deux époux, Michaël et Corinne viennent d’horizons très différents : Michaël, en rupture familiale dès son jeune âge, devient le prototype du self made man, après avoir connu une jeunesse aventureuse. Jusqu’au jour où il rencontre une curieuse jeune femme rousse et maladroite, qui compense sa beauté discrète par le charme plus durable d’une nature profondément cocasse. Michaël évoluera en durcissant ses ambitions, exigeant avec lui-même comme avec chaque membre de son entourage. Il prospère en fondant sa société et gravit un à un tous les échelons du code social. Corinne incarne l’autre versant : dynamique et un rien brouillonne, elle gère la vie à la maison, c’est- à- dire High Point Farm, la ferme où cohabitent enfants et animaux. Cette ferme représente l’univers parfait pour Corinne, issue d’une famille de fermiers d’origine allemande, dont elle a hérité foi religieuse et volonté de travail. Indéfectible soutien de son mari qu’elle aimera jusqu’au bout, Corinne détonne pourtant à ses côtés par son originalité vestimentaire. Mais elle est moulée elle aussi par le rêve américain, fixée sur l’objectif de mener une famille « parfaite », où chacun exécute tâches domestiques et fonctions sociales.
L’ascension des Mulvaney est longue et belle, jusqu’au jour où Michaël est enfin intronisé membre du club le plus en vue de Mont Ephraim, la ville proche de High Point Farm. Mais l’aîné, Mike junior, commence à décrocher, abandon de sa carrière sportive, et nuits trop arrosées. Son cadet, Patrick, se construit une carapace d’intellectuel arrogant et rebelle. Marianne répond à la fierté de ses parents, adolescente entourée d’amies, elle irradie et incarne toute la réussite paternelle. Quant à Judd, le benjamin, il grandit imprégné d’admiration infantile pour chacun de ses aînés.
La fêlure échappe à tous pourtant, ce lendemain du bal de la Saint Valentin 1976, où Marianne, comble d’honneur, était invitée. Curieusement, ni Patrick à qui il est demandé d’aller rechercher sa sœur et qui ne s’inquiète pas de son mutisme, ni sa propre mère Corinne, que les succès scolaires et amicaux de sa fille éblouissent, encore moins le père tellement occupé qu’il rentre de plus en plus tard… Personne ne perçoit le malaise patent de Marianne.
Aussi quand éclate enfin le scandale, les réactions des uns et des autres nous prennent au dépourvu. La culpabilité docile, la soumission de Marianne convient en apparence à Corinne et l’on reste stupéfait devant cette soudaine pruderie. La colère de Michaël père est violente, douloureuse, et dans un premier temps, on se dit qu’il a raison : allez régler ses comptes directement chez le « salaud ». Mais… Mais la pression est forte, Marianne tellement repliée sur sa » faute » —poids de la pratique religieuse. Par le regard de Judd, de Patrick dit Pinch, nous suivons alors la métamorphose du rêve en cauchemar.
Joyce Carol Oates poursuit sans concession la dissection méticuleuse des verrous sociaux et culturels. Son analyse acérée se teinte cette fois de tendresse pour Marianne et Corinne. Son empathie lui permet de démontrer comment chacune se débat dans le désastre. La force de l’amour de Corinne pour Michaël est saisissante, et l’on reste sidéré par le parti pris à l’égard des enfants, de la jeune fille en particulier. La construction du roman emprunte parfois la narration personnelle, à travers les points de vue différenciés de Judd ou de Patrick, pour mieux considérer comment ces enfants issus d’un clan fusionnel vont s’approprier leur propre destinée, hors Mulvaney. L’arrachement au formatage familial pour chacun des quatre rejetons est sinueux, difficile, douloureux, « une vie en patchwork « selon le reproche à peine déguisé de Corinne à sa fille.
Et même si l’on se dit qu’on est en train d’observer une famille campagnarde américaine sous la loupe d’une écrivaine de là-bas, difficile de ne pas frémir en reconnaissant sous les mots de Joyce Carol Oates les ferments du qu’en dira-t-on universel, la violence de l’ambition, la versatilité des sentiments, la révolte face à l’injustice. Le monde décrit par l’auteur est dur, mais il appartient à chacun de s’y construire en choisissant ses valeurs, telle serait la morale finale de cette saga captivante.
Nous étions les Mulvaney
Joyce Carol Oates
Paru aux USA :1996
En France chez Stock en 1998
Edition le livre de Poche, 2011
ISBN : 978-2-253-15750-2
19:43 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lecture, roman, littérature américaine, joyce carol oates, critique socila, note de lecture | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer