31/08/2009
Amours d'antan
Hasard et coïncidences parsèment souvent nos cheminements de petits cailloux blancs que l’on a toujours plaisir à ressasser, aromates exotiques de notre quotidien. L’anecdote véridique que je m’en vais vous rapporter appartient à ces moments savoureux.
Au printemps dernier, j’avais imaginé de compléter notre périple parisien d’une petite escapade normande. Je proposai les pêcheries de Saint Pair sur Mer, GéO sauta sur l’occasion pour revenir sur les pas de ses vacances adolescentes et s’enquit aussitôt d’un hébergement à Port en Bessin. Affinant sa recherche, il zooma alors sur le village voisin de Commes le Bouffay et parmi les trois ou quatre adresses apparues sur son écran, choisit au hasard: pouf pouf ce sera toi… Il opta pour les charmes de la maison tenue par une dénommée Michèle Vincent.
En matière d’organisation, la règle d’or préconisée par GéO reste "qu’il faut être précis et rigoureux. Sinon, ce n’est pas la peine"…
La conversation commercialement engagée, les dates fixées et les tarifs débattus, GéO en arriva enfin aux détails pratiques et s’enquit auprès de son interlocutrice :
- Mais vous êtes où exactement dans Commes ?
Une demi-pause valant 2 temps, puis la voix féminine enchaîna :
- Vous connaissez bien le village?
- Ah oui, j’y venais souvent adolescent…
- Alors vous êtes Le Gérard Chollet que je connais ?
À son tour GéO marqua une pause, double soupir…
- Peut-être, Commes c’est tout petit…
Son naturel peu timide reprit vite le dessus.
- Si vous étiez à Commes ou au Bouffay dans les années cinquante, vous devez vous souvenir de notre groupe… Nous y sommes venus à plusieurs reprises, en vélo depuis Paris…
GéO avait déjà entrepris la narration au long cours des expéditions vélocipédiques de ces années glorieuses, quand il perçut le commentaire ténu de l’hôtelière:
- Je suis la sœur de l’épicière…
…Séquence émotion…
De part et d’autre de la ligne téléphonique, on pausa, on soupira, sostenuto, on inspira…avant d’entonner mezza voce :
- …La sœur de Madame Pain ?… Gilberte ?
- Ouiii, Gilberte…( pianissimo)
GéO avait déjà repris ses esprits, il avait retrouvé sa sonorité habituelle:
- Ah ah, c’est pas croyable, vous vous souvenez de nous ? Mais j’aurais pas deviné, à votre nom…
- C’est que …Gilberte, j’aime pas… J’ai jamais aimé mon prénom, alors j’ai pris celui de mon mari…
- Voilà pourquoi j’ai appelé par hasard, Michèle Vincent, je ne pouvais pas deviner…
- Moi, je n’ai pas reconnu votre voix, mais le nom et le prénom, là, ça m’a intriguée… Mais avant d’être certaine…
- Eh oui, ça fait combien… dans les cinquante ans, plus même, on est déjà en 2009 !
- On ne va pas compter maintenant, mais je crois bien qu’on aura du mal à se reconnaître !
Sur le coup, GéO était tellement enthousiaste qu’il fut tenté de programmer la semaine entière à Commes le Bouffay ! C’est qu’effectivement la surprise était de taille et l’émotion s’appréciait à la valeur du souvenir…
Gilberte avait été l’objet des tendres pensées qui avaient occupé son esprit et contribué à développer son talent épistolaire pendant une bonne année, entre les étés 1956 et 1957, avant Annie et le service militaire, c’est dire à l’âge tendre et formateur des idylles clandestines…
GéO narre volontiers ses apprentissages, professionnels ou affectifs. Cette période de fin d’adolescence, en particulier, sonne souvent dans ses souvenirs comme un moment intense de sa formation : l’école Dorian où il a côtoyé les professeurs qui lui ont appris méthode et débrouillardise, où il a rencontré Jean-Claude, celui-là même qui nous honore toujours de son amitié, malgré le temps et les aléas, ce Jean Claude qui a partagé mille et une aventures, dont les inoubliables équipées dans les falaises de Commes le Bouffay… Ce soir-là, les bouffées de nostalgie bienheureuse emplissaient son regard et sa voix quand il commentait :
- Tu te rends compte, Gilberte, qui m’apportait les camemberts avancés pour les copains en échange de nos caresses, oh bien pudiques, nos amours de l’époque… On n’allait pas bien loin dans nos explorations érotiques, tu penses, on avait bien trop peur, on était encore timides et pas très sûrs de nous…
Et puis, quand on s’est revu après avoir fantasmé sur l’Amour en s’écrivant pendant toute une année, on s’est retrouvé face à face, et on s’est senti tout bêtes, sans reconnaître en l’autre l’idéal qu’on s’était réciproquement créé…
Quand même, moi, j’étais déçu quand j’ai compris qu’elle me fuyait, et je suis revenu seul aux vacances d’hiver suivantes, pour comprendre et la reconquérir… Et je peux dire qu’elle m’a fait du chagrin, quand elle a refusé de descendre de la chambre où elle travaillait alors pour me rencontrer et m’expliquer… Oui, en un sens, Gilberte est ma première histoire d’amour, avec son beau côté… et mon premier chagrin d’amour !
***
Nous nous sommes donc rendus sur la côte normande en Juin dernier, de Deauville à Port en Bessin, nous avons longé les plages du débarquement quelques jours après la visite historique de Barack Obama… Une pause rapide à Arromanches, une seconde halte plus minutieuse aux canons de Longue, et GéO trépigne un tantinet, expliquant malgré son impatience comment les garçons du groupe exploraient le site, entassaient du matériel dans les restes cadenassés des anciens bunkers abandonnés, ignorants du danger représenté par les tonnes de munitions encore enterrées sous le béton dévasté et la falaise. Nous avons arpenté la prairie surplombant la mer, savourant le temps magnifique, les couleurs rehaussées du paysage, l’espace offert à nos regards… Mais GéO nous presse…
- C’est là, tout près, on y est…
Nous avons garé la voiture sur le parking aménagé, à côté d’un accès à la plage en contrebas. GéO nous emmène d’abord vers le coin précis de la falaise où ils établissaient leur campement. Nous avons apprécié religieusement le souvenir ému et précis de notre mentor, et je pressens qu’il s’octroie un suspense intérieur particulier…
Notre pèlerinage se poursuit devant l’ancienne maison des Jaillet, la famille d’accueil qui avait d’abord reçu GéO et Daniel en vacances enfantines, dans l’après-guerre où les escapades familiales n’étaient pas encore fréquentes, au regard des moyens et des modes de vie de l’époque.
Nous abordons enfin les bâtiments où se tenait la fameuse épicerie…
Un portail blanc clôt la courette. En face, une aile à deux étages, longée par une galerie, est desservie par un escalier extérieur. Les rambardes sont repeintes de neuf, l’apparence du site est coquette, pimpante. Sur la droite, le bâtiment de retour ferme l’ensemble, et GéO traduit :
- Cette aile, c’était là l’épicerie-bar-tabac, qui faisait quasiment office de tout. Mais c’est drôlement restauré, dis donc, ils ont fait un sacré boulot. T’aurais vu l’allure d’avant…
Effectivement, l’endroit respire la réhabilitation, le neuf, l’aménagement… Mais il est désert. À nos coups de sonnettes, nos appels, nos tentatives pour entrer…Personne ne répond.
- C’est bizarre quand même… Ils doivent bien nous attendre, surtout qu’on n’est plus anonymes !
Pour passer le temps, Marie-Geneviève et moi entamons une nouvelle balade de quelques pas dans le village désert. Manifestement, ce n’est pas l’heure de pointe dans ces rues aux maisons fleuries mais vides d’activité. Tout est silencieux, fermé, endormi. GéO s’est décidé à faire le tour des bâtiments de l’ancienne épicerie et tout à coup son rire sonore retentit comme un signal de victoire. L’air vespéral nous apporte l’écho d’exclamations féminines ponctuées d’hilarité. Nous rebroussons donc chemin et découvrons enfin la maîtresse des lieux aux côtés de son ancien amoureux.
Un sourire épanoui éclaire son visage. Ses yeux bleus lumineux croisent les miens avec naturel et spontanéité, elle offre l’éclat de sa figure ouverte encadrée de cheveux mi-longs, parfaitement coiffés. Un magnifique top décolleté rose fushia, rehaussé d’un collier harmonieusement assorti, dessine une silhouette élégante. La personne est avenante et les présentations sont bienveillantes.
Nous engageons un début de conversation banal, voyage bien déroulé et beau temps, quand notre hôtesse interrompt brusquement son propos :
- Oh, je vois que vous avez de bonnes têtes, vous n’êtes pas coincés, alors je me lance. Avec Dominique mon compagnon, on s’est dit : s’ils ont l’air un peu serrés, comme ça ( elle grimace une mimique en dessinant un arrondi serré avec ses lèvres) on dit rien, ils se débrouillent. Mais s’ils ont l’air sympa, ce serait bien de les inviter à dîner dans le jardin, puisqu’il fait beau !
Alors, ça vous dit ?
L’invitation est spontanée, comme on le voit, sans chichi.
Ce n’est pas pour nous déplaire!
Nous voilà installés dans le jardin, soirée de plein air inaugurale sous ce ciel normand. Nous dégustons sans façon des rillettes de maquereaux, un barbecue du même met, une salade copieuse… Le poisson a été pêché le matin même par Dominique, qui en bon gars du coin, accompagne ses copains pêcheurs sur leurs embarcations. Un régal, dans la bonne humeur et l’émotion.
Place d’abord aux souvenirs communs… Nous écoutons, attendris, jusqu’à ce que la dame lâche un commentaire incongru :
- En fait, je sortais avec toi, c’était bien, mais je lorgnais aussi sur ton copain !
Éclat de rire général, l’ego de Géo est peut-être un poil écorné, mais il s’en sort plutôt bien , avec une jolie pirouette à sa façon . Et puis, à cinquante-deux ans d’écart, il y a prescription…
Le soleil couché, un petit frais s’étend sur le jardin et comme j’enfile mon troisième pull, promise à une silhouette de bibendum, Michèle propose de servir café et pousse-café dans la maison. La conversation s’y poursuit à l’aise, nous suivons les péripéties des parcours de chacun et celui de Michèle n’est pas le moins intéressant. Comme nous tous, la chienne de vie ne lui a pas épargné beaucoup d’épreuves, et la Dame a dû batailler et reprendre son ouvrage plus souvent qu’à son tour…
Le temps passe si vite que nous n’avons pas réalisé l’avancée de la soirée quand Michèle s’écrie :
- Et si on ouvrait une bouteille de champagne ?
- Là, maintenant, mais il est minuit passé, on devrait aller se coucher…
- Ben justement, il est minuit, c’est pas formidable cette soirée qu’on est en train de vivre ? Avec Michel, mon mari, quand on commençait l’amour, et que c’était bien, on ouvrait toujours une bouteille, et là, ça devenait…
Il n’en faut pas plus pour convaincre GéO… Les yeux de Michèle sont explicites, le plaisir de ces retrouvailles vaut largement d’être arrosé du divin breuvage, d’autant qu’il n’y aura pas de contrôle routier sur la route de nos chambres…
La générosité de cette femme, son entregent, son affabilité non feinte, la fraîcheur de cette découverte, en un mot, je dirais que cette soirée à été l’une des plus réussies de notre été, qui n’en a pourtant point manqué, comme il se doit. Bien sûr, on s’est promis de se revoir, les adresses ont été échangées et nous espérons bien que le téléphone nous apportera bientôt la promesse du passage de nos hôtes.
Cinquante-deux ans après…
Ça donne à penser…
Et si… Si elle était descendue de la chambre, en novembre 1957…
Si… Si la vie ne lui avait pas repris son mari aussi stupidement…
Si… Gilberte-Michèle n’était pas revenue habiter un hameau où rien ne l’appelait…
Si je n’avais pas eu envie d’aller traîner à Saint Pair…
Si…
Que d’opportunités qui ne tiennent qu’à un tout petit si…
19:36 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, nouvelle, récit, souvenirs, tendresse, normandie | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
05/04/2009
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Lobu
Floriane relève la tête.
Seule dans cette chambre blanche et austère, presque monacale, ses yeux cherchent encore à l’horizon la crête ocre et dorée des Monts de l’Atakara qui ferment au loin la plaine de Lobu. De la fenêtre étroite, le paysage offert confirme son recadrage réussi dans ce monde toujours nouveau, où elle s’est enracinée depuis dix ans. Petit à petit, la lumière extérieure perd sa dorure et enveloppe de nuances roses et mauves les replis du terrain, tandis que les arbres noircis accueillent les points plus clairs du troupeau des chèvres que Joshua et Yahomé ont appelées et rassemblées comme tous les soirs. Dans quelques minutes à peine, l’obscurité sera complète, les feux s’allumeront, les derniers appels des bergers fermeront cette très longue journée.
Comme d’habitude, il faudra sortir, rejoindre l’équipe du dispensaire pour le dîner pris en commun, rite des petites communautés, tissu social indispensable et parfois pesant, mais si souvent salvateur face à la détresse et l’inépuisable dénuement des moyens. On y rit très souvent, on s’engueule de temps à autre, mais c’est là surtout que, la journée finie, se développent l’attention et le respect inouï que chaque membre de l’équipe ressent pour ses compagnons. Dans la journée, l’urgence et les difficultés multiples ne leur accordent que peu de pauses et surtout aucun recul sur les décisions à prendre. Aussi chaque soir, en s’obligeant à partager le repas et une partie de la soirée, tous les acteurs du centre de soins se retrouvent et mesurent la chaleur de la solidarité qui leur permet de tenir. Quand le regard de Floriane s’accroche à la crête noire tout au fond, là-haut, ce sentiment plein et rassurant la regonfle et lui insuffle assez de patience et de volonté pour recommencer sa tâche.
Oh oui, Floriane aime cette chambre presque vide...
Et pourtant, malgré la pénombre qui a envahi la pièce, elle devine encore devant elle, sur le bureau, la feuille de papier qu’elle s’est tellement appliquée à couvrir de mots... Mots justes ou mots éteints, immense lassitude d’un discours renouvelé et perdu, missive à la dérive du temps et de l’éloignement.
La nuque raidie par l’effort d’écriture, Floriane a lâché le stylo. Elle se redresse et s’étire, cherchant à repousser hors d’elle la mélancolie où cette page arrachée à elle-même l’a encore rejetée.
Une fois de plus, une fois de trop, elle a tenté de retendre un pont entre Rachel et elle, de répondre à l’appel lancé de France vers son exil volontaire.
Rachel... Ces deux syllabes montent en elle comme une prière ou comme une arme, selon les moments, toujours douloureusement comme la trace de l’injustice ineffaçable.
Il y a dix, douze ans, elles ont aimé le même homme et Rachel a gagné.
**
Jamais encore Floriane ne s’était sentie aussi forte, belle, si accomplie déjà, ce merveilleux soir de mai où elle s’est engagée à lier sa vie à celle d’Alexis, à la terrasse du restaurant, le visage caressé par les yeux amoureux d’Alexis, plus exaltée d’amour qu’enivrée par le vin délicat qu’ils avaient commandé. Aucun doute, aucun soupçon incongru, aucun nuage n’aurait pu voiler l’élan ressenti, la certitude accrochée au langage de leurs corps. Un état céleste, suspendu, un désir divin et durable ou le Tout, passé-présent-avenir, gravitait autour d’eux, pour eux.
Souvenir du regard maternel reconnaissant enfin le Bonheur de cette fille si difficile à cerner...
Et puis un jour, en traversant la rue Royale, le regard de Floriane s’est porté par hasard sur un couple tendrement enlacé sur le trottoir opposé. Est-ce parce que ces visages lui étaient familiers qu’ils ont ainsi attiré son attention parmi les dizaines de passants ? Son corps s’est plombé là, colmaté au macadam de la chaussée, sourd au crissement strident des freins. La première voiture ne l’a pas heurtée mais la suivante n’a pu éviter la première... Et dans les fracas successifs des tôles froissées et du verre brisé, Rachel et Alexis ont à leur tour découvert Floriane, soudée au sol, inconsciente du tumulte autour d’elle.
Elle se souvient beaucoup plus vaguement d’explications sans fin, de larmes, du visage boursouflé et vieilli de sa mère, du poids maladroit de la main paternelle sur ses épaules. Et puis enfin l’aéroport, comme une antichambre mortuaire où le temps pesait sur chacun d’eux, ces acteurs d’un drame intime et clos. L’avion libérateur, univers ouaté où sa Solitude a enfin pu se découvrir et prendre possession d’elle, l’auréolant d’un écran protecteur et durable.
A son arrivée, la chaleur blanche des jours et la moiteur de certaines nuits l’ont encore mieux isolée de sa douleur. Elle s’est laissé rapidement dissoudre dans le mouvement incessant des sœurs aux voiles blancs. Ces religieuses d’origine belge n’ont jamais quitté le Bénin malgré les cahots et les incertitudes qui ont suivi la reconstruction du pays. Avec elles, Floriane s’est lovée corps et cœur dans le poste de gestionnaire du dispensaire installé dans ce village isolé au nord-est d’un état immense, incapable de tout gérer. Le travail lui a immédiatement convenu: il y avait tout à inventer et à refaire chaque jour, chaque minute, rien n’étant permanent, durable ou acquis, si ce n’est la misère, le dénuement, les épidémies récurrentes, les maladies endémiques, et les gens. Les gens d’ici, surtout, ceux qui y sont nés comme ceux qui arrivent, parfois fragiles comme elle l’a été, blessés sans devenir blessant, presque tous très rapidement ligués contre les difficultés. Des difficultés invraisemblables, quand on arrive d’Europe, et auxquelles on finit par accorder une considération familière: approvisionnement, acheminement, remplacement, manque aigu de communication, on pare à tout avec le fabuleux système D et la foi absolue d’appartenir à une équipe, patients et soignants, ou même simple maillon de la chaîne comme Floriane.
Dans ce fourmillement incertain et mouvant, assise devant cette fenêtre qui n’ouvre plus que sur la nuit, Floriane n’a qu’une certitude : elle a trouvé sa place, c’est ici à Lobu que sa vie a pris un sens, c’est ici qu’elle se sent confiante, enfin.
De l’autre univers, elle a reçu de loin en loin des nouvelles. À ses parents, elle a toujours répondu que tout allait bien et que sa vie répondait pleinement à ce qu’elle en attendait. À Rachel, elle n’a d’abord pas répondu, même lorsqu’une longue et déchirante lettre lui a appris son divorce. Que dire et que faire ? Le malheur de sa sœur n’allait certes pas apaiser sa déchirure ancienne.
Et puis, malgré tout, les lettres de Rachel se sont succédé au rythme de ses déceptions.
Heureuse, elle n’écrit pas.
Inévitablement déçue, elle ne peut résister au besoin de confier, fort bien d’ailleurs, ses chagrins, ses peines, ses désespoirs à cette partie d’elle-même qui s’est envolée. Un soir enfin, Floriane a admis que Rachel n’avait pas délibérément détruit le bonheur de sa sœur, mais que son tempérament entier l’avait poussée à vivre ce que vivait Floriane. À partir de cette intuition, le fil s’est peu à peu retissé entre les deux sœurs. Cette fois encore, Rachel appelle Floriane pour raccommoder l’ourlet décousu de son cœur insatisfait.
Seulement, aujourd’hui, Floriane est à bout de mots...
Cette page de papier noirci est vide de sens, démunie d’affection, sèche de compassion. Elle le sent si bien que d’un geste définitif, la lettre est froissée et jetée au panier.
Floriane réalise alors qu’elle n’a même pas eu le réflexe d’allumer...
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02/04/2009
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Page d'enfance
De minuscules cailloux pénètrent dans ses joues. La poussière rêche irrite ses narines fines, mais Floriane retient de toutes ses forces l’explosion d’un éternuement qui révèlerait sa cachette. Elle a réussi à recroqueviller sous la vieille brouette du jardinier toute la longueur de ses jambes, même ses pieds qu’elle trouve déjà trop grands; ses bras entourent son corps pour le maintenir en forme d’œuf sous cet abri rond.
- Floriane, je t’ai vue, sors de là ! Crie Rachel en s’éloignant déjà. Les jambes potelées de la fillette accélèrent leur course en passant devant la brouette, abandonnée là à l’heure du déjeuner. Au passage, les sandales blanches soulèvent encore un peu plus de poussière et Floriane sent sa poitrine brûler, ses yeux piquer… Sa gorge va lâcher le spasme retenu... Non, ouf, elle a gagné. La voix de Rachel triche encore, dans l’allée d’herbes folles, entre le poirier et le seringa…
- Allez, t’es pas drôle, tu sais bien que je t’ai vue.
Rachel est toujours comme ça: ronde, vive, gourmande, impatiente, drôle. Des deux sœurs, elle est la plus jeune, mais c’est elle qui retient toujours toutes les attentions. À table, en famille, en classe, partout, Rachel ponctue d’un mot ou d’une mimique toutes les discussions, même celles des adultes; le charme joue toujours: tous s’esclaffent et Rachel jubile, les yeux étoilés de malice, sa bouche ronde déversant sa joie alentour. À côté d’elle, Floriane rit aussi, retenue sans le savoir ni le vouloir, sa tête blonde inclinée vers la brunette, les yeux rivés à ce visage heureux.
Pour le moment, Floriane continue à étouffer sous sa brouette; des fourmillements ont déjà gagné ses mollets après avoir engourdi ses pieds; ses cheveux longs, pourtant retenus par une barrette dans la nuque, lui semblent peser comme un couvercle sur sa peau moite. Maman ne veut pas couper ses longs cheveux d’or qui font, paraît-il, tout son charme. Quand sa mère se prononce ainsi, Floriane n’en revient pas d’apprendre qu’elle a aussi " du charme ", bien qu’elle ne saisisse pas tout le sens de l’expression. Donc, sous sa brouette, Floriane voudrait bien ne plus sentir ce charme-là lui chatouiller le cou et les bras, mais elle ne sait pas comment sortir de là-dessous et parvenir à surprendre sa sœur sans que celle-ci s’attribue la victoire. C’est qu’elle est rusée, Rachel, et mauvaise perdante, pour ça oui! Mais là encore, chaque fois qu’elle perd, Rachel se débrouille si bien que les adultes, attendris et hilares, lui accordent les points contestés.
Aujourd’hui, elles sont seules toutes les deux, et Floriane a décidé qu’elle ne céderait pas, " même si je meurs sous ma brouette " ... Maintenant elle va gagner, et d’ailleurs, elle a déjà gagné: Rachel revient vers l’endroit où elle se tient toujours, tapie sous l’étuve de l'outil. Ses pieds traînent plus lentement sur la terre sèche, bousculent sans volonté les gravillons. Cela suffit pour deviner la moue qui resserre un peu la bouche cerise de Rachel, ses yeux noirs dépités. Soudain, l’enfant s’arrête, tout près du but insoupçonné et la seconde d’après, repart à toute allure dans la direction opposée; dans le champ de vision de Floriane la silhouette de la fillette apparaît en entier, à trente pas, au milieu du jardin de curé. Les mains de Rachel prennent appui sur la margelle du puits, ses pieds quittent le sol et le petit corps, un instant suspendu, bascule derrière les pierres du muret...
Pendant toute cette scène, Floriane s’est figée, muette d’un hurlement intérieur qui l’étire et la déchire. Sans s’en rendre compte, elle est debout, flageolante, et entreprend à son tour la même course, trente pas infinis qui se dérobent sous ses genoux liquéfiés.
Enfin la margelle est là, à portée de ses mains moites. À l’instant où elles s’accrochent aux pierres dures et chaudes, cinq doigts ronds et poussiéreux se posent sur les siens. Ce contact de chair brise brutalement la tension de Floriane. Sans un mot, elle attrape l’autre poignet et aide sa sœur à escalader le rempart pierreux. Puis toutes les deux, tremblantes et molles comme des tomates trop mûres se laissent glisser au sol, le dos calé contre le puits fatal.
- Hé ben, dis donc, … heureusement qu’elle est là, la grille !
- Tu t’es fait mal ? Montre un peu.
L’évaluation est vite faite : une belle éraflure au coude gauche, une autre sur la joue, entre l’œil et l’oreille, les mains striées comme le dessus d’un toast et, le plus grave, un énorme accroc sur la jupe rouge à volants, celle qui seyait si peu à Floriane et que Rachel porte comme une grâce. - Mais aussi, c’est de ta faute, t’avais qu’à répondre !
- … Et voilà, c’est encore moi!
Cette fois la remarque reste à l’intérieur parce qu’en même temps, Floriane se sent vraiment coupable, sans savoir au juste de quoi. Est-ce d’avoir voulu gagner au moins une fois, ou de n’avoir pas deviné que sa petite sœur irait au puits qui leur est pourtant bien défendu, malgré la grille salvatrice qui obture le vide, moins d’un mètre au-dessous du rebord...
De gros sanglots gonflent enfin les deux poitrines, les gorges nouées font très mal jusqu’à ce que, d’un bloc, leurs souffles se mêlent enfin au milieu de grosses larmes qui lavent les joues rondes et veloutées de la poussière blanche qui les recouvre.
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16/03/2009
la photo
La photo s' est affichée sur l’écran de l’ordinateur portable.
Elle occupe le centre de la fenêtre scintillante, mais ses dimensions plus restreintes libèrent des pixels inutilisés qui constituent un écrin noir. Comme un bijou, le cliché est mis en valeur grâce à cet effet de contraste. Impossible de déterminer si l’effet est volontaire ou si ce sont des contraintes techniques qui participent à la mise en écran, similaire à une mise en scène préméditée.
La tonalité majeure de l'image est émise par une nuance verdâtre, couleur d’algue, et un léger flou, que l' on pourrait qualifier « d’artistique ». Il n’est pas certain cependant que l’opérateur ait réellement voulu créer un effet. Ce sont plutôt les rideaux de la fenêtre qui sont restés fermés, formant un écran contre la lumière de ce début de matinée. Ils n’ont pas eu l’idée ou l’envie de convier la clarté dans l’intimité de la scène.
Les dimensions réduites de la photographie, l’écran noir encadrant largement le cliché, la touche aqueuse de l’image, confèrent à la reproduction un aspect de tableau ancien, plutôt école flamande du XVIIe, Vermeer ou Van Dyck.…Pourtant, à l’inverse d’un portrait de commande, où le sujet est en représentation, les personnages qui composent le centre du tableau ne semblent pas préoccupés par l’impression qu’ils offrent d’eux-mêmes. Ils ne posent pas, même s’ils regardent tous deux l’objectif. Ils se tiennent très proches l’un de l’autre, leurs bustes manifestement dévêtus chastement cadrés au-dessus du renflement de la poitrine de la jeune femme. Ses longs cheveux noirs cèleraient de toute façon son anatomie aux regards irrespectueux, dans le cas inenvisageable où leur portrait tomberait sous des yeux intrus. Leurs proportions sont parfaites, harmonieuses, une impression de perfection instantanée émane de leurs sourires juvéniles et de la détente abandonnée de leurs regards.
Lui se tient à gauche, de face mais très légèrement ouvert vers elle, par une légère torsion qui montre l’attache robuste et délicate du cou et de la tête. Une ombre de sommeil traîne encore dans ses iris dorés, son sourire ouvert à demi laisse deviner une plénitude accomplie, un bonheur intérieur accepté, résolu. Elle a incliné un peu la tête vers lui, mais pointe son menton volontaire vers l’objectif et sa petite bouche aux lèvres rondes et charnues exprime dans la retenue de son sourire une pointe de malice. Ses yeux étirés brillent d’un éclat provocant, elle n’a plus sommeil, elle revendique l'aboutissement du moment … Son visage tout entier dit qu’elle est heureuse, de ce sentiment profond et viscéral ressenti par la communion de deux corps, de deux êtres, de deux âmes. Ces deux-là viennent de se trouver, de vivre un grand moment, ils ont voulu fixer pour eux seuls la réalité de leur émerveillement amoureux avant que l’appel du jour ne le disperse.
La photo pourrait être indiscrète.
Elle traduit la chaleur de leurs peaux qui se touchent et ne veulent pas rompre ce contact.
Elle transmet la sensualité et la force du désir qui les a fait vibrer et rouler entre leurs draps comme des galets sous le ressac.
Elle conserve pour les jours à venir, pour les années à traverser, pour étayer leurs joies et balayer leurs peines, la marque indélébile de cette tempête sensuelle qui vient de les révéler l’un à l’autre.
Elle sera peut-être leur phare dans le brouillard des avatars, leur lumière dans la succession des tourbillons qui vont fondre sur leurs vies.
Qui d’elle ou de lui a pensé en premier à fixer le cliché ?
Ils sont si jeunes encore, mais savent déjà que les moments sublimes sont volatiles et qu’il faut bien s’arrimer à leurs reflets pour durer.
Car on vit mieux dans son corps et sa tête, quand le bonheur s’incarne en une image…Avec la grâce et la beauté de leur certitude intime, de celle que les médisants et les pervers, ceux qui n’aiment pas voir leurs semblables épanouis, ne pourront ni abîmer, ni voler .
Pris ainsi sur le vif, ils sont si beaux dans leur bonheur tout neuf !
20:01 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, nouvelle, photo, sensualité | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
30/01/2009
retour
C’est arrivé tout à coup.
Les trottoirs de l’avenue luisaient après cette forte averse d’avril, et elle a remarqué les larmes étincelantes sur les timides bourgeons des platanes. Le temps de se formuler la beauté simple du phénomène, elle n’y a plus pensé.
Et puis, le même soir justement, en émergeant du RER, elle a longé comme d’habitude les grilles du Parc, fermées à cette heure crépusculaire. Elle a simplement entendu la phrase qui s’est formée dans sa tête, « qu’est-ce que ça sent bon, il doit y avoir déjà des lilas éclos, il faudra venir un moment ce week-end… », Et alors seulement elle a réalisé que l’air qu’elle respirait lui semblait léger et pétillant, comme une goulée d’oxygène capable de la saouler, ça l’a fait sourire et elle s’est dit que c’était vraiment une saison agréable.
Elle a repris sa marche lente pour remonter jusqu’à la maison.
Un peu plus tard, comme elle achevait de ranger la cuisine, Jérémy est entré dans la pièce, l’a observée un moment en silence; elle a senti son regard sur elle comme une source de lumière bienveillante. Son cœur a fait un petit bond dans sa poitrine, une légère bouffée rose lui est montée aux joues, elle a soufflé sur sa frange décidément trop longue pour chasser cette soudaine chaleur, et Jérémy a murmuré timidement :
- J’aime bien ton sourire, ce soir…
Elle s’est sentie émue par cette touche de tendresse, une réminiscence de bonheur révolu.
Elle aurait souhaité répondre, mais son mari avait déjà quitté la pièce.
Une inquiétude s’est fait jour, elle s’est dit « qu’est-ce que j’ai encore perdu ? » et puis elle a repris le cours de ses rangements.
Au moment de se coucher, comme toutes les nuits, elle est allée border Églantine et déposer un bisou de plume sur le front de sa fille, elle s’est arrêtée un moment, un voile de buée aux yeux, la gorge soudainement serrée par l’envie de la réveiller pour lui dire comme elle la trouve grande, belle, et si …Merveilleuse, tout bêtement. Elle s’est retirée sur la pointe des pieds, un sentiment d’inachevé pendu au cœur…
Quel gâchis, une éternité de grisaille l’a enserrée dans sa gangue.
Ça fait un bail qu'elle ne cherche plus la sortie …
***
Le ballon multicolore roule jusqu’à ses pieds, et dans ce petit matin encore un peu frisquet, elle a eu envie de shooter dedans, de la pointe de sa chaussure, mais elle l’a ramassé pour le tendre au petit garçon des voisins. Il ne faudrait pas que le ballon se dirige vers la rue et…
Ça y est, elle s’est à nouveau raidie dans son chagrin, le regard au-delà du perron de l’immeuble, elle s’apprête à retourner dans son asile intérieur, mais Tom, le petit Tommy des voisins, qui a l’âge que devrait atteindre aussi son fils, l’Ange perdu, la regarde et lui dit :
- Tu sais, j’aimerais bien que tu joues au ballon avec moi …
Alors, elle baisse les yeux vers Tommy, admire les minuscules quenottes qui barreaudent son sourire épanoui, lève les yeux vers sa mère du bonhomme, à qui elle n’a plus adressé la parole depuis…si longtemps.
- Il fait beau, n’est-ce pas, même si le fond de l’air…
Elle s’en moque bien du fond de l’air, mais ce n’est plus la même chose.
Elle a vu la beauté de ce matin du monde, un enfant inconnu ou presque courir dans la fraîcheur étincelante de la matinée, et elle a pu penser à Lui en supportant les images juxtaposées.
Elle a compris qu’elle est en train de pardonner …
Il faudra encore du temps, c’est vrai, pour échapper à la masse paralysante de la chape grise qui l'étouffe, alourdit ses gestes et comprime sa respiration, ce poids douloureux qui ancre son corps et son âme dans un néant sinistre. Elle perçoit cependant comme les prémices d'un éveil qui essaient de fissurer la gangue… Ça tient sans doute à un rien, des couleurs, des odeurs, des sourires et la chaleur des mains de Jérémy, mais ça pousse en elle…
Elle a compris qu'elle approche du bout du tunnel,
Elle vient d'entamer la lente remontée vers la Vraie Vie, celle où les émotions sont acceptables. Un jour, elle n'aura plus peur des photos, des regards, des sourires et des invitations… Un jour, elle regardera Églantine grandir sans ressentir cette pincée au coeur, semblable à une glaciation des sentiments.
Un jour…
La peau déchiquetée de son deuil tombera…
Bientôt.
Sa douleur s'évanouira imperceptiblement…
Elle revient.
20:04 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, nouvelle, deuil, vie | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
26/01/2009
Ça coule de source…
Le renouvellement des générations apporte fraîcheur et dynamisme à nos esprits formatés.
Sandrine a eu la gentillesse de m’adresser cette petite gourmandise, assortie des progrès culinaires de la petite dernière, Anaïs, dont vous n’avez peut-être pas oublié le sens du partage avec Copain, l’été dernier, anecdote filmée par une indiscrète caméra.
Pendant qu’Anaïs s’exerce en cuisine avec rigueur et enthousiasme, Mathis enrichit sa culture historique et développe sa pensée philosophique, au cours d’une conversation entre hommes…
- Papa : "Avant, il y a très longtemps, ce sont les rois qui habitaient les châteaux. Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui."
- Mathis : "Pourquoi ?"
- Papa : "Tu sais, ils n'ont pas toujours eu de la chance"
- Mathis (4 ans et demi) : "Pourquoi, parce qu'ils n'ont pas eu la fève ?"
Je vous le disais, ça coule de source, il suffit de conserver l’ angle de vue adéquat…
Conscience professionnelle, il faut payer de sa personne et ne pas servir n'importe quoi…
18:12 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mots d'enfants, raisonnement, culture, famille | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
05/01/2009
Cendrillon des temps nouveaux…
Pour commencer en beauté l’année nouvelle, je me retire sur la pointe des pieds, et cède le clavier à ma Douce…
Nouchette, bravant sarcasmes et railleries, se dit prête à affronter vos sourires et autorise la publication de son aventure sous cette rubrique.
Au dire de GéO, Nouchette raconte aussi bien que sa mère…
Comment dès lors avoir le cœur de vous priver de l’affaire ?
Reportez-vous un poil en arrière, par ce froid matin du début décembre, dans l’atmosphère saturée du métro parisien, alors qu’une petite bruine glaciale a déjà ruiné votre brushing matinal et engourdi jusqu’à la moelle vos mains pourtant gantées et vos pieds chaussés pour affronter une journée de bureau…
Il était une fois une jeune femme en route pour le boulot.
Vêtue de son tailleur et de ses chaussures rouges, celle-ci allait d'un bon pas
(Puisqu'elle était en retard comme d'habitude).
Chemin faisant, elle descendit du RER à la Station Charles De Gaulle Étoile, et se dirigea prestement vers la ligne 2 du métro.
Patiemment elle guetta le train vert et blanc, puis à son arrivée, enjamba le marchepied d'un geste ample et souple, non sans se rendre compte que le pied droit s'en trouva tout à coup fort léger! Constatant soudain la disparition de sa chaussure rouge, la jeune femme bondit hors du wagon pour chercher des yeux son soulier sur les rails. Elle le vit, là, gisant tout proche du quai, face contre-terre. Penaude, elle chercha la borne d'urgence puis se précipita sur le bouton "appel du chef de gare":
- Allô?
- Allô!
- Bonjour, monsieur, j'ai perdu ma chaussure sur les rails de la ligne 2
- Ben je peux rien faire pour vous, je peux pas descendre là. Faut sortir M'dam.
- ben, faut sortir où? je peux pas marcher, j'ai pas de chaussures!
- Faut sortir là M'dam, moi je peux pas vous aider. Faut prendre Carnot.
- Je prends la sortie Carnot? Elle est loin!
- J'peux pas descendre, faut sortir M'dam!
Décontenancée par une telle sollicitude, la jeune femme haussa les épaules, commençant à cheminer (ou plutôt claudiquer) vers ladite sortie. Quelques kilomètres de couloirs plus tard... ( nous sommes dans la station plus longue de Paris), elle vit enfin poindre le guichet, et l'espoir de revoir un jour sa chaussure. Décidée à affronter cette péripétie avec humour et bonne humeur, elle attendit patiemment
que la longue file d'usagers n'ayant pas compris comment utiliser les automates distributeurs de tickets termine ses achats pour s'adresser enfin au guichetier avec un large sourire:
- " bonjour, vous allez rire, j'ai perdu ma chaussure sur
la ligne 2 du métro, direction Nat..."
- " Je vous arrête tout de suite M'dam, ici c'est le RER, j'peux pas vous aider!".
- "Non mais, à la borne d'urgence du métro.."
- "Mais ici c'est le RER m'dam, j'peux pas vous aider!".
Abandonnant toute bonne résolution, toutefois sans perdre son sang-froid, Audrey (ben qui d'autre?!) lâche enfin:
- " RER ou Métro, j'ai traversé toute la station pour venir jusqu'à vous, vous allez m'aider à récupérer ma chaussure!".
De mauvaise grâce, le guichetier fit appel à ses collaborateurs pour venir me chercher, et retraverser toute la station en sens inverse, en prenant bien soin de prendre tous les détours afin d'allonger la route au maximum.
Retour sur le quai du métro, quelques 20 bonnes minutes plus tard, et une terrible crampe aux orteils en prime, je récupérai enfin ma chaussure du crochet magique de mon sauveur.
Après auscultation de l'objet, je me résolus à enfiler de nouveau mon soulier, quand, relevant la tête, je me trouvais nez à nez avec... UN EX!
C'est, je crois, ce qu'on appelle une bonne journée.
Ma Cendrillon au pied d’airain a retrouvé chaussure et bonne humeur, après avoir jeté dans ma boîte mail sa mésaventure matinale… Nous en avons bien ri et j’avoue que je suis assez fière de son sens de l’auto-dérision, la meilleure arme à mon sens pour braver les aléas que nous réservent nos petits matins blêmes, conséquences de nuits trop brèves… Et puis, quand on a hérité d’une mère capable d’aller affronter sa journée de classe et les rendez-vous de parents d’élèves chaussée à la fois d’un mocassin noir et d’un escarpin bordeaux, peut-on affronter autrement l’adversité?
19:06 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, récit, nouvelle, humour | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
11/12/2008
Mélusine
Elle a reçu en cadeau de naissance un prénom de fée,
Providentielle intuition pour l’armer contre sa destinée.
En ce début d’après-midi, le calme enfin établi dans la classe, Alice entreprend de se détendre à son tour. Les rideaux bleus tirés ont plongé la salle dans une ambiance de détente et les élèves du CP se sont installés dans ce bref moment de silence du tout début d’après-midi.
L’enseignante vient juste de noter la chaise vide de Mélusine, et s’apprête à signaler l’absence de la petite fille. Brutalement la porte s’ouvre et une silhouette masculine apparaît dans le chambranle. Alice reconnaît immédiatement le visage du visiteur, qui pousse devant lui une fillette, tête basse et corps inhabituellement courbé en deux. Retenue à l’épaule par la main de son père, la tête engoncée dans le col de la grosse doudoune, à son habitude, Mélusine se dirige vers la rangée de portemanteaux. L’institutrice s’avance vers le duo, autant pour accueillir son élève que pour contenir l’intrusion paternelle. Mélusine profite de l’écran dressé par l’institutrice face à son père pour lui échapper ; comme par jeu, elle se penche brusquement et passe sous les bras de l'institutrice. De la main, Alice encourage l’homme à rebrousser chemin et sortir de la pièce. Mais il ne semble pas comprendre et entreprend de contourner l’obstacle en se justifiant :
- Mais laissez- moi passer, vous voyez bien, je vais l’aider à se déshabiller.
- C’est inutile, Monsieur Genestre, votre fille sait parfaitement se préparer et s’installer, d’une part, et d’autre part, vous ne pouvez pas rester dans la classe, ça dérange les enfants…
- Mais non, ils me connaissent tous, je les vois tous les soirs quand j’attends Mélusine sous le préau.
Alice s’impose un terrible effort sur elle-même pour continuer à chuchoter face à l’intrus qui s’exprime à pleine voix, sans souci du silence autour de lui. Elle n’éprouve aucune sympathie pour l’homme aux yeux très clairs qui lui fait face, mais sa motivation repose surtout sur sa volonté de mener tranquillement son programme établi… Elle n’a qu’une hâte, faire sortir ce personnage envahissant et reprendre son groupe en main. L’intrus cependant poursuit son manège, percutant les tables des élèves, maladroit dans le labyrinthe des petits bureaux. De plus, en observant rapidement le comportement de Mélusine, maintenant assise à sa place, elle a l’impression que celle-ci s’est enfoncée dans son minuscule espace comme pour s’y agripper et se confondre dans le bois du mobilier. Finalement, Alice se résout à hausser légèrement le ton, les élèves étant de toutes les manières déjà très intéressés par l’événement. Le calme rompu, il faut reprendre rapidement la situation en main.
- Bon, éclate-t-elle d’une voix ferme, et toute la résolution qu’elle y met suffit à arrêter net la progression paternelle, Mélusine est installée et vous ne devez pas rester ici. Votre retard est déjà dommageable, votre présence l’est davantage…
Il reste là, planté au milieu des bureaux, comme incapable de faire marche arrière et la situation semble s’éterniser. Utilisant la configuration du dédale qu’elle connaît très bien, l’enseignante réussit à se faufiler habilement entre l’allée où Mélusine a pris place et l’homme, intuitivement certaine qu’elle doit faire rempart. Sentant alors qu’il ne domine pas le territoire, l’homme hausse les épaules avant de rebrousser gauchement chemin. Parvenu à la porte, il se retourne lentement pour lancer :
- Il me semblait quand même plus poli de venir vous expliquer la cause de notre retard et vous parler de Mélusine.
- Vous savez bien qu’en cas de retard, le règlement de notre établissement vous demande de laisser l’enfant au secrétariat et d’y fournir votre justification, c’est une démarche préférable à …
Balayant d’un mouvement circulaire la classe maintenant agitée, elle laisse le geste achever son argumentation. L’homme prend encore le temps de regarder individuellement tous les enfants, et, à nouveau, Alice ressent viscéralement cette manoeuvre comme une menace, se promettant in petto de faire le nécessaire pour éviter qu’une telle situation se reproduise. Satisfait sans doute de son effet, le personnage salue certains enfants par leur prénom, avant de franchir lentement la porte qu’il referme sur un ralenti parfaitement calculé.
Alice s’efforce de maîtriser sa respiration, cherchant dans son ventre l’appui pour poser sa voix sans laisser percer son énervement. Les enfants de six à sept ans sont encore gouvernés par l’instinct et la confiance qu’ils accordent à l’adulte qui s’occupe habituellement d’eux, même s’ils sont prompts à réagir à tout incident. Toute rupture des habitudes suffit à provoquer l’égaiement du groupe, mais la force des rites s’impose quand il s’agit de reprendre le cours normal des activités. Ainsi le matériel des « activités calmes » disparaît en un clin d’œil, Alice ouvre le dernier des rideaux bleus, ordonnant machinalement la suite des mises en œuvre :
- Sortez vos ardoises et vos feutres…
La porte s’ouvre à nouveau, et le visage d’une femme s’insinue dans l’entrebâillement :
- Encore !
Le commentaire jaillit des nombreuses petites bouches, manifestement amusées et soulagées d’échapper un temps encore à l’effort attendu.
- Pouvons-nous vous parler un instant ?
Sans attendre la réponse, la femme pénètre dans la pièce, suivie de près par deux autres personnes qu’Alice identifie comme mères d’élèves, elles aussi.
Retenant la vague de contrariété qui commence à gonfler dans sa poitrine, elle se dirige vers ses visiteuses, bien décidée à les évincer rapidement.
-Vous savez, ce n’est guère le moment, je vous verrais plus volontiers à cinq heures moins le quart, après la sortie.
- C’est que nous devons vous confier un incident très grave, qui doit se traiter tout de suite.
L’une des visiteuses entreprend de lui indiquer Mélusine, à force de roulements d’yeux d’un effet presque comique.
- Vous voulez parler d’un élève ? Mais c’est hors de question ici et maintenant…
- Vous ne savez pas ce que nous avons vu et il faut absolument régler cette question tout de suite, la coupe l’une d’elles, qu’Alice connaît bien pour avoir eu les deux aînés, quelques années auparavant.
- Vous nous connaissez toutes les trois, n’est-ce pas ? Vous savez que nous ne sommes pas désireuses de colporter des bruits inutiles et des ragots, reprend Madame Hermann, maman de la petite Noémie, assise non loin de Mélusine.
Effectivement, jusqu’ici, Alice n’a jamais eu à répondre à une telle pression, ni à un comportement aussi intrusif.
- Écoutez, la récréation débute dans moins de quarante minutes, je vous parlerai à ce moment…
-Non, ce sera trop tard et dangereux…
Madame Hermann, grande femme à l’allure imposante, vient d’intervenir autoritairement, ce qui contraste avec sa courtoisie habituelle.
- Il s’agit d’une de vos élèves que nous estimons être en danger après la scène dont nous venons d’être témoins, et nous avons attendu la sortie du fautif pour venir vous voir, mais nous sommes choquées et persuadées que c’est à vous d’intervenir, soutenue par nos témoignages, cela va de soi.
- Vous savez que je ne peux pas quitter mon groupe, vous ne pouvez pas parler de l’un d’entre eux comme ça…
- Alain peut bien vous remplacer un moment, n’est-ce pas ? Je vais le chercher, suggère la dernière, qui n’a pas encore pris la parole.
Alain est le surveillant général de l’établissement, poste plus particulièrement dévolu au collège dans le groupe scolaire, mais les relations familiales induites par la petite taille de l’établissement favorisent la polyvalence de son poste.
Alice prend rapidement conscience de la détermination des trois mères de famille, et la teneur de la scène qu’elles rapportent justifie leur émoi.
Elles expliquent effectivement qu'une demie-heure plus tôt, elles se tenaient toutes trois sur le parking contigu à l’école, prolongeant leur conversation, comme beaucoup de mères au foyer allègent leur routine en la socialisant. C’est alors que sur ce parking qui se vidait progressivement des véhicules familiaux, une voiture s’engouffra brutalement, avec force crissement des roues et coups de volant brutaux.
Elles assistèrent à la sortie du côté chauffeur d’un homme au comportement agité, qui contourna sa voiture pour ouvrir la portière arrière, se pencher à l’intérieur et extirper un paquet rose. Le paquet mou s’effondra sur le sol du parking et l’homme se mit à lui donner des coups de pieds rageurs, accompagnant ces gestes de cris. À leur stupéfaction, les trois femmes découvrirent que le paquet s’agitait. Elles identifièrent une tête aux cheveux blonds s’échappant alors du bonnet rose.
- Ça nous a retournées, vous comprenez, nous l’avons reconnu à ce moment-là et, comment vous l’expliquer, nous nous sommes précipitées vers lui en criant, nous étions bouleversées… Alors, en nous voyant arriver vers lui, il a empoigné sa fille, l’a relevée et emmenée vers l’école, sans qu’elle touche terre la pauvre petite… La porte de l’école était déjà fermée, on a dû sonner comme lui avant nous. La secrétaire nous a ouvert, elle nous a conseillé de venir vous raconter l’histoire, elle dit ne pas savoir ce qu’il faut faire…Je crois qu’elle ne veut pas s’en mêler…
Ce discours débité très vite par Madame Hermann, à mi-voix, pourrait être suivi par l’auditoire. Alice prend conscience immédiatement de la gravité de la situation, et de la multitude des paramètres qu’elle doit prendre en compte. Avant tout, prendre un peu de recul, s’enquérir de l’état de Mélusine, faire en sorte que la classe retrouve son calme et ne profite pas des perturbations successives. En un mot maîtriser la situation…
À peine la porte refermée sur les visiteuses, une légère tocade signale une troisième intrusion.
- Encore !
Les voix fluettes sont parfaitement synchronisées pour exprimer une jolie palette d’amusement, d’excitation, d’impatience, de curiosité. Une telle répétition de visites constitue la condition idéale et suffisante pour générer une joyeuse excitation dans le groupe.
Laissant échapper un soupir bruyant, Alice se retourne pour découvrir la présence discrète de sa directrice, Mylène Faidoyen, alertée par la secrétaire. Mylène n’est pas particulièrement portée vers les vindictes, mais la direction du groupe scolaire qu’elle assure depuis quelques années l’a vaccinée contre sa retenue naturelle. Elle sait donc quand il convient d’agir et de soutenir ses collègues.
- Comment va Mélusine ?
- Il faudrait que j’aie le temps de lui parler, ça n’arrête pas, ces visites…
- Je sais, voilà ma proposition, Alice, je vais prendre la classe, emmenez-la d’abord avec vous quelques minutes pour dédramatiser et essayer de voir si elle souffre. Martine essaie de joindre un médecin qui viendra l’examiner si vous pensez que c’est nécessaire. Ensuite, vous allez dans mon bureau et vous appelez le bureau du procureur de la république en charge, vous trouverez son numéro sur la table, exposez le cas, on verra bien.
Mélusine, invitée par Alice « à venir se laver les mains et le bout du nez » reste coite, engoncée dans sa peur manifeste. Maladroitement, L’enseignante essaie de vérifier si elle peut bouger normalement, lui demande si elle accepte de lui montrer son ventre, pour voir…
Aucune trace particulière de bleus, rougeurs, hématomes, mêmes anciens, ne sont visibles sur le corps de la fillette. Elle ne réagit pas quand l’enseignante palpe son ventre, cherchant une réaction de défense… Heureusement, la doudoune toute neuve est épaisse, les coups ont été amortis, peut-être même étaient-ils portés moins violemment que les trois mères ne l’ont ressenti… « N’empêche, un tel comportement reste traumatisant, je ne peux pas laisser passer… » Alice en est là de ses réflexions, en remmenant la fillette vers la classe, quand le murmure de Mélusine la surprend.
- Comment ça, Mélusine, tu peux m’expliquer ?
Perdue dans ses pensées, elle n’a pas entendu le message ténu, mais elle sait qu’elle ne doit pas perdre le contact …
- De toute façon, quand i veut m’faire mal, i retourne sa bague comme ça…
Et se saisissant de la bague qu’Alice porte à l’annulaire, la petite tourne le chaton côté paume, puis elle amène la main d’Alice contre sa joue.
- Tu vois, comme ça, ça fait plus mal.
Le ton est naturel, la voix est simplement réduite à un filet presque inaudible, Alice doit tendre l’oreille. Elle voudrait lui faire répéter, histoire d’être certaine de son fait, mais elle n’ose pas, craint d’être maladroite et d’augmenter le malaise de la fillette.
Sa conversation avec la secrétaire du procureur la laisse perplexe. D’abord, elle doit surmonter son propre malaise, se forcer à commettre une délation, son sens personnel des valeurs est déstabilisé. La personne au bout du fil ne l’aide en rien, se bornant à répondre des « bien, je note, mais monsieur le Procureur n’est pas là, on est vendredi après-midi, voyons, faites-moi plutôt un rapport détaillé que vous adressez en recommandé à Monsieur le Procureur… » La belle affaire, jouer au corbeau maintenant, il ne manquait plus que ça pour enjoliver le week-end !
**
Cet interminable après-midi est en passe de s’achever, enfin.
Tandis que la classe se vide, elle guette sous le préau la silhouette du père de Mélusine, de sa mère à défaut. Elle les a reçus déjà tous deux, ensemble et séparément plus d’une fois depuis la rentrée scolaire, tant le comportement de la fillette a levé d’alarmes dans sa conscience d’enseignante.
Depuis plus de deux mois maintenant que l’enfant a intégré le CP, l’enseignante a eu le temps de l’observer et de comprendre que cette petite fille a un problème, non, des problèmes de concentration, de mémorisation, de relations avec ses camarades comme avec elle. Toujours isolée en récréation, ce qui est un signal majeur pour tous les enseignants « des petites classes », elle semble constamment en fuite, ne croise jamais le regard, réussit en un clin d’œil à salir tout travail qui lui est demandé, taches de feutres, gribouillis illisibles, gommages jusqu’à la perforation du papier…
Chaque fois qu’Alice a essayé de prendre la petite en aparté pour lui apporter une aide particulière, elle a constaté le même manège. Pour ne pas se retrouver en face de son professeur, Mélusine tourne sur sa chaise, se tortille tant et si bien qu’elle peut se retrouver assise à l’envers, les jambes passées entre les montants du dossier. Alice s’applique donc souvent à se positionner derrière elle, assise sur une chaise à la hauteur des élèves et tente de la sécuriser en parlant à voix douce, lentement, mais elle perçoit toujours la même dérobade. Elle a constaté que Mélusine ne supporte pas d’être touchée, si elle pose ses mains sur les épaules enfantines, Mélusine s’agite encore davantage, se laisse glisser jusqu’au sol, rampe sous l’assise de la chaise. Évidemment ce comportement n’a pas échappé aux différents membres de l’équipe enseignante. Alice a demandé, obtenu deux ou trois entrevues avec les parents, ensemble puis séparément. Des entretiens creux, des banalités opposées à ses remarques et au bilan peu réjouissant de la participation de Mélusine aux activités scolaires, « mais ce n’est qu’un début, n’est-ce pas ? Il faut laisser du temps aux jeunes enfants pour s’adapter, vous savez bien qu’elle est nouvelle », et les usuels « je l’ai dit à mon mari », « ne vous inquiétez pas, ma femme en tiendra compte ».
Ce soir, alors que tous s’égaient pour le dernier week-end avant les vacances d’automne, Alice veut absolument s’entretenir avec le père de Mélusine, lui donner la parole et justifier son attitude, lui rappeler les règles communes, rattraper l’entretien qu’elle lui a refusé tout à l’heure. Elle veut surtout le regarder dans les yeux pour lui faire part de la mesure qu’elle a entreprise dans le courant de cet après-midi perturbé. Elle n’imagine pas rédiger une lettre dans son dos, dénoncer un comportement brutal qui lui a été rapporté par des témoins, sans lui en parler. Il y a aussi la confidence de l’enfant qu’elle doit expurger, demander raison, écouter, comprendre, jauger le danger, défendre son élève ou du moins proposer une aide, envisager des solutions. Enseigner, dans son éthique personnelle c’est surtout transmettre de la matière humaine, aider un petit d’homme à se construire, agir sur l’Humain, impossible donc de sortir de cette classe sans avoir percer l’abcès.
Et pendant qu’elle attend, les joues en feu et le cœur affolé dans sa cage trop petite, elle passe en revue le moyen d’engager le débat. Ne pas s’affoler, exposer clairement ce qu’elle doit dire, dans l’ordre, un point après l’autre, elle sait qu’elle sait faire. Mais… Comment l’homme réagira-t-il, se sachant dénoncer par d’autres parents, que répondra-t-il sur l’histoire de la bague ? À quel moment est-il le plus judicieux d’en parler ? …
L’homme se fait attendre, les portes de l’école sont refermées par Alain, le surveillant, qui passe la tête dans l’encadrement de la porte.
- Alors, tu l’as vu, ce père d’élève ? Et la petite, elle est avec toi ?
- Non, aux deux questions, non…
Alain de son côté a bien guetté aussi l’arrivée des parents, à la demande expresse d’Alice, qui sait combien le flot humain des sorties est idéal pour perdre de vue l’important. Ni l’un ni l’autre n’ont remarqué la sortie de la gamine, ni les silhouettes recherchées. Par acquis de conscience, Alain fait le tour des locaux, et des toilettes de maternelle, il ressort victorieux, poussant devant lui la doudoune salie, en haut de laquelle émerge la choupette de cheveux blonds, et en bas, les chaussures éternellement délacées de Mélusine…
- Et voilà, j’ai retrouvé Peau d’Âne, annonce-t-il, feignant une allégresse qu’il est loin de ressentir…
- Bon, avec tout ça, il est six heures et demie, à cette heure-ci, il n’y a plus que nous… Que comptes-tu faire ?
- Attendre, qu’imagines-tu ? Passer un coup de fil pour savoir si les parents sont chez eux, s’ils ont conscience d’avoir oublié Mélusine, s’il y a quelque chose qui nous a échappé…
- D’accord, je fais encore ça pour toi, après…
- Oui, oui, après, tu pourras partir, je sais que tu as encore un bout de chemin à faire pour rentrer chez toi.
Alice et Mélusine attendent encore près d’une heure avant que le couple ne se présente. Comme l’enseignante expose son souhait de ne pas mêler l’enfant au débat, la mère repart avec la fillette, le père acceptant le principe de l’entretien.
Longtemps, Alice considérera cette discussion comme un des moments les plus désagréables de sa vie. Malgré sa nature peu vindicative, elle a rarement ressenti une hargne aussi vive contre la mauvaise foi manifeste de son interlocuteur, analysant la rouerie de l’homme qui la manipule, alternant fausse soumission, faisant mine de quémander son avis et ses conseils, pour mieux la provoquer ensuite de constats déstabilisants. Son aversion naturelle contre lui se renforce de mot en mot, de phrases ambiguës en sourires hypocritement contrits. Difficile pour Alice, pourtant habituée par l’expérience aux entretiens contradictoires, de conserver une objectivité de rigueur. Elle a beau se morigéner intérieurement, son antipathie croît à mesure que les points qu’elle aborde sont réfutés et contrés par son « adversaire ». Elle a compris que c’est un jeu pour lui, et son malaise s’en accroît davantage encore, car elle se sent les joues en feu, la lèvre supérieure ourlée d’une légère sudation trahissant son trouble. C’est à elle-même qu’elle en veut maintenant, maudissant cet exercice auquel elle s’est contraint par scrupule.
Sa colère éclate quand au détour de sa diatribe, l’homme lui confie, ses yeux trop clairs plantés droit dans son regard :
- … Ben nous, à la maison, on n’a pas de fausse pudeur avec nos petites. On pense que c’est pas la peine de se cacher, c’est malsain, vous êtes d’accord, hein ?
Sans attendre plus que ça la réponse d’Alice, il enchaîne, une curieuse lumière dans ses iris glacés:
… Et puis, vous savez comme sont les hommes, vigoureux au réveil… Ben moi, j’aime bien réveiller mes petites comme ça, à poil… On veut qu’elles se sentent aimées, nos filles, oui, elle voit bien qu’on les aime, on s’cache pas…
Alice se sent tendue par l’indignation. « Mais il se fiche de moi, ce tordu ! »
- Vous vous rendez compte de ce que vous me dites, je suppose… Que cherchez-vous vraiment en ce moment ? Nous avons parlé d’aide, je ne reviens pas sur la question, l’aide que notre école doit apporter à Mélusine , c’est une chose. Mais je me dois de rapporter les propos que vous me tenez ce soir, je vous ai dit que je devais faire un signalement, vous confirmez en ce moment l’urgence de la démarche. Allez-vous accepter de recevoir les services sociaux ?
L’homme se redresse, son sourire s’éteint progressivement, la mine grave, il regarde encore Alice avec aplomb avant de lui lancer :
- Faites votre sale boulot de délation, de mon côté, je vais en toucher un mot à mes copains de la gendarmerie, on verra bien…
Là-dessus, il ramasse son manteau posé à ses côtés, hésite manifestement à se charger du cartable oublié par la fillette, décide de le laisser sur place et d’un salut ironique de la tête, il quitte la salle. Alice n’a d’autre ressource que de courir derrière lui pour ouvrir le portail de l’école.
***
C’est au cours des vacances de Février qu’Alice reçoit une convocation pour se rendre à la gendarmerie de N…, la petite ville où se situe l’établissement scolaire.
Entre-temps, Mélusine est restée inscrite à l’école, malgré les craintes de l’équipe enseignante, mais elle n’a guère progressé, en dépit de l’aide resserrée qui lui est dévolue. Les rapports avec les parents sont apparemment courtois, mais tous les autres entretiens se déroulent en présence de Mylène Faidoyen, dans son rôle de direction, afin d’éviter d’autres provocations.
Aussi Alice n’est-elle pas particulièrement tendue quand elle se rend à la gendarmerie, étonnée du surgissement de l’affaire après un si long délai.
Dès qu’elle se présente dans le hall, elle perçoit dans les regards des hommes en uniforme une sorte d’amusement. Patiemment, elle attend plus de vingt minutes avant d’être introduite dans un bureau, où on la fait asseoir face à la porte ouverte, offerte au courant d’air froid de cette journée pluvieuse. Un ordinateur est posé sur un minuscule bureau contre cette porte et l’homme qui l’interroge se tient constamment tourné vers son clavier, lui offrant la franchise de son dos vêtu du pull réglementaire. De temps à autre, quand elle hésite sur la précision d’un détail qui lui échappe, il finit par se retourner pour lui adresser un regard amène signifiant peu ou prou « alors, on va attendre longtemps comme ça ? », puis il pianote à nouveau sur son clavier. L’écran bleuté est orienté de manière à l’empêcher de lire ce que l’homme reporte scrupuleusement.
Trois fois de suite, le gendarme commet une erreur et il faut reprendre à zéro, répéter les réponses aux mêmes questions, banales somme toute.
- Vous enseignez depuis combien de temps ?
_ Vous habitez où ?
_ Quels sont vos rapports avec vos collègues ?
- Vous avez souvent des problèmes avec les parents ?
- C’est vous qui avez choisi d’enseigner dans une école privée catholique ?
La première fois, Alice s’est dit que ces questions devaient être utiles pour cerner le contexte, la seconde fois, elle se demande au fond à qui ça rime et quel est le véritable rapport entre l’entente de l’équipe éducative et le sort de Mélusine, la troisième, comme elle hésite sur un détail sans intérêt, l’homme se retourne vivement et lui demande sèchement:
- Alors, vous vous souvenez plus maintenant ? Vous êtes bien sûre de ne pas inventer toute cette histoire ?
Médusée, Alice se récrie :
- Attendez, quel rapport avec le problème de Mélusine, c’est sans intérêt, me faire répéter trois fois l’effectif de ma classe ou le temps qu’il faisait ce jour-là, c’est idiot…
- Ce n’est pas à vous de juger, c’est mon métier de jauger votre degré de crédibilité.
Alice commence à comprendre que le but de cette convocation n’est pas vraiment centré sur le sort de sa petite élève. Ses doutes se lèvent définitivement quand le gendarme soudain radouci se tourne complètement face à elle, lâchant son ordinateur pour la regarder bien en face.
- Alors comme ça, vous êtes divorcée… Vous vivez seule depuis longtemps ?
Avant qu’Alice interloquée lui rétorque une de ses vérités qui commence à chatouiller sa glotte, il reprend :
- En fait, nous connaissons bien Mélusine, et encore mieux son papa. Il travaille souvent avec nous, à cause de son job aux pompes funèbres, il est sur les sales accidents de circulation, quand il faut ramasser les morceaux…
Il marque une brève pause, le regard vissé sur le visage de l’enseignante…
- Je vais vous dire, moi, quand on travaille sur des cas difficiles comme ça, on apprend vite à se connaître. Ce Monsieur, que vous voulez traîner dans la boue, c’est un gars bien, un type qui se carre les sales boulots et qui tient le coup. Et avec sa fille, il est super ! Des fois, il l’amène ici et elle reste à l’accueil, à faire des dessins, c’est pas une môme gênante…
Se retournant brusquement vers l’écran, il ajoute en lançant l’impression du rapport :
- Vous on vous connaît pas, mais faites attention à ce que vous faites, vous portez tort peut-être un peu à la légère… Vous signez ?
****
Alice a quitté l’école deux ans plus tard, sa vie ayant pris un autre tournant. Elle est restée évidemment en contact avec ses collègues de l’école de N… et prend parfois des nouvelles des anciens. Elle a donc su que Mélusine, comme il fallait s’y attendre, suit un parcours scolaire chaotique, mais elle est restée inscrite dans le même établissement. Sa petite sœur, Morgane, guère mieux protégée par son prénom légendaire, est arrivée à son tour en CP, et l’histoire s’est reproduite, à l’identique… Mais cette fois, l’enseignante n’est pas divorcée, la gendarmerie fait tourner ses effectifs, une commission s’est mise en place, une assistante sociale suit la famille…
Peut-être un jour les fillettes sortiront-elles de leur redoutable sortilège. `
S’il est difficile d’aider les petites fées, l’important est de ne pas renoncer.
20:02 Publié dans Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, nouvelle, école, famille, enseignement, récit | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer