24/11/2008
Soeurs ennemies
Sœurs d’un même lit, élevées sous la même Autorité, Delphine et Marinette ont pourtant toujours été si dissemblables.
L’une est sèche comme un sac d’os, et son sourire expose ses larges dents.
L’autre présente ses rondeurs pour mieux cacher sous son apparente faconde l’autoritarisme de ses aboiements.
L’une vomit tous les soirs la bile dans laquelle macèrent ses violents désirs de conquête.
L’autre déverse tout à trac le flot ininterrompu de ses ordres dominateurs que le sac de ses bajoues ne peut retenir.
L’une ressemble à un lévrier élégant, sa course rapide se veut démonstrative, elle minaude et prend des poses. Elle s’applique au paraître.
L’autre ne connaît que la bataille frontale, elle charge tête baissée pour abattre l’ennemi en force, jonche son chemin de bris et de peurs. Jamais elle ne regarde en arrière.
L’une se fait lumière, étoile, étincelle de son regard, élabore de langoureuses danses. Elle pare son discours de larmes coupantes comme des diamants pour celer ses blessures stratégiques…
L’autre bouscule les acquis, sème des certitudes arrogantes, s’entoure de mercenaires aguerris, détermine les champs de bataille vastes comme les mornes plaines d’où elle contrôle les avances ennemies. Les mines qu’elle y pose sont jalonnées, les chausse-trappes dissimulées dans les labours réguliers explosent à intervalles programmés, ses soldats sont disciplinés ou jetés…
Delphine travaille son image, soigne les costumes et les décors avec une intuition artistique, vêtements chastement affriolants, voile de cheveux libres encadrant l’ovale si pur de son visage, doux regard languissant de l’agneau qu’on exécute au soir du Martyre, elle renaît en Phoenix incandescent sous un casque ondulé et flamboyant, Jehanne de Province illuminée par sa mission sacrée.
Marinette attend son heure depuis des décennies, elle a bâti de ses mains les contreforts de son pouvoir, n’a jamais cédé aux doutes, à la peur, aux hésitations dont elle ignore même la sensation. Née l’aînée, elle revendique sa prééminence, refuse les tergiversations, les compromissions et la reddition. Elle cogne et ne pleure pas, et si d’aventure elle accuse les coups, c’est en s’ébrouant, râlant, grognant et hurlant, sa rage se décuple et la précipite dans un nouvel affrontement.
Mais que convoitent-elles donc, les deux sœurs qui s’affrontent maintenant dans ce combat des chefs ?
Pour qui, pour quoi affûtent-elles leurs armes et décomptent-elles leurs troupes, ces deux filles d’un même père ?
Pour Lui, justement, pour se revendiquer de son lit, de son sang, de son héritage…
Pour reprendre un flambeau dont elles devinent qu’il vacille si fort que la chute n’est pas loin.
Pour Lui qui n’a pas eu le fils qu’il espérait, celui pour lequel il a construit son royaume, son entreprise, sa raison de vivre.
Pour ce fils, qui devait naître Marin, aventurier au long cours, découvreur d’ères nouvelles et chevalier des Temps Promis, et qui à cause de ce sexe fendu, n’a été que Marinette.
Quand le second bébé attendu s’est révélé fille encore, il a haussé les épaules, dépecé de son espoir, défait de son attachement à une descendance sans mâle.
Alors, au soir descendu sur la maison, Il regardait ses deux filles attablées aux devoirs sur la table familiale. Pendant que la mère s’activait en silence, il occupait son fauteuil au bout de la longue table et les observait à leurs tâches, affectant de réfléchir et de s’occuper de ses affaires.
Marinette avachie en boule sur ses livres et ses cahiers chiffonnait bien vite ses affaires et emballait les leçons avec précipitation. Delphine, assise droite comme un i, le cou tendu, étalait complaisamment les articles qu’elle sortait du cartable, occupait tout l’espace disponible et un peu plus, lançait ensuite quelques regards, couleurs de miel et de lavande, dans sa direction. Puis elle susurrait les rimes de la poésie du moment, poussait insidieusement vers lui ses cahiers couverts de dessins savamment nuancés, soignait son écriture et s’efforçait de l’empêcher d’ignorer son application. À l’issue de ce manège, elle récoltait sa peine en s’installant à ses côtés, mine de rien et attendait son approbation, sa récompense, l’attention qu’il accordait enfin à la diablesse qui l’avait si bien séduit.
Entre-temps, Marinette avait de longtemps déserté l’étude, jeté en vrac les ustensiles d’école dans son sac et s’était éclipsée loin de la cuisine et des corvées domestiques. Quand, au décès de sa femme qu’il a vécu comme une trahison, les filles ont dû prendre les rênes de la maison, Delphine dressait le couvert à sa manière, pleine de grâce et de délicatesse, servait les repas avec componction, mais ne parvenait jamais à tremper ses mains blanches dans l’eau grasse de la vaisselle. Sans qu’on puisse déceler l’astuce, elle n’était jamais là au bon moment pour effectuer les corvées les plus triviales et laissait à son aînée les tâches les moins valorisantes. Bonne fille, Marinette a mis du temps avant de comprendre l’astuce qui valait à sa sœur le surnom de princesse et à elle …aucun de ces petits mots doux.
Oh, il sait lui reconnaître du courage et de l’allant, à cette aînée robuste et pugnace. De ses maraudes enfantines, elle a rapporté plus de gnons et d’écorchures, d’accrocs aux manches et de genoux écharpés que deux douzaines de garçons normalement constitués. Mais elle est fille, femme maintenant, et depuis longtemps, elle traîne dans son sillage un Benoît si benêt que c’est à lui qu’il revient d’aller chercher les enfants à la sortie de l’école avant de s’épanouir dans les allées des supermarchés… Le Père ne le dirait pour rien au monde, mais il méprise son gendre trop accommodant. Il préfère calquer son dédain sur celui de Marinette et affecte souvent d’oublier son prénom. Quant aux petits-enfants, qu’ils fassent leurs preuves et on verra toujours de quel côté la balance est tombée.
Marinette a occupé la place de l’Héritier, il le reconnaît bien volontiers, elle endosse avec dynamisme et volonté tous les aspects de ce métier difficile, elle sait mener les hommes et les machines, traquer les feignants et les lâches, pousser l’effort jusqu’à l’accomplissement final du travail, et même au-delà. Il lui reconnaît même de la justesse dans ses ambitions, mais se garde bien de le lui dire… Au fond de lui, dans un petit recoin de son esprit, il sait, de cette certitude innée qui régit les lignées, qu’elle guette son faux-pas pour prendre la tête de l’entreprise. Alors, il fait mine de ne pas le savoir, et chaque jour il se bat pour repousser sa défaite, ou du moins compliquer sa conquête…
Demain pourtant, il lui faudra choisir…
Marinette ou Delphine.
Car Delphine est revenue. Du bout du monde, des villes enfiévrées et polluées, elle a rapporté des gadgets, des idées saugrenues et surtout une insatiable ambition. Oublié le mari bellâtre qui s’est dissous dans la mêlée comme un comprimé d’Alka Selzer dans un verre d’eau à la clôture d’une soirée trop festive. Delphine a digéré cette page de sa vie, quelques autres aussi sans doute, elle ne s’est pas étendue sur les possibles désastres d’arrière-garde. De savantes mines ponctuées de silences éloquents ont suffit pour dresser le constat, raconter ce qui ne méritait pas de l’être, évanouir les protagonistes déchus et revenir à l’objet de sa première conquête.
Le Père a succombé à ses charmes, à son savoir être « catamiaule », il n’est pas dupe pourtant. Mais elle est si belle et tellement volontaire, elle aussi. Delphine a appris les langues étrangères, elle pratique surtout le langage-du-cœur, celui qui fait fondre les résistances et retourne les adversaires… Sauf que…Cette fois, Delphine s’est créé un ennemi solide. Marinette, qui ne trouvait rien à redire quand sa petite sœur envahissait la table des devoirs ou les genoux paternels, Marinette regimbe à l’idée de partager l’avenir avec sa cadette.
Et la guerre s’est engagée…
Avec ses escarmouches feutrées au début, de plus en plus hargneuses au fur et à mesure que se rapproche l’échéance.
Les camps ont changé de fidèles, plusieurs fois. Les armes ont été échangées, Marinette a appris l’usage saignant des mots qui blessent, des phrases qui empoisonnent… Delphine a combattu pied à pied, s’imprégnant des chiffres et des formules gagnantes, reproduisant les gestes professionnels qui font illusion, réparant ses gaffes d’un sourire de Madone ou d’une larme de comète…
Plus qu’un jour à tenir, pour les deux héroïnes, le dénouement est proche, tout proche.
Mais Le Père ne sait pas trancher, lui qui n’a jamais connu la pitié, il ne peut s’imposer ce dilemme effrayant, contre-nature. S’il choisit la lumineuse Delphine, il sait qu’il se trahit et commet une irrémédiable injustice. Mais le monde serait lourd sans la grâce de son étoile, même s’il doute qu’elle sache prendre la barre et mener l’exploitation de son trésor à bon port.
S’il choisit Marinette, il endosse un état de fait, il assume la suite naturelle, elle connaît vraiment le métier, mais elle fera sans étincelles, sans imagination, sans génie. Travail propre, mais terne. Au crépuscule de sa vie, le Père soupire après les embrasements, les illuminations qu’il a refusées toute sa vie, les douceurs qu’il n’a accordées qu’avec tant de parcimonie…
Demain il faudra bien en finir…
Et si la vie après tout se chargeait de ce coup du sort ?
S’il disparaissait comme ça, tout à coup, sans rien dire, en laissant les deux femmes s’affronter ?
Non, quand on est Le Père, on ne quitte pas la scène sans panache, on ne renonce pas à laisser Sa Marque, Son Enseigne. L’une ou l’autre, il faudra bien qu’elle pérennise Son Oeuvre, qu’elle accomplisse le dessin auquel il a tant sacrifié.
Demain, dans quelques heures, à l’autre bout de la nuit qui s’avance…
16:42 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, récit, rivalité, politique, héritage, machisme | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
09/11/2008
Fanchette au Bain…
Bien qu’elle ait franchi les multiples étapes de sa maturité, Fanchette a conservé quelques émois de fraîcheur naïve. Du moins c’est ainsi qu’elle préfère considérer les quelques inhibitions, résidu de timidité viscérale, que le cours des vicissitudes usuelles n’a pas réussi à gommer.
Voici donc notre quinquagénaire de passage à Paris, où elle a un rendez-vous. Fanchette a résolu de s’occuper d’elle-même en s’offrant Un Soin. Vous allez vous moquer, je vous imagine bien, caustiques comme vous savez l’être, devant votre écran, vous les actives trentenaires nourries de diversité citadine, les quadra vaccinées aux opportunités commerciales. Mais Fanchette, qui pourrait être votre mère, a dû houspiller ses habitudes pour quitter sa province lointaine et venir gaspiller quelques jours dans les remous de la grande cité, loin de ses collines verdoyantes et ensoleillées.
Elle a pourtant essayé de faire une valise légère, mais le sac à roulettes qui tire sur ses bras rend la descente des escalators un brin hasardeuse. Aussi elle se sent vite en nage, moite et rouge comme elle se déteste, mais elle se refuse à l’agacement et observe les visages renfrognés des voyageurs qui l’accompagnent sous terre. Elle se figure d’ailleurs un peu l’OVNI du wagon, sur cette rame nouvelle qui file entre la gare de Lyon et le cœur de la capitale. Il lui faut un moment pour reconnaître l’enchevêtrement des couloirs et des plans qui mènent aux différentes lignes. Quand enfin elle émerge sur la place Malesherbes, les nuages bas accrochés aux ramures des marronniers la surprennent. Comme si l’écran de ses lunettes était passé en 16/9ème, élargissant la perspective au détriment du ciel. À son insu, sa silhouette prend la mesure du couvercle et se tasse vers le trottoir. La marchande du kiosque à journaux n’est guère amène pour cette provinciale entravée qui n’achète rien et elle économise ses renseignements, se contentant d’un mouvement de tête pour orienter la quémandeuse dans la bonne direction.
- Sympa ce quartier soupire in petto notre voyageuse.
La porte de l’Hôtel Hilton se présente comme un majestueux carrousel qui se meut automatiquement dès qu’elle s’insinue sur le quart de cercle délimité par les vitres. Il lui semble qu’elle glisse jusqu’au centre du hall immense, poussée par une douce main invisible. Son regard embrasse la scène, ou plutôt les différents espaces, elle reconnaît le comptoir des concierges, un bureau discret en recoin, deux salons différents aux fauteuils confortables et chatoyants, rouges et mauves. Quelques panneaux indiquent différents services, rien ne l’aide pourtant à identifier le Spa qu’elle recherche. Toujours gênée par sa monstrueuse valise, elle finit par s’enquérir auprès d’un jeune homme tout de noir vêtu, qui s’éclipse derechef à la poursuite du renseignement. Quelques secondes plus tard, il est de retour et l’accompagne jusqu’aux ascenseurs, la libérant d’un aimable message de bonne journée.
Fanchette recouvre un peu d’assurance. Finalement, jusque-là, tout se présente bien : elle a même de l’avance, ce qui est confortable pour soulager un peu l’énervement de se sentir si mal à l’aise, ruisselante de nage dans son joli petit tailleur Morgan acheté presque tout exprès pour l’occasion. Poussant la porte battante d’une main, tirant la valise de l’autre, elle se présente en silhouette égyptienne aux employées qui l’attendent dans l‘entrée. Les deux jeunes femmes affichent un sourire identique, dans leur blouse jaune pâle. Aussi jolie et charmante l’une que l’autre, la blonde au type scandinave, la brune au physique asiatique, elles s’expriment toutes deux avec un fort accent, cochent sur un registre la ligne du rendez-vous. La brune, étiquetée Dorha, se lève et contourne le bureau pour s’emparer arbitrairement de la valise et guider la cliente intimidée vers un long couloir carrelé, ponctué de portes à hublots. Dans un français haché, elle explique à Fanchette que la porte du fond permet d’accéder au Jacuzzi et aux cabines sauna, s’inquiétant du port d’un maillot de bain que celle-ci est soulagée d’avoir glissé au dernier moment dans le vaste sac à main qui complète sa panoplie de voyageuse. Puis Dorha opère un savant demi-tour pour remonter jusqu’à une des portes latérales, marquée vestiaire 2, ouvrant sur une pièce divisée en trois secteurs : en face, un plan à double vasque séparées par un monticule de serviettes mousseuses, des flacons géants de produits, quelques étagères contenant du linge.
À droite, une entrée mène aux toilettes,aussi vastes qu’une salle de bain.
À gauche, le vestiaire porte bien son nom, évoquant les installations de n’importe quelle salle de gymnastique : un banc de bois latté séparant d’un côté deux douches fermées par des portes de verre, de l’autre des placards de consigne, emboîtés les uns aux autres, munis de leur serrure individuelle. Fanchette reçoit la clef de celui qui lui est dévolu, navrée de constater que sa valise n’y entrera pas. Tout juste pourra-t-elle y pousser son cabas-sac-à-main, en tassant un peu. Mais dans un tel endroit, qui viendrait voler quoi que ce soit ?
Restée seule, Fanchette entreprend de répondre aux consignes de Dorha, du moins à ce qu’elle en a compris, tant la prononciation de la jeune femme laisse place à une large interprétation. Elle n’a besoin que de quelques minutes pour enlever et ranger ses effets, arpenter trois fois l’espace, regarder les étiquettes des produits, s’inquiéter de prendre une douche, ce qui signifie quand même se glisser nue derrière ces portes transparentes. Le calme souverain de l’endroit, l’impression d’y avoir été oubliée l’emportent sur ses hésitations et Fanchette se décide d’un coup, appréciant le soulagement de se délester de ses sueurs inopportunes.
Dorha passe enfin la tête par la porte et manifeste son étonnement de ne pas avoir trouvé sa cliente dans les délices du Jacuzzi. Fanchette comprend qu’elle n’a pas suivi le protocole et s’en navre, mais Dorha la rassure, elle pourra profiter plus tard de ces services, et la voilà qui introduit Fanchette dans une nouvelle pièce très sombre. Au fond, derrière une rangée de bougies allumées, elle distingue une vasque sur un plan chargé également de flacons. À droite de la vasque, un meuble roulant porte également de nombreux pots et bouteilles de toutes tailles. Au centre de la chambre étroite s’étend une table rectangulaire, tendue de serviettes moelleuses. Un espace à été aménagé dans le plan de la table pour permettre le passage du nez comme le mime Dorha, que Fanchette commence à mieux comprendre… Tandis qu'elle s'habitue autant à la demi-obscurité qu'à la prononciation de la jeune femme, elle perçoit le paquet que lui tend la jolie masseuse : un string jetable, à enfiler avant de s’allonger sur la table centrale. À cet instant, Fanchette se sent très à l’aise, elle a complètement oublié toutes ses timidités et inhibitions qui l’ont si longtemps freinée. Elle se laisse tout simplement guider, décontractée, décidée à profiter au mieux du moment. Dorha opère en silence, après lui avoir proposé un produit odorant que Fanchette accepte bien volontiers. Quelque part dans le noir, des hauts parleurs diffusent de manière assourdie une musique exotique « japonisante », rythmée de sons aigus évoquant le choc de bambous, de mélopée lointaine à capella, de flûte de pan trahissant le souffle humain… Une torpeur maligne s’installe dans ses reins, et Fanchette se dit qu’elle doit réagir sous peine de sombrer dans une sieste incongrue, entre les mains de cette inconnue.
C’est ainsi que Fanchette apprend que Dorha est Balinaise, qu’elle vit en France depuis cinq ans mais que « c’est dur de s’habituer » malgré l’amour de son mari, parce que ce monde-ci est si différent : « pas beau toujours le ciel…, pas manger comme aime…, pas gentil se parler dans la rue, avec trop escaliers pour métro… «
Eh bien, Douce France, que fais-tu pour aider tes invitées à s’adapter ?
Dorha poursuit sa tâche, lentement, elle explore chaque parcelle du corps de Fanchette, roulant au fur et à mesure la vaste serviette qu’elle a disposée pour recouvrir le corps de sa patiente, ne parlant que pour répondre aux questions posées, à mi-voix, sans hésitation mais sans chercher à prolonger la conversation. Du cou aux fesses chaque centimètre de peau est enduit d’essence grasse et parfumée, palpé, roulé, caressé, recouvert… Puis la masseuse s’intéresse aux pieds, sépare les orteils, massant chacun d’eux, la plante des pieds, elle remonte ensuite le long des jambes, des cuisses, c’est délicieux, humm…, enfin, elle demande à Fanchette de se retourner afin d’entreprendre la face B… Les paupières lourdes, Fanchette accomplit la rotation demandée avec un effort, tant elle se sent éthérée, elle doit mobiliser sa volonté pour obéir à la demande courtoise de sa tortionnaire … À nouveau, les mains expertes entreprennent de parcourir l’étendue charnelle de ses mouvements relaxants, insistant sur les muscles autour du cou, frôlant habilement les seins d’un palper rapide et superficiel, chorégraphiant un ballet vaporeux sur son abdomen, reprenant comme une vieille antienne la friction du derme des cuisses… Cette fois, Fanchette se laisse manipuler sans vergogne, acceptant voluptueusement l’abandon qui la gagne…
Revenant à elle-même sur l’invitation de la sybaritique soigneuse, Fanchette saisit l’invitation pressante de Dorha à user du Sauna et des services annexes… Définitivement débarrassée de ses complexes, elle revêt alors le maillot de bain extirpé du bagage à main, grimaçant à la désagréable sensation provoquée par le collage du tissu sur sa peau encore huilée. Elle a bien eu un mouvement vers la douche cachée dans la salle de massage, mais Dorha l’a dissuadée en hochant sa gracieuse figure :
- Non, Sauna plus efficace sur peau avec essence…
- Ah bon.… Mais Fanchette se sent à nouveau poisseuse et le contact du peignoir que l’onguent plaque sur sa peau annule le bien-être antérieur.
La porte de la première cabine laisse filtrer plusieurs bruits de voix féminines. Fanchette, version glue, ne se sent plus l’humeur sociable et décide de se retrancher dans la seconde cabine au silence prometteur. Juste devant la porte d’accès, un cadre de bois délimite un plateau sur lequel de gros galets rougeoient. Latéralement, une banquette de lattes nues invite à s’asseoir tout près du foyer, tandis que le troisième mur de la petite cabine est occupé de deux autres couches en gradin. Pour le moment, Fanchette est ravie de sa solitude, d’autant que la chaleur intense qui émane des cailloux incandescents libère une abondante vague de sudation.
- Beurk, soupire notre exploratrice, c’était bien la peine, je suis en train de tartiner mon maillot avec cette mayonnaise !
Considérant l’épais silence qui colmate l’atmosphère du réduit, Fanchette se dit qu’elle quitterait bien ce voile de fibres acétates pour limiter la sensation de cuisson à l’huile. Ni une ni deux, je suis seule, ça peut gêner qui ? Hop !, elle fait glisser le maillot une pièce à ses pieds et se réinstalle sur la serviette- éponge dont elle a recouvert la banquette. Elle finit par s’allonger totalement, maugréant un peu contre la rudesse du support et l’absence de coussin pour caler sa tête.
C’est alors que son esprit la visualise dans sa position, telle qu’elle est couchée, nue, pubis à l’air et ventre offert, une alarme retentit dans sa tête :
- Il n’y a pas de loquet sur la porte, n’importe qui peut…
En un quart de tour, la voilà enveloppée dans l’éponge de sa couche, le maillot rejeté à côté. Il était temps ! À peine venait-elle de glisser le petit coin supérieur d’étoffe contre la peau de son sein droit que la porte s’ouvre brusquement et qu’entre un homme ruisselant de la tête aux pieds, à la nudité normalement protégée par un caleçon de bain…
Impossible pour Fanchette de rougir plus qu’elle ne l’est… Elle bafouille après un bonjour tremblotant :
- Euh, je ne savais pas, enfin, est-ce que cette cabine est réservée aux hommes ?
- Sorry, I don’t understand, répond courtoisement l’intrus.
- Oh yes, I mean, I did’ nt know that this cabin was reserved for men …
L’inconnu entreprend d’expliquer qu’à sa connaissance, il n’y a pas de distinction de sexes dans l’usage des saunas, avant de se lancer dans une suite de compliments sur la chance d’être française, « car votre civilisation repose sur une véritable histoire, alors que nous à Dubaï, nous ne sommes rien, que des bergers et des nomades sans passé ni architecture… »
Fanchette est tellement soulagée par la tournure de l’aventure qu’elle lutte désespérément contre le fou rire qui remonte de son ventre vers sa glotte et elle saisit à pleins rameaux la perche tendue pour s’extasier poliment et décemment à son tour sur les exploits des bâtisseurs modernes qui offrent à Dubaï une renommée internationale…
S’appliquer à choisir ses mots en anglais sauve la face de notre héroïne. De temps à autre, le fragile nœud de la serviette se relâche, et il lui faut une véritable maîtrise d’elle-même pour glisser les doigts dans l’épaisseur de l’éponge et resserrer le tissu félon sans perdre son interlocuteur des yeux et poursuivre cet échange diplomatique sur les valeurs respectives des deux civilisations. Le temps passe, Fanchette est enfermée dans l’antichambre de l’enfer depuis un bon moment, et ne voit plus très bien comment rompre là l’échange roboratif de courtoisies, afin d’effectuer une sortie digne sans dévoiler qu’elle ne porte rien sous sa serviette. Heureusement, le sort est indulgent pour elle en ce vendredi, et la porte s’ouvre à nouveau pour laisser entrer un second client du prestigieux hôtel. Le nouveau venu se glisse illico dans la conversation, lui vient de Dublin et la vieille Europe il connaît bien, il connaît également le monde arabe, fréquentant Riad et les Saoudiens…
- Ouf ! songe rapidement notre évadée campagnarde, voilà l’instant propice !
Ramassant promptement le petit chiffon de nylon noir qui gît au fond de la banquette, elle formule un petit discours d’évasion :
- Whew! It’s enough for me, I am very pleased to have met you. I hope you will enjoy your staying in Paris .…
Les mots ont à peine le temps de franchir ses lèvres qu’elle pousse déjà la porte fatale et rejoint l’atmosphère humide de la salle au jacuzzi. Les spasmes de rire nerveux qu’elle est parvenue à contenir retrouve le chemin de la sortie quand, hilare, elle se glisse dans la cabine de douche attenante.
Fanchette au bain… Fanchette se dévergonde… Fanchette l’exhibitionniste de l’hôtel Hilton a encore frappé… Fanchette à la conquête des mœurs de la Capitale, quelle expérience !!!
20:01 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, humour, nouvelles, écriture | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
18/09/2008
Formation professionnelle et plus si affinité…
… Je venais alors de décider de plaquer la fac de lettres pour tenter de gagner notre vie, car il me semblait, au bout de quatre années bien remplies de lecture, analyses et critiques de toutes sortes que j’avais fait le tour du problème et que je commençais à tourner à vide. À ma décharge, en ces années de retombées soixante-huitardes, l’esprit de modernité de certains TP favorisait bigrement le nombrilisme et l’incantation littéraire, et nous, les étudiants, en arrivions à transcrire nos enthousiasmes en construction de schémas mathématiques. Je me souviens de dessins de spirales gigantesques censées transmettre le suc et le sel des œuvres dont on nous soumettait la dissection. Ce nouveau jeu architectural paraît amusant la première fois, surtout si l’œuvre s’y prête bien, comme les pièces de B.Brecht, mais appliqués systématiquement au théâtre baroque de Calderon aussi bien qu’à la rigueur de Faulkner, il en ressortait rapidement une vacuité intellectuelle qui me donnait la nausée…
Comme Hilaire, mon compagnon, semblait décidé à s’accrocher enfin à ses études d’architecture, j’avais saisi cet excellent prétexte pour m’éloigner un peu de mes élucubrations : j’allais assurer notre subsistance en m’immisçant dans le mystérieux monde du travail… Hilaire en avait été tellement ému que le soir même, il me demandait en mariage !
… Mars 1974, un coup d’œil au Figaro, une belle lettre manuscrite adressée à la société basée au Nord de Paris, trois jours plus tard, un appel téléphonique pour fixer un rendez-vous au siège dès le lendemain, et me voilà embauchée comme Hôtesse de vente dans un luxueux magasin exposition sur une des places les plus commerçantes du huitième arrondissement parisien. C’était alors aussi simple que cela, et nous étions une jolie flopée de jeunes femmes, toutes issues du circuit estudiantin, à recevoir la grâce de débuter dans un secteur d’activité sans aucun lien avec les études accomplies, et de gagner alors des salaires très confortables pour l’époque. À nos yeux innocents apparaissait un mot jusqu’alors inconnu, les primes. Nous étions récompensées de nos aimables sourires commerciaux par des rallonges salariales qui ajoutaient trois à quatre mensualités à nos enveloppes annuelles. Autre temps, autres mœurs, autres conditions de travail, mais tout n’y était pas si rose, ma curiosité allait être bien sollicitée…
L’escadron d’hôtesses de vente dépendait de LA directrice du magasin, seule habilitée à contacter directement le triumvirat directorial de Saint Ouen. L’organisation de la société reposait sur ces deux mondes totalement hermétiques l’un à l’autre, côté extra-muros, les directeurs et l’usine où fourmillaient plusieurs centaines d’ouvriers, sans compter les implantations provinciales chargées de la fabrication des grosses pièces, fontes et céramiques lourdes. Côté Paris so chic, nous étions les privilégiées, versions soft de geishas occidentales, dont les compétences devaient se limiter à présenter joliment les productions maison aux professionnels du bâtiment et aux particuliers venus achever la décoration de leur nouveau home, dépensant une fortune en porte-serviettes et armoires de toilette fabriquées en Italie. Architectes, plombiers, artistes populaires comme Monsieur et Madame tout le monde, notre show room ne désemplissait pas et le chiffre d’affaires justifiait les largesses dont nous bénéficions.
Celle que nous appellerons Janyce représentait donc la hiérarchie, l’ordre et le savoir faire de ce petit Eden, vitrine luxueuse d’un travail en amont très pénible. Elle avait déterminé que nous devions toutes porter des tenues identiques, pour lesquelles elle avait obtenu un budget. Chaque soir, elle choisissait dans la garde-robe les vêtements que nous aurions sur le dos le lendemain. Tenues strictes, à l’élégance sobre, souvent achetées Aux Trois Quartiers, rayon confection dames, mais aussi dans les diverses boutiques rue de Rome ou aux alentours. Tout un monde à découvrir pour mes tendres années provinciales.
Janyce possédait une très forte personnalité, qu’elle avait le don d’imposer d’abord en cultivant son apparence. De taille moyenne, elle tirait parti de ce qu’elle se reprochait au premier chef : sa très courte chevelure totalement grise, ondulations virant moutonnement dès que les petites racines dépassaient le centimètre, elle s’efforçait donc de conserver cette auréole argentée au plus près de son crâne. Ce choix esthétique, rarissime à l’époque, attirait le regard sur les traits de son visage, de carnation très claire. De beaux yeux noisette qu’elle avait la sagesse de maquiller modérément, juste un brossage de ricils pour allonger ses cils sans les épaissir, une pointe de blush pour rehausser de larges pommettes et distraire l’observation de son nez brutalement cassé en pointe retroussée. Ses lèvres épaisses et charnues portaient la responsabilité de conférer à l’ensemble l’attrait agressif de son rouge à lèvres, assorti à la laque de ses ongles.
Le magasin d’exposition recélant de très nombreux miroirs, la plupart en pied, Janyce déambulait toute la journée dans cette galerie des glaces, interrompant l’espionnage aiguisé de son aréopage commercial pour dessiner sa silhouette devant son reflet, caressant son buste ou ses fesses sans la moindre pudeur, que des clients ou le personnel s’étonnent de ses gestes ne troublant pas le moins du monde la satisfaction intense qu’elle semblait en retirer. Elle répétait à l’envi que « les femmes de quarante ans ont décidément bien de la chance d’être aussi épanouies de nos jours », ce qui renvoyait ses jeunes employées au rayon des gamines peu dégourdies. En réalité, sans être choquées, nous étions tout de même plus qu’étonnées, voire ébahies de ces auto caresses incongrues, elle s’offrait ainsi comme l’objet préféré de nos commentaires privés. Certaines remarques de Janyce, de retour des réunions à l’usine nous sidéraient cependant, dépassant manifestement le cadre d’une conversation de bureau.
Ainsi, un soir, alors que j’avais été désignée pour faire la caisse de la journée, attribution qui était dévolue aux « préférées », j’effectuais mon décompte et les vérifications usuelles des factures établies, toutes mes collègues réunies autour de moi, les conversations de fin de journée allaient leur train… Janyce, qui aimait bien concentrer l’intérêt du groupe, avait attendu un moment que les remarques anodines ordinaires aient été balayées dans le courant des propos et que je sois libérée de ma tâche, pour relancer l’intérêt de l’auditoire. Notoirement célibataire et sans enfant, Janyce était censée attendre un mystérieux amant qui passait la prendre chaque soir après notre départ, l’identité du personnage anonyme étant volontairement ambiguë, avec cet art consommé qui consistait à gaffer suffisamment pour nous inciter à supposer qu’il s’agissait d’un des directeurs du triumvirat … Mais tant de fausses dissimulations théâtrales nous auraient laissées de marbre si…
Toutes les opérations du pomponnage vespéral accomplies, cils langoureusement brossés et lèvres ensanglantées Diorissima, Janyce contemplait son auditoire longuement, posément. Ses yeux illuminés par avance du plaisir de nous communiquer sa fierté et son savoir faire, elle dardait sur chacune de ces tendres jeunes filles un regard pétillant, fascinant, établissant un silence attentif sur la petite assemblée. Quand enfin l’attention fut manifeste, Janyce entama son récit :
- Vous vous souvenez que j’étais au Siège ce matin, pour le bilan, mais comme Bernard a traîné sur la livraison à la comtesse de P…, évidemment, nous sommes arrivés en retard. Vous savez comme j’ai horreur de ça…
Assentiment muet de l’aréopage, rôdé à la technique de cour…
- Donc, ces messieurs étaient tous assis autour de la table, j’ai vu que Chr…, enfin, Monsieur Baldrezeck, m’avait réservé la chaise à côté de lui, et comme je m’apprêtais à me glisser discrètement à ma place, Monsieur Père, qui préside encore, a voulu me rendre hommage. Il s’est interrompu brutalement et a ordonné : « Messieurs, je vous en prie, levez-vous et rendez hommage à notre grande Dame ! » Oui oui, il a bien dit Grande Dame, alors vous pensez si j’étais embarrassée, Monsieur Père a toujours eu la réputation d’être très galant, il paraît même que, bon enfin passons, sa femme en a vu de toutes les couleurs, la pauvre, mais elle était si anodine, si ordinaire, qu’il devait se sentir bien seul le pauvre! Bon, revenons à nos moutons, donc vous imaginez comme je suis gênée, je vous l’ai dit, et je m’avance en baissant les yeux… Mais au moment où je baisse les paupières, ils sont tous déjà debout, forcément mon regard descend sur leurs silhouettes, et là, vous n’allez pas me croire, mais sur la tête de ma mère, je me rends compte qu’ils sont tous au garde à vous ! »
Pour lever toute ambiguïté, au cas où ses oies blanches resteraient définitivement trop innocentes, elle joignit ses deux mains griffues de rouge sur son bas-ventre et les arrondit afin de mieux mimer la bosse traîtresse.…
Mon dernier sujet de maîtrise, en fac, reposait sur la notion de personnage dans les romans d’Henry Miller, autant dire que je m’étais saturée de littérature érotico-pornographique, fort appréciée par Vulcain puisqu’il m’avait délivré du Tropique du Cancer en dévorant littéralement le bouquin dans sa cachette au fond du matelas éventré. Les hallucinations érotiques de notre directrice me renvoyaient à mon sujet, et l’insatisfaction de ce travail inachevé. Mes collègues n’étaient certes pas plus intéressées que moi par les développements de notre narratrice, mais Janyce étant LA directrice et le sous-entendu habile de son intimité avec le directeur commercial nous incitait à une réserve prudente, qu’elle mit sans aucun doute sur le compte d’une jalousie dissimulée de jeunes filles naïves rêvant de se confronter à son destin de femme fatale…
Au fil du temps, Janyce s’autorisait à manifester un intérêt particulier pour l’une ou l’autre de « ses protégées ». Elle adoptait un comportement de favoritisme flagrant, ordonnant de quitter l’entretien en cours pour l’accompagner prendre un café au comptoir de l’épicerie fine qui jouxtait le magasin, ou courir essayer les prochains modèles de pantalon qui complèterait la garde-robe. C’était gênant, mais peu au courant de nos recours, nous supportions plus ou moins patiemment, sans que ces accès de favoritisme ne dérange d’ailleurs plus que ça le bon esprit d’équipe qui s’était installé dès le départ. Nous savions que la préférée du moment subissait les quatre volontés de notre despote, et plaignions celle qui s’y collait. À la maison, je m’étais étonnée devant Hilaire du caractère maternel de certaines démonstrations affectueuses de Janyce, cette manie de nous prendre par la taille devant nos clients, ou de poser son bras sur nos épaules, de renifler dans notre cou, de s’inquiéter de notre température en posant sa main sur nos fronts, nos cous… Il avait éclaté de rire, et sans prendre le temps de s’expliquer sur cet accès d’hilarité, il avait changé de sujet…
Janyce, de son côté, très curieuse de nos vies, adorait que nous abondions en anecdotes diverses sur nos débuts de couples, nos joies et nos petites déconvenues sur la vie à deux. Apprenant qu’Hilaire déjeunait pratiquement tous les midis avec sa mère au lieu d’assister aux cours des Beaux Arts, elle ne se gênait nullement pour m’aider à comprendre que c’était là un comportement infantile et peu rigoureux pour l’obtention de son diplôme, qui, à ses yeux, devrait me permettre de devenir une femme au foyer, mère de famille choyée. C’était l’image de mon avenir qu’elle dressait ainsi, peu préoccupée de mes dénégations. Je bénéficiais des conseils extraconjugaux de notre mentor es relations amoureuses…Et elle connaissait son sujet, la bougresse.
Par une fin d’après-midi comme une autre, où Janyce s’était montrée particulièrement maternelle à mon égard, elle m’invita à descendre avec elle dans la cave attenante au bureau, à la recherche d’un produit particulier qui ne pouvait se trouver que là, dans ce débarras souterrain où personne n’accédait, sauf peut-être la femme de ménage et le livreur dépanneur à tout faire, que Janyce traitait comme un esclave. Brave homme, Bernard soupirait, nous adressait un petit clin d’œil et prolongeait à loisir ses livraisons, histoire de souffler un peu dès que les caprices de sa patronne bousculaient sa bonhomie et son flegme naturels au-delà de la limite acceptable par son bon sens. Lui avait ce recours, nous pas, mais nous étions assez nombreuses pour éluder les manœuvres du tyran local. Cet après-midi-là, j’étais donc la favorite, elle me suivait partout, m’emmenant prendre trois pauses café à côté pendant que mes collègues s’activaient d’un client à l’autre, bien contente en leur for intérieur que l’attention de la drôlesse se focalise sur ma personne.
J’acceptais ses lubies en songeant que le sort désignerait une autre favorite le lendemain. Cette fois, nous allions descendre dans le réduit obscur, minablement éclairé d’une ampoule faiblarde, si sale qu’on s’y prenait à deux fois pour vérifier qu’elle était bien allumée. Je me demandais bien ce qui motivait l'excitation enfantine dont Janyce faisait preuve en recherchant le fameux objet, mais en habituée de ses humeurs bizarres, je m’accommodais de la péripétie. Jusqu’au moment où les mains de Janyce enlacèrent ma taille, et remontant le long de mon torse, s’arrêtèrent sur mes seins et les pressèrent avec une telle avidité qu’il n’y avait place pour aucun malentendu !
Nos réactions sont plus souvent liées à l’instinct qu’à notre éducation. Je n’eus pas de pensée ou de calcul, ne serait-ce qu’un milliardième de seconde. Je la repoussai vivement, en hurlant, et je remontai le plus rapidement possible, sans me soucier de savoir si elle avait conservé son équilibre sur ces marches étroites et poussiéreuses…
La suite fut moins drôle… Janyce se montra nettement moins maternelle, certes. Nos relations étaient entrées dans l’ère glaciaire, jusqu’à mon mariage auquel elle avait tenu à assister, allez savoir pourquoi. Sa hargne avait cependant connu une accalmie au moment des décès de mes parents, survenu au cours de l’année suivante. Puis avec le temps, le naturel avait repris le dessus, j’avais réintégré le régime commun, ni plus ni moins favorite que mes compagnes.
Ce qui s’avère radicalement différent de l’époque actuelle, c’est que je m’étais gardée de colporter mon aventure, qu’il ne m’était pas venu à l’idée de parler de harcèlement ou de plainte, discrétion qui ne serait plus de mise dans le contexte actuel.
À l’annonce de ma grossesse, le comportement de Janyce était à nouveau devenu très hostile. Malgré les sempiternels constats d’épanouissement personnel dont elle rebattait nos oreilles tout en caressant son buste, « ah la femme de quarante ans… » , Elle qui n’avait pas eu d’enfant supportait mal les promesses de vie que l’une après l’autre nous avions arborées. Sans ostentation, la solidarité de l’équipe m’avait soulagée des incessantes corvées dont elle m’assaillait, mais j’ai clos sans regret aucun cette étrange expérience. Il m’arrive toutefois de repenser à Janyce et à sa dictature aussi réelle que feutrée à l’abri de privilèges obscurs et de l’ignorance passive des subissantes. Je me demande comment elle a pu franchir la décennie suivante, les inévitables écueils du temps, les confrontations avec d’autres jeunesses plus effrontées, plus coutumières du combat social que nous ne l’avons été. Les temps ont changé, les mentalités aussi, nous nous imaginions libres alors, mais il a fallu aussi quelques combats et plusieurs décennies pour que les idées et les réalités convergent. Dire que Janyce ne pourrait plus régner sous les projecteurs de sa vitrine, dans sa bulle de verre étouffante, je n’en suis pas certaine, ce serait, c’est sans doute moins facile.
Quand les victimes se rebiffent, les prédateurs s’adaptent…
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15/07/2008
L'Homme au chapeau et à la carabine…
On dirait qu’il s’est caché sous l’ombre de l’arbre.
Ça doit faire plus d’une heure maintenant qu’il est tapi sur son vieux fauteuil, quasi immobile, le visage dissimulé sous la double pénombre du chapeau et du Mûrier.
Les jambes semi allongées devant son siège, les bras reposants sur les accoudoirs blancs qui tranchent sous le hâle prononcé de sa peau, le torse nu, luisant de sueur. Du haut de son corps, de sa tête, on ne perçoit que le tissu verdâtre du couvre-chef, posé là comme pour masquer son regard de chasseur.
John Wayne domestique, il adosse sur ce vieux siège sa silhouette massive, moins tassée par les ans que par sa volonté de marquer son ascendant sur ce bout de terre rongée de chaleur. Son immobilité dresse une barrière tacite entre les femmes qui s’agitent dans la maison et sa veille hiératique sous l’arbre unique de ce coin de jardin.
L’air s’alourdit encore à mesure que s’égrène le temps de cette matinée torride.
Quelques mouches bourdonnent autour de lui, il n’y prête aucune attention, pas même quand l’une d’elles se pose effrontément sur son coude et entreprend insolemment la descente de son avant-bras. Elle progresse vers sa main, légère, effleurante, chatouillante. Il attend la dernière limite de l’insupportable avant de lever brusquement son poignet, décollant son bras tout entier de l’engin qui barre sa poitrine ruisselante. Dans la pénombre du feuillage, éclaircie un bref instant par une brise ténue, la crosse en bois dévoile la teneur de l’objet qu’il berce ainsi silencieusement depuis si longtemps.
Calée par son genou droit et l’accoudoir du fauteuil, la carabine repose comme un enfant sur son torse, embrassée par ses mains jointes. S’est-t-il assoupi ainsi, comme une mère exténuée d’avoir bercé son bébé jusqu’à l’endormissement ? S’est-il seulement imprégné des souffles brûlants de l’été et des bruissements des insectes ? S’est-il plutôt retranché de la société des hommes et de leurs vaines occupations communes ?
L’homme est seul, immobile, silencieux, abandonné dans l’ombre feuillue à l’emprise de ses sombres desseins.
Car, si l’œil de l’observateur zoomait subrepticement sur la silhouette figée là-bas, une foule de détails à peine perceptibles trahiraient l’extrême tension du chasseur. Posté depuis le début de la matinée, il guette patiemment l’ennemi, attentif à ne pas trahir sa présence et la menace qu’il fait peser sur ceux qui nuisent à sa tranquillité.
Il s’est établi veilleur et gardien, défenseur du lieu et sa stratégie de sentinelle se fige dans l’attente de l’attaque.
Il a admis qu’il devra patienter longtemps, résister à l’impérieux besoin de se dégourdir, à la soif et à la chaleur, mais après ces dernières semaines d’attaques sournoises, de faits accomplis insidieux, de dégâts furtifs, il s’est levé déterminé à en finir une bonne fois pour toutes, quel qu’en soit le prix.
Et le voilà à son poste, sourd au chant des cigales, indifférent au léger clapotement de l’eau dans la piscine toute proche, inaccessible aux bavardages confus qui bruissent de la maison et rebelle aux appels l’invitant à se rafraîchir.
Dans cinq minutes, un quart d’heure tout au plus, il sait qu’elles reviendront, les sales bêtes, elle remonteront du haut de la colline et passeront par-dessus la cime des Rouvres, marqueront sans doute une halte dans la ramure du grand chêne blanc, derrière la haie de la piscine, puis en chœur, en duo charmeur, elles viseront leur étape suivante, l’antenne râteau qui trône encore sur le pignon, à l’aplomb de la terrasse, balançant avec mépris leur fiente dégoulinante sur le seuil de la cuisine.
Alors, et alors seulement, certain de punir les vraies coupables, il épaulera lentement son arme déjà chargée de cartouches au gros sel, il visera calmement, sûr de son bon droit, et si la chance est avec lui et ne brouille pas son regard perçant par une goutte de sueur traîtresse, il fera voler quelques plumes de leurs queues…
Les pies alarmées par cette attaque inattendue se passeront le mot, alerteront leurs escadrons multiples du danger de cette halte, et l’armée entière des dames noires s’exilera quelques jours, quelques semaines peut-être, laissant la place aux pigeons et tourterelles avides de les remplacer, jusqu’à ce que notre chasseur reprenne son poste et défende son territoire.
Dieu, que le combat de l’Homme et de la Nature est éternel!
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05/04/2008
Wonderkitch's Circus
Dès l’ouverture de la porte sur le hall, Élise est frappée par le bourdonnement sourd qui s’échappe de la pièce au fond à gauche ; il lui semble que les vibrations émises là-bas se diffusent si fort que les vitrines réparties tout autour de cette banale entrée se renvoient mutuellement la portée des ondes. Quelques femmes passent vite, sortant d’un bureau et s’interpellant gaiement avant d’ouvrir brutalement la porte de la salle bruyante. Alors la rumeur qui en émane s’enfle comme une bourrasque avant de s’étouffer quand la porte se referme.
Toute à son observation du lieu, Élise a perdu des yeux Bénédicte, son guide dans l’introduction au temple des ustensiles de cuisine Wonderkitch’. La célèbre multinationale est implantée partout en Europe et c’est une série de hasards qui mène Élise à tenter sa chance. Non qu’elle soit convaincue de sa passion pour ce mode de commerce, mais à force d’entendre vanter les qualités des produits et la dynamique joyeuse du groupe, elle s’est projetée dans la démarche avec curiosité.
Bénédicte revient vers elle, les mains à peine assez grandes pour contenir les liasses de documentations aux couleurs vives qu’elle a dû récolter dans l’un des bureaux donnant sur le hall. D’un geste du menton, elle indique à sa protégée la direction de la salle de réunion et parvient du pied et du genou à entrouvrir la fameuse porte. Aussitôt une résurgence de la sono assaille leurs oreilles tandis qu’elles pénètrent toutes deux dans une vaste pièce à l’atmosphère déjà saturée. Tout le mur droit est occupé, d’abord d’un fac- similé de cuisine, réfrigérateur, mobilier au complet, évier, four et micro-ondes, un bar surchargé d’ustensiles colorés fermant le coin cuisine. Dans le prolongement de ce décor, une estrade à degrés, haute de soixante centimètres, court jusqu’au mur d’angle. Sur la cloison que longe l’estrade, de vastes étagères sont recouvertes de parures diverses, exposées comme des objets de musées, une étiquette posées à l’avant annonçant des indications dépourvues de sens pour la nouvelle venue. Peu importe, à la suite de son mentor, elle se faufile dans les rangées de chaises alignées face à ce podium jusqu’à ce que Bénédicte trouve les places qui semblent leur être réservées.
- C’est pour nous ici, vous pouvez vous asseoir, je reviens de suite…
D’un mouvement un peu maladroit, elle lâche une partie des papiers sur une des chaises, les documents coulent aussitôt jusqu’au sol, mais la jeune femme ne paraît pas s’en apercevoir. Elle repart manifestement à la chasse, rejoint d’autres femmes déjà assises trois rangs devant et entame une conversation animée, jusqu’à ce qu’une femme armée d’un micro enjoigne à chacune de regagner sa place afin d’ouvrir la séance.
Bousculant quelques chaises dans sa précipitation, Bénédicte lui souffle en s’asseyant :
- C’est elle, Rosy Di Marco, notre concessionnaire…
Pendant que la personne munie du micro se positionne au milieu du podium, entourée de part et d’autre de six co-équipières souriantes, Élise observe la mise en scène. Instinctivement, elle se dit qu’elle va assister à un spectacle, un show, comme elle l’a entendu dire. Les six adjointes sont très différentes les unes des autres, mais elles portent toutes le même tee-shirt vermillon à pois noirs et une petite broche en plastique en forme de coccinelle orne leur buste. La « vedette » du show, quant à elle, est élégamment vêtue d’un tailleur noir, dont la veste arbore au revers des froufrous de mousseline multicolore. Manifestement très à l’aise, elle s’impose sans effort apparent à son public exclusivement féminin, tandis qu’en fonction de son flux de paroles, la musique croit et décroît magiquement. Le spectacle est bien rodé.
- Bien, mesdames, comme tous les lundis, nous allons commencer par le palmarès des conseillères… Quelles sont celles d’entre-vous qui ont assuré plus d’un rendez-vous cette semaine ?
Au brouhaha qui l’entoure, Élise constate que toutes les femmes de l'assistance se sont levées. Bénédicte également, son visage doux éclairé d’un curieux sourire.
- Quelles sont celles qui ont assuré deux ateliers…Trois ?…Quatre ?…
À chaque interrogation, un certain nombre d’entre elles se rassoient, celles qui restent debout se rengorgent manifestement, tête redressée, buste propulsé, dandinement des hanches sur flot de musique accentuée. Les dernières debout, à huit ateliers, lèvent les bras, marquent le V de la victoire et sautillent sur place. Élise est confondue car elle n’aurait pas imaginé, au vu des silhouettes mûres et souvent rondelettes, de telles manifestations enthousiastes et puériles… Version féminine des supporters d’un match de foot.
Les gagnantes quittent les rangées de chaises pour grimper sur l’estrade où les « coccinelles « de Rosy miment la danse de la victoire pour fêter les records… Les commerciales s’alignent sagement tandis que toujours armée de son micro, la belle Rosy commente les cadeaux de la semaine remis à chacune d’entre elles.
Le même processus se reproduit tout au long des interminables minutes qui suivent :
- Quelles sont celles qui ont réalisé leurs objectifs, …Qui ont dépassé ?… Qui ont programmé ?… Qui ont pris des contacts ?… Les items se succèdent, à chaque fois, levée des concernées, mouvement pour se rasseoir comme un abandon de match par forfait, danse des gagnantes, rang d’oignons pour recevoir les trophées, musique disco, flonflons de victoire, annonce des prochains records.
Fatiguée de ce bruit, de ces énumérations qui ne la concerne pas, Élise est intriguée par cette ambiance de remise de prix, ébahie par ces manifestations enfantines de joie, elle se sent pourtant envahie par un sentiment de doute: quelle comédie est-on en train de lui jouer là ? Le spectacle paraît si bien rodé, le discours sans faute de Rosy, impeccable dans son rôle d’animatrice, la voix posée sans crier, la meneuse de revue évolue sur le podium aussi à l’aise qu’une présentatrice météo à la télévision. Le public se montre plus qu’attentif, il est demandeur. Élise a observé ces femmes, la plupart sont manifestement mères de famille, d’ailleurs des bébés en poussette jouxtent les rangées de sièges, des bambins jouent dans les travées sans déranger le public agité. Garderie spontanée, les enfants se forment naturellement aux méthodes de travail Wonderkitch’, « nos commerciales sont des femmes qui vivent pleinement leur vie de femme et de mère », confiera plus tard Rosy à la future candidate, dubitative.
Propulsée par un mouvement de foule qu’elle ne maîtrise pas, Élise se retrouve dans une seconde salle, plus petite que la précédente, où sont disposés de vastes tables et des sièges. Invitée à s’y installer, Élise se voit offrir une boisson et une part d’un délicieux gâteau au chocolat, « succulent parce que réalisé dans les exclusivités Wonderkitch’bien entendu… »
Rosy Di Marco, tout sourire, le visage à peine marqué par la fatigue des deux heures de scène qu’elle vient d’assurer s’ adresse aux cinq ou six impétrantes de la semaine, narrant d’un ton amusé le curriculum de sa propre carrière, afin de montrer à quel point il est simple et agréable de réussir sa vie, grâce à Wonderkitch’ bien évidemment. Plantant son lumineux regard bleu dans les yeux des différentes candidates, elle les persuade suavement de rejoindre » le groupe leader au monde de la magie culinaire », joint le geste à la parole en offrant à chacune un petit cadeau personnel, « une magnifique boîte hermétique, idéale pour conserver tout son arôme à votre café ! ». Un peu étourdies mais déjà conquises, les candidates acceptent de « prendre en confié » les cadeaux à offrir à leurs futures hôtesses, afin de les décider à réaliser une vente chez elle…
"Wondertkitch est magique, c'est un monde unique qui transforme votre vie en un seul clic!"
Poussant la lourde porte de sortie, Élise reçoit la gifle salutaire du Mistral glacial qui l'accueille dans le monde réel… Elle réalise qu'elle vient de poser un petit doigt dans l'engrenage du système, mais se dit que ce n'est pas si grave. Elle n'y a pas abandonné son âme, quand même. Pas encore…
12:43 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, nouvelle, narration, commerce, marketing, méthode de vente | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
13/03/2008
À cause d'un rêve
D’un geste sec, elle resserre la ceinture nouée de son imperméable, et reprend sa marche nerveuse dans le hall du terminal de Roissy.
Bien malgré elle, son regard cherche la pendule qui égrène les minutes avec une lenteur exaspérante. Devant la porte 32, elle attend l’heure d’embarquer comme un naufragé regarde flotter vers lui le radeau qui lui permettra de survivre…Plus qu’une grosse demi-heure avant de franchir cette porte de verre et ce sera définitif, irréversible… Enfin, elle veut le croire, et ne pense à rien d’autre.
Surtout pas aux jumelles qui ont DST de maths ce matin. Surtout pas à Loïc pour lequel elle n’a pas annulé le rendez-vous chez le dentiste pour demain. Elle ne sera pas là pour l’accompagner, mais…Ils se débrouilleront, ne pas y penser, ne pas envisager à leur place les solutions qu’ils auront à trouver. Ne plus laisser advenir ces pensées parasites qui ont gâché son rêve et sa vie. Sortir de son somnambulisme maternel, de cette vie formatée qui n’était pas destinée à être la sienne. Ne pas penser non plus à la réaction de Gautier quand il trouvera sa lettre, scotchée au miroir de leur salle de bain, derrière son verre à dents, pour qu’il soit bien le premier et le seul à lire son billet d’adieu. Elle n’a trouvé que cette idée pour éviter que les enfants découvrent avant leur père qu’elle les quitte…
Plus que vingt minutes… Ce n’est plus le moment de revenir sur le bilan, de peser encore tout ce qu’elle a fait pour eux, depuis tant d’années… Vingt ou quinze ans, ça dépend du point de départ qu’on se donne… Les années vécues avec ce qu’elle croyait être Son Bonheur, la rencontre de Gautier, leurs années amoureuses et insouciantes, l’annonce de la naissance des jumelles, Isabelle et Annabelle, l’épuisement des nuits écourtées par l’asthme d’Annabelle, les mercredis de courses entre kiné et cours de danse pour les petites fées de la maison, et, six ans plus tard, cette nouvelle grossesse involontaire qui a abouti à l’arrivée de Loïc, quand il a fallu recommencer à pouponner. Sur le moment, et pour être franche, jusqu’à ces trois derniers mois, jamais elle n’a trouvé que c’était trop… Fatigant, mais « je les aime tellement, ça me donne des ailes… ». Angoissant parfois, quand Annabelle cherchait sa respiration, des heures durant, elle la veillait, essuyant son front et chantonnant doucement à son oreille, pour la rassurer, lui montrer qu’elle accompagnait sa détresse respiratoire, jusqu’au moment où le médicament dégageait enfin les bronches congestionnées. Alors, son expression favorite quand on flattait sa constance au chevet de sa fille : « devant la maladie, il n’y a rien d’impossible, je me battrai jusqu’au bout pour la tirer de là ». Elle se sentait alors héroïque, et sincère…
Mais voilà, cette vie merveilleuse et accomplie, c’est comme une parenthèse dans son destin. Elle en a pris conscience brusquement, il y a trois mois, quand le Hasard lui a joué un de ces curieux tours qu’on ne comprend que lorsqu’il vous arrive à vous. Ce soir de novembre dernier donc, elle allait quitter la banque, quand elle a croisé le regard d’un client qui sortait du bureau de sa collègue Paula. Une brusque plongée en arrière, ce regard unique a fauché vingt ans de sa vie.
- Julien ?
- Ça alors, Fanny, que fais-tu là ?
- Tu vois, je sors de mon bureau…
- Tu travailles dans une banque, à présent ?
Pas moyen de se quitter si bêtement après ces retrouvailles improbables… Deux coups de fil pour différer son retour à la maison, l’un aux filles pour qu’elles s’occupent de Loïc, l’autre à Gautier pour lui expliquer qu’elle ne pouvait pas rentrer tout de suite, « je t’expliquerai en rentrant, tu verras, c’est une histoire inouïe… » Gautier s’était montré compréhensif, normal, dans un couple harmonieux, on se fait confiance, « je dînerai avec les enfants, amuse-toi bien. »
En fait, ce dîner n’avait pas été amusant. Beaucoup trop d’émotions et de nouvelles à digérer, à échanger, à rattraper.
Depuis leurs treize ans, Julien et Fanny, c’était l’histoire du groupe. Les inséparables, jusqu’à l’année du bac. Oh pas du tout un de ces épisodes d’amours adolescentes où on se la joue « pour toujours », embrassades mièvres et sexualité gauche… Julien et Fanny, c’était au-dessus de ces niaiseries, eux ils étaient frère et sœur, liés par la compréhension fusionnelle de leur vie et une pré science de leur destinée exceptionnelle, unique.… Ils pouvaient passer des soirées à l’écart du groupe, à programmer leur départ pour la Mongolie ou la remontée aux sources du Nil, comme Rimbaud, en moins maudits et plus utiles à la société, qui ne pourrait que les aduler et honorer leur courage… Et puis trois semaines avant le bac, le père de Julien était mort brutalement d’un infarctus, Julien avait passé les épreuves dans un brouillard mental qui l’isolait du reste du monde, et Fanny avait perdu sa place dans l’équipage. Julien était parti chez son frère à Grenoble pour l’été, il y était resté, avait fini par écrire de moins en moins, ne plus téléphoner du tout, et pour finir, Fanny s’était aperçu qu’entre-temps, elle avait platement obtenu son BTS de gestion, trouvé son poste à la banque, rencontré un Benoît qui avait duré deux ans, et Gautier s’était présenté, beau, brillant, battant, prêt pour l’enlever dans une spirale d’Amour …
Chavirée d’émotion, Fanny avale son troisième cocktails maison, dévorant des yeux Julien. Lui raconte bien ce qui lui est advenu : à Grenoble, il tournait en rond en suivant son cursus d’informaticien. Il ne voyait pas où ça le menait, et puis « je m’en fichais en peu, j’avais l’impression que ça ne m’apportait vraiment rien et je n’arrivais pas à m’imaginer en train de travailler. Ça mettait Éric en pétard, tu te souviens de mon frère ? Alors on s’engueulait régulièrement, même sa femme en avait marre… Un beau jour, je tombe sur un type qui partait en stage dans une ferme en Argentine. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai suivi, comme ça sans réfléchir, j’avais un peu d’argent que maman m’avait donné sur l’assurance vie de Papa, j’ai cassé mon compte et j’ai pris mon billet d’avion… Les choses se sont enchaînées facilement : la ferme se situe à six cents kilomètres de Buenos- Aires, quand ils m’ont vu arriver, ma tête leur a plu, je ne sais pas, ils m’ont accepté, j’ai bossé là-bas, dur quand même, tu sais, fourche en main, j’ai appris à monter à cheval, au début, dur dur, jusqu’à huit heures en selle, j’étais fourbu, mort et brûlé dans l’entrejambe, je t’épargne les détails, mais c’était physique ! Tu te souviens, mon espagnol n’était pas des plus brillant, mais ça s’est vite arrangé… Et puis « le français » comme il m’appelle, s’est montré débrouillard, j’ai copiné avec un des fils du patron, ils m’ont envoyé en mission avec lui, parce que mon anglais était meilleur que le sien pour surveiller l’embarquement des containers de viande et voilà ce que je suis devenu, marchand de bidoche, j’en envoie partout, surtout en Europe, en Angleterre, notre plus gros client. Mais l’histoire de la vache folle passée, on recommence à traiter avec la France… C’est pour ça que j’étais à la banque, tout à l’heure…"
La soirée s’était déroulée comme un rêve, dans ce mélange touffu de récits entremêlés. Fanny serait bien incapable de décrire leur menu au restaurant, mais une remarque de Julien l’a brûlée au fer rouge et cette petite phrase, même pas méchante, n’a cessé de la tarauder jusqu’à ce qu’elle prenne sa décision… Comme il lui avait demandé d’un ton gourmand, : « alors, raconte-moi ce qui te rend le plus heureuse dans ta vie », elle avait commencé sa réponse en parlant des trois enfants, cherchant à formuler en conclusion une image concise et simple de cette harmonie familiale qu’elle tenait à bout de bras. Et Julien l’avait doucement interrompu avant qu’elle puisse achever son exposé d’une remarque prononcée si doucement, soulignée par son ineffable regard suave:
- Mais Fanny, je te demande de parler de Ton Bonheur, et tu me rends compte des notes de tes gosses au collège…
Sur le moment, Fanny avait rétorqué en riant :
- Si ça t’étonne, c’est que tu n’as pas d’enfant, autrement, tu saurais à quel point leur avenir prend la tête…
La soirée passée, impossible d’oublier ce qu’elle avait ressenti. Pas de désir amoureux pour Julien, qui s’était d’ailleurs bien empâté, n’était son regard noisette si doux, chaud, lumineux. Elle n’avait éprouvé aucune ambiguïté à raconter à Gautier la teneur de cette rencontre, et celui-ci avait proposé d’inviter Julien le samedi suivant. Malheureusement, le voyageur était prisonnier des rendez-vous fixés bien à l’avance et avait promis de les contacter quand il organiserait sa prochaine tournée européenne, dans six mois ou l’année prochaine au plus tard. La vie avait repris son cours habituel, apparemment.
C’est alors que ça avait commencé. Toutes les nuits, elle devait s’affronter à des rêves difficiles à décrypter, angoissants et délétères : elle était dans une grotte profonde et cherchait à sortir pour retrouver la lumière et le soleil, mais plus elle avançait, plus l’orifice de la grotte s’éloignait, ou rétrécissait au bout d’un tunnel interminable. Ou bien une rangée drue de stalagmites faisait écran entre elle et le soleil, et malgré ses efforts, elle ne parvenait pas à écarter les soldats de glace qui la tenaient prisonnière en deçà des rayons du soleil… Nuit après nuit, les mêmes scènes se reproduisaient sans qu’elle parvienne à surmonter l’épreuve et Fanny s’épuisait dans ces combats nocturnes. Au point de redouter le moment de se coucher, comme une enfant.
Jusqu’au jour où la Vérité avait éclaté, dans sa vie éveillée. Elle avait honte de ce qu’elle avait montré à Julien, de sa vie normalisée et banale, routinière, à l’opposé de tous leurs rêves, alors que lui, son alter ego, vivait une vie plus aventureuse, plus conforme aux lambeaux de leur rêve. Elle avait l’impression de l’avoir trahi, de s’être trahie elle-même. Elle avait beau se raisonner, se répéter que sa vie à elle était riche de tendresses et qu’elle était un pilier solide, que Gautier ne l’avait pas déçue, qu’il assumait son rôle de père avec humour et fermeté quand il le fallait, certes, ce n’était plus l’amant des premiers temps, mais la faute à qui ? Quand ils seraient seuls à nouveau, dans quelques années…
Mais comment penser à cette perspective : dans quelques années ? « C’est ta vie à toi qui fout le camp, tu as quarante-deux ans, et tu n’as rien fait pour TOI, depuis plus de vingt ans, tu réalises ? Tu as bien vu les yeux de Julien, il était déçu de toi…" Et la petite phrase tourne dans sa tête, tourne et tourne…
Vancouver… Dans Vancouver, il y a vent, et la mer.
C’est loin d’ici, et loin de l’Argentine.
Elle ne sait pas trop ce qu’elle va y faire, mais elle a cliqué sur le bouton et acheté son billet. Pour Vancouver, Canada. Après on verra. Julien l’a bien fait. On verra.
L’avion part en fin de matinée, c’est parfait, les enfants seront en cours, Gautier en pleine réunion, personne ne s’inquiétera d’elle, au bureau, elle a prévenu que Loïc avait une crise d’appendicite, « on l’opère dans la journée, je prends trois jours »… Après on verra, d’ailleurs y aura t il un après ?
L’appel grésille dans l’interphone pour la troisième fois. L’hôtesse derrière son guichet la regarde intensément… Elle est à trois pas de la porte, les autres passagers se sont présentés dans le hall et sont passés en file indienne derrière la porte d’embarquement, on ne distingue plus que le dos large d’un quinquagénaire presque obèse qui s’est engagé dans le tunnel d’accès à l’appareil. L’hôtesse tend le bras vers elle, sourire commercial affiché, « elle doit croire que j’ai peur »… Ne pas regarder la photo de famille cachée dans son portefeuille. Il sera temps de la sortir, de pleurer ou de la déchirer quand elle sera bouclée sur son fauteuil . Ses pieds pèsent des tonnes, elle est en sueur, mais elle s’arrache à elle-même, un pas, puis deux et elle franchit enfin la porte de verre, présente son billet … C’est trop tard pour les regrets.
20:11 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, nouvelle, récit, fiction, sentiment, vie, femme | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
08/02/2008
Chandeleur
C’est un dimanche d’arrache –cœur, sombre et triste, vide comme une journée sans âme, comme tous les dimanches depuis le départ d’Hervé.
Sabine range la vaisselle du déjeuner, remaniant en tous sens le moyen d’enjoliver la journée. Emmener Léa et Adrien au Parc de Sceaux, pour s’aérer et ne pas passer la journée entre télé et ordinateur, voir du monde, empêcher les enfants de lui poser encore et encore les éternelles questions sur un retour éventuel de Papa. Ce retour, elle n’y croit plus déjà, elle n’est même pas certaine d’en avoir envie, d’être capable d’accueillir ce mari prodigue et père déserteur…
Les mains sous le jet d’eau chaude, son regard plane par la fenêtre de la cuisine vers les frondaisons du parc, qui se devinent deux pâtés de maison au-delà du boulevard. Sous le gris de lourds nuages qui s’accumulent lentement, quelques ramures dénudées semblent vouloir griffer l’implacable ciel pluvieux de tous ces dimanches d’hiver. Sabine sent monter du fond d’elle-même la même rébellion contre la pluie, les pleurs, la lourdeur de cette solitude injuste sous laquelle elle ne veut plus ployer.
- Et si je leur préparais des crêpes ?
Ce n’est rien qu’un banal geste maternel, vite et bien malaxé dans le saladier, mais cette petite décision de rien du tout allège son coeur et enlève un poids considérable au fond de sa poitrine…
Sur le chemin du retour de promenade, Adrien est ravi de l’entendre chantonner et lui en fait la remarque.
- Ça fait longtemps que tu ne chantes plus, maman…
Sur le gaz, Sabine a installé d’abord une casserole d’eau surmontée d’une assiette pour conserver les premières crêpes au chaud, puis elle huile la crêpière avant de la disposer sous les feux. Du haut de ses sept ans, Adrien ne la quitte pas d’une semelle, tellement content de participer aux opérations, il babille de tout et de rien, de sa petite voix encore aiguë. C’est lui qui pense aux bougies, relatant la tradition des chandelles, telle qu’elle a été racontée en classe. À l’acquiescement de sa mère, il se charge de ramener dans la cuisine toutes les chandelles, qu’il peut trouver dans l’appartement. Ce déménagement s’opère dans une discrétion telle que Léa sort de sa chambre, attirée par le chamboulement.
En très peu de temps, la cuisine est transformée en salle de fête. Les enfants installent leur lot de bougies partout, sur la table, le buffet, le rebord de la fenêtre, le haut du réfrigérateur. Léa profite de ses deux années et quelques centimètres d’avance pour essayer de prendre la direction des opérations, surtout pour allumer les chandelles à l’aide des grandes allumettes retrouvées on ne sait par quel hasard.
- Waouh ! c’est vachement beau, on se croirait à Noël !!!
Sabine se sent fondre, Noël a été tellement horrible à supporter, premier Noël de femme abandonnée, chagrin mêlé d’angoisse, incertitude absolue et obligation de faire semblant d’être bien… Pour les enfants, pour sa mère, qui les avait invités d’office, les inondant de bonnes paroles maladroites.
- Ah non, c’est mieux que Noël, tu vas voir, on va dîner ici, dans la cuisine…
Derechef, Léa installe un Cd dans l’appareil de la cuisine et monte le son au maximum afin d’accompagner les mélodies de leur chœur.
Par jeux, profitant de cette joie toute fraîche qu’elle retrouve, Sabine abandonne la spatule avec laquelle elle retourne habituellement ses crêpes et donne une petite impulsion sèche au manche de la crêpière… Des yeux, elle suit la galette fine qui se décolle de la poêle et s’envole vers le plafond, monte à l’assaut des meubles comme une feuille d’arbre entreprend sa chute, se contorsionne en spirale pour amorcer la descente rapide vers la surface plane de l’ustensile. Les enfants, surpris et ravis, hurlent ensemble
- Oh dis m’man, j’peux l’faire aussi ?
- D’accord, mais chacun son tour…
Intérieurement, Sabine calcule :Heureusement qu’il y en a déjà une bonne dizaine, si on en gâche trois ou quatre, ça n’ira pas loin.…
- Moi d’abord, moi d’abord !
Léa se voit attribuer le premier essai. Alors qu’elle s’apprête à imiter le petit geste sec que Sabine lui montre, Adrien s’écrie :
- Stop, arrêtez tout ! Ça va pas, y faut une pièce en or pour faire ça.
À sa mère et à sa soeur, il explique aussi, tout fier de sa science de la semaine, que la légende veut que le crêpier tienne serrée au creux de sa main une pièce d’or pendant l’opération de retournement en vol.
- Comme ça, si on réussit, on sera riche dans l’année… Tu te rends compte, Maman, si on devient riche avec plein de pièces d’or, Papa sera tellement surpris et content, il reviendra c’est sûr !
18:55 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Chandeleur, tradition, cuisine, légende, conte, écriture, nouvelle | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
02/01/2008
Trêves de Noël
Les invités sont arrivés au compte-goutte, dans l’après-midi pour la plupart, mais Jacqueline était déjà en cuisine depuis l’avant-veille. Elle n’avait requis l’aide que d’une seule des convives, sa sœur Martine, comme au temps de leur jeunesse. Ce n’était pas leur premier Noël commun, mais il y avait quand même un lustre que l’événement ne s’était pas produit. Pour ces jeunes sexagénaires, cette réunion de famille avait pris des allures de connivence après des années de distanciation. L’idée en était née simplement au cours de l’automne, à cause du décès d’une grand-tante un peu oubliée, qui les avait involontairement réunies en disparaissant définitivement de leur paysage familial.
Leurs enfants respectifs avaient accepté l’idée de ce grand Noël après quelques tergiversations avec les compagnons et conjoints ; mais justement, la rareté de la chose l’avait emporté sur les habitudes d’indépendance. Et puis les cousins s’étaient perdus de vue et s’amusaient déjà à l’idée de découvrir leur progéniture mutuelle. La commande au père Noël avaient vite pris des proportions inquiétantes jusqu’à une série d’appels téléphoniques, relayé par les aller-retour d’emails, et les budgets-cadeaux avaient retrouvé des plafonds moins exorbitants … Sauf pour Jacqueline, qui tenait à recevoir tout le monde « sur un pied d’égalité » et avait un peu triché avec son compte en banque, sacrifiant contre ses habitudes à l’idée d’un emprunt « revolving »…
- Après tout, on ne vit qu’une fois, je saurai bien m’en remettre en évitant les soldes de janvier.
Un menu enfant, un apéritif prolongé pour mener à l’heure H, l’ouverture des huîtres réservée aux maris de Martine et Jacqueline, Pierre et André. Martine apportera le saumon fumé « de chez mon traiteur, tu verras, il est formidable ! » et Jacqueline confectionnera la farce de la dinde dès vendredi.
« Avec le cognac et le réfrigérateur, ça ne craint rien… », Voilà la teneur de la dizaine d’appels téléphoniques entre les deux sœurs, qui ne se contactaient plus que pour leurs anniversaires et la bonne année.
Le grand jour est arrivé, la nervosité qu’elle a essayée d’éviter se manifeste quand même. Son fils Fabien et Sabine sont arrivés les premiers, sitôt la sieste du bébé achevée. Elle leur a réservé la chambre du rez-de-chaussée, puisque son petit-fils sera le plus jeune représentant de la nouvelle génération, les parents auront un accès direct pour surveiller leur bébé de trois mois. À peine sont-ils installés qu’arrivent Martine et Pierre. Le déchargement de la voiture est leur principal souci, mais André et Fabien devraient aider. Seulement Fabien se débat avec l’ouverture du lit pliant et ne se montre pas assez rapidement disponible. Martine ne peut retenir une remarque d’impatience devant « les jeunes qui sont de plus en plus perso ». Jacqueline s’en contrarie un brin, son fils « n’est encore qu’un tout jeune papa, il faut du temps pour se roder tout de même », mais Pierre et André se sont débrouillés pour entreposer les victuailles dans le sous-sol assez frais et le sujet retombe comme un soufflé.
Jacqueline en profite pour proposer à sa soeur le tour du propriétaire, en commençant par la chambre des jeunes, de sorte que Sabine pourra finir de s’installer tranquillement, on sait qu’avec son nourrisson, elle n’aura guère de répit entre deux biberons.
À l’étage, le palier débouche sur un long couloir qui dessert une série impressionnante de portes.
- Tu vois, je vous ai installés dans la chambre en face de la nôtre, tout près de la salle de bain. Il y a aussi la salle de douche au bout du couloir, et dans la chambre du fond, André a installé des matelas par terre, avec les deux lits de camps, c’est le dortoir pour tous les petits-enfants. Pour les couples, Delphine garde sa chambre avec Rodrigo, à côté de la vôtre. La porte en face, ce sera la chambre de Corinne et David, comme ça ils pourront intervenir au dortoir des gosses si c’est nécessaire, après tout ils auront leurs trois garçons près d’eux et enfin, Julien dans ma lingerie, que j’ai arrangée avec le canapé-lit, il est le seul célibataire, alors je pense que ça lui ira… En ce qui concerne les petites-filles, Amélie et Sarah n’ont qu’un an d’écart, elles se partageront le grand lit de la chambre des enfants… Ouf, qu’en penses-tu ?
- Ma foi, je suis surtout impressionnée par les dimensions de ta maison, c’est presque un château… Attends, je compte, ça te fait combien de chambres en tout ? Une en bas, la vôtre, la nôtre, celle de ta fille, le dortoir, cinq ah oui j’oublie encore celle que tu donnes à Corinne et David, plus ta lingerie comme tu dis, ça fait sept, tu fais comment pour le ménage ?
Jacqueline est un peu gênée, elle n’a pas prévu la réaction de sa sœur et s’en veut de provoquer un peu de jalousie, là où elle souhaite juste être accueillante. Mais c’est fait…
Dans le séjour, règne une certaine agitation autour du sapin. À leur tour sont arrivés justement Corinne, la fille de Martine et Pierre, accompagnée de son mari David et leurs trois garçons, François, Philippe et un petit dernier Olivier. Déjà passablement excités encore qu’un peu intimidés, ils se familiarisent avec les lieux en passant d’une pièce à l’autre, le salon où trône un majestueux sapin décoré et une crèche sur le buffet, la salle à manger où le couvert a été mis dès le matin, la cuisine, séparée par une vaste entrée assez sombre. Ils se sont faits tancer déjà deux ou trois fois parce qu’ »il ne faut pas crier près de la chambre du bébé », mais d’un tour à l’autre, ils oublient la consigne. Sabine commence à maugréer contre ce manque d’éducation, mais elle happe du regard le froncement de sourcil de sa belle-mère et se reprend à temps. C’est vrai, il faut y mettre chacun du sien, elle se l’est promis, mais elle aurait préféré un Noël plus calme pour se reposer enfin…
Retour à la cuisine : les petits-fours salés sont près à être réchauffés, Corinne propose son aide pour terminer les petits canapés , ce qui ne l’empêche nullement de repousser lestement ses trois lascars dont les doigts chapardent quelques amandes à chaque nouveau passage. Ses remarques sont proférées avec patience, presque mécaniquement. Sabine, à la recherche d’un coin d’évier pour nettoyer son biberon de dix-huit heures, s’amuse de la régularité mécanique des « non, Olivier, ça suffit François, j’ai dit non, Philippe… » proférés à nouveau dans l’autre sens cinq minutes plus tard… Ultérieurement, Sabine confiera à Fabien, son compagnon :
- C’est comme un déclic, je me suis vue à sa place dans quelques années, et je te jure, je me suis mis un post-it dans la cervelle : faut être plus efficace, sinon, on devient chèvre !
Enfin Julien, fils aîné de Martine, se présente avec sa fille Amélie, qu’il a dû passer chercher chez sa mère. Celle-ci a consenti à laisser Amélie profiter de ce réveillon extraordinaire. Elle-même a très peu connu l’oncle et la tante de son ex-mari, mais elle a convenu que ces retrouvailles valaient la peine, et puis, elle emmène Amélie en vacances dès le surlendemain, c’est bien pour la petite de fêter Noël avec son père… Julien se dit surtout heureux de revoir ses cousins, son divorce est encore récent, un grand Noël lui permet de flouter un peu le vague à l’âme qui n’est pas bien loin derrière les « hello, comment ça va, t’as pas changé… » de circonstance. Il espère aussi que sa mère sera assez accaparée pour oublier de faire peser sur lui ses regards de biche navrée, qui n’arrangent rien du tout, et aggravent plutôt la lourdeur de son cœur… Justement, c’est bien, sa soeur Corinne prend en main son installation à l’étage, André organise discrètement la descente des cadeaux de la voiture jusqu’au sous-sol et Amélie rejoint rapidement ses cousins déjà bien familiarisés. Elle découvre les lieux et fine mouche du haut de ses treize ans, commence à chercher où peuvent se cacher les paquets attendus… Évidemment, les garçons se joignent à la chasse, le circuit salon-salle-à- manger-cuisine reprend du service.
De fait, en cuisine, Jacqueline et Martine commencent à s’inquiéter, non pour la dinde qui rôtit à merveille, four baissé, il suffit qu’elle cuise à cœur maintenant, sans dessécher. Un grand tablier blanc jusqu’aux chevilles, Jacqueline tire à demi la grille qui supporte l’énorme plat et arrose régulièrement la bête monstrueuse dont la peau roussie gondole et éclate comme un chewing-gum soufflé. Ce qui rend Martine bien nerveuse après ses petits-enfants invariablement présents lors de l’opération.
- Allez jouer ailleurs vous quatre…
- Mais qu’est-ce qu’ils font quand même, Delphine et Rodrigo ? Il ne travaillait pas aujourd’hui je crois, Delphine m’a parlé de RTT pour tous les deux, je n’ai pas confondu. Enfin, c’est peut-être la circulation, quand même, je vais demander à André de les appeler sur leur portable…
C’est la troisième fois qu’André appelle sa fille, mais la messagerie accueille invariablement son questionnement.
Alors que les deux sœurs se sont résolues à commencer l’apéritif au salon, tant l’énervement des enfants grandit, la sonnette retentit enfin !
- La circulation bien sûr, comment traverser le carrefour Pompadour à cette heure-ci ! Le portable ? Oh, la batterie comme toujours, dès qu’on en a besoin, elle ne tient plus la charge. J’avais dit à Rodrigo de me le changer, mais il n’a pas eu le temps, moi non plus d’ailleurs.
- Enfin, vous êtes là, je crois qu’on peut commencer, comme vous connaissez la maison, vous vous installerez plus tard… Enzo, Sarah, venez vite faire la connaissance de vos petits cousins…
Pierre et André s’attellent donc enfin au service du champagne, bouchons qui sautent simultanément et flûtes inclinées vers les goulots pour éviter les pertes.
Martine s’inquiète :
- Et le Champomi, tu te souviens où les bouteilles ont été rangées ? Tu ne les a pas laissées dans la voiture au moins ?
Sa voix un peu aiguë est noyée dans le brouhaha général, les enfants se précipitent davantage sur les canapés et les petits-fours brûlants, qu’ils recrachent vivement dans une serviette parce qu’ils se sont brûlés.
Corinne et Delphine, tout à la joie de se retrouver après ces quelques années, ont perdu un peu la vigilance habituelle et semblent indifférentes aux verres vides de leurs enfants. Martine est donc repartie en cuisine, où elle tourne et vire sur elle-même sans mettre la main sur les précieuses boissons. C’est Fabien, de passage vers la chambre du bébé qui lui sauve la mise en lui montrant le réduit frais où sont entreposés généralement les bouteilles d’eau minérale et les sodas.
- Excuse-moi, je me sens un peu bête, je ne connais pas encore tous vos rangements…
- C’est rien ma petite tantine, ne t’affole pas, la fête ne fait que commencer, on a la nuit devant nous…
- Mais pas les enfants tout de même, il faudra bien les coucher…
- Tout de suite après les cadeaux ? Ah là, je te souhaite bien du courage si tu t’attaches à un tel programme… Ce soir, je crois qu’ils prendront leurs quartiers libres…
Avant la deuxième tournée d’apéritif, et pendant que les femmes de la maisonnée attirent les enfants sur la terrasse pour guetter la comète du Père Noël, jeu auquel même les préados se prêtent, tous les pères organisent la chaîne pour remonter les innombrables paquets du sous-sol et les installer autour du sapin. Il faut faire vite, les autres vont avoir froid dehors, et on attend encore André qui a un peu de mal à enfiler la houppelande défraîchie par les années de service. Père Noël, c’est un métier, il faut faire attention aux divers accessoires et la barbe de coton commence à s’effilocher sérieusement.
- J’avais pourtant rappelé à Jacqueline qu’il fallait arranger ça, mais elle s’est lancée dans tellement de choses à la fois, c’est bien d’elle, ce genre d …
- Oh, ça ne fait rien, papa, vous y êtes ? Ils s’impatientent dehors, souffle Delphine, venue aux nouvelles.
- Bon, ça ira, tu peux les faire rentrer.
S’ensuit un bon moment de tumulte, des Waous, des chouettes, des ça y est, je l’ai mon jeu, des bravos, des encore pour moi ? des t’as vu, ils ont l’air contents, non ? Ah dis donc, ça vaut le coup.…
L’excitation des enfants emporte d’un coup toutes les préoccupations, les tensions entre Delphine et Rodrigo et leur dispute au cours du trajet, la perspective de chômage qui guette David et le mine pour sa famille nombreuse, l’insupportable partage de sa fille unique pour Julien, la peur du lendemain non-maîtrisable pour Martine à l’orée de sa retraite…
- Mais, Fabien, je ne t’ai pas vu filmer ? Oh zut, je comptais sur toi…
- Mais enfin maman, j’avais Théo dans les bras…
- Tu pouvais laisser Sabine s’en occuper.… Oh, c’est bête cette histoire, je voulais quand même conserver un souvenir de tout ça…
- C’est pas grave, ma tantine Jacotte, je vous passerai nos photos numériques, avec un joli montage, c’est aussi bien qu’un film…
- Oui, mais… Merci Corinne, c’est gentil à toi.
Pour un peu, Jacqueline sentait une grosse boule dans sa gorge, et ses yeux mouillés, résultat de tant d’efforts et d’énervement pour parfaire ce moment magique.
- Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un petit raté qui gêne l’accomplissement absolu du rêve ?
Pendant que les enfants découvrent leurs jeux respectifs, et ne peuvent s’empêcher de regarder avec envie ceux des cousins, les deux grands-mères profitent d’un petit répit. Les jeunes pères, Julien, David, Rodrigo coupent les emballages, montent les pièces détachées, disposent les piles dans les logements prévus. Delphine et Corinne rattrapent leurs discussions perdues en ramassant les papiers et les emballages. André et Pierre se sont appropriés la cuisine pour l’ouverture des coquillages. Ils sont assez contents de se retrouver, d’établir à nouveau la complicité qu’ils partageaient quand leurs femmes se voyaient plus souvent. Ils n’ont jamais souhaité s’immiscer dans les mouvements d’humeur, les petites rivalités fraternelles que leur point de vue masculin range dans la catégorie "broutilles". D’ailleurs, leurs préoccupations passent plus par la case « combien de litres au cent » ou « tu t’en sors avec ton comptable ? » que par ces sempiternelles comparaisons des exploits de la progéniture…
C’est alors qu’explosent les premiers pleurs. Au milieu des nouveaux jouets, Olivier a marché sur la télécommande de la voiture d’Enzo, et c’est le premier drame… L’un pleure parce qu’il est tombé sur le derrière, l’autre parce qu’il croit son jouet abîmé.
C’est le signal qu’il est temps de penser au repas. Les enfants regroupés sur une table à part, pour laisser aux adultes le loisir de se consacrer à leur propre plaisir. Le service se répartit facilement, les bras ne manquent pas. Quand enfin, Jacqueline s’assoit à sa place, tous ses invités installés, son regard croise à l’autre bout de la table celui d’André, et elle se sent brutalement saisie d’une insurmontable émotion, gratitude mêlée d’angoisse. À nouveau, la vilaine boule s’installe dans sa gorge, ses yeux s’humectent. Elle se domine de son mieux, mais son trouble n’a échappé ni à André, ni à Fabien.
- Eh bien maman, qu’est-ce qui t’arrive ?
- Ce n’est rien, c’est que je suis si heureuse de vous voir tous ici ce soir… Je voudrais qu’on en garde un souvenir extraordinaire, qu’on ne puisse pas oublier cette soirée.…
Malgré le concert de protestations qui s’ensuit, elle ajoute dans son for intérieur : parce qu’avec ce qui nous attend en janvier, la visite à l’hôpital prévue pour la prostate d’André, qui peut dire ce qui nous est réservé?
Mais André justement est bien tranquille, il sait que sa femme aura la force de repousser encore ce gros souci. Ce soir, la priorité est de profiter de la fête, la maladie que le couple n’a pas divulguée restera éloignée de cette parenthèse.
Levant son verre plein de liquide ambré, il propose un toast à la tablée, le regard illuminé de tendresse vrillé dans les yeux de Jacqueline :
- Eh bien, buvons à la Joie qui nous réchauffe et au bonheur de vous réunir, Buvons à la trêve de Noël !
C’est le moment que choisit Enzo le finaud, pour lancer sa remarque :
- Vous avez vu, je crois que le Père Noël, il a mal aux pieds! Il a fait comme Papy, il avait les mêmes chaussons… Y va sûrement se faire gronder par sa femme en rentrant …
Ce qui prouve que toutes les trêves ne sont que des îlots éphémères de Paix, même dans les hautes sphères du Bonheur.
19:05 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, écriture, Conte, Noël, famille, Bonheur | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer