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02/04/2009

Cache-cache (1)

Page d'enfance

De minuscules cailloux pénètrent dans ses joues. La poussière rêche irrite ses narines fines, mais Floriane retient de toutes ses forces l’explosion d’un éternuement qui révèlerait sa cachette. Elle a réussi à recroqueviller sous la vieille brouette du jardinier toute la longueur de ses jambes, même ses pieds qu’elle trouve déjà trop grands; ses bras entourent son corps pour le maintenir en forme d’œuf sous cet abri rond.


- Floriane, je t’ai vue, sors de là !  Crie Rachel en s’éloignant déjà. Les jambes potelées de la fillette accélèrent  leur course en passant devant la brouette, abandonnée là à l’heure du déjeuner. Au  passage, les sandales blanches soulèvent encore un peu plus de poussière et Floriane sent sa poitrine brûler, ses yeux piquer…  Sa gorge va lâcher le spasme retenu... Non, ouf, elle a gagné. La voix de Rachel triche encore, dans l’allée d’herbes folles, entre le poirier et le seringa…


- Allez, t’es pas drôle, tu sais bien que je t’ai vue.


Rachel est toujours comme ça: ronde, vive,   gourmande, impatiente, drôle. Des deux sœurs, elle est la plus jeune, mais c’est elle qui retient toujours toutes les attentions. À table, en famille, en classe, partout, Rachel ponctue d’un mot ou d’une mimique toutes les discussions, même celles des adultes; le charme joue toujours: tous s’esclaffent et Rachel jubile, les yeux étoilés de malice, sa bouche ronde déversant sa joie alentour. À côté d’elle, Floriane rit aussi, retenue sans le savoir ni le vouloir, sa tête blonde inclinée vers la brunette, les yeux rivés à ce visage heureux.


Pour le moment, Floriane continue à étouffer sous sa brouette; des fourmillements ont déjà gagné ses mollets après avoir engourdi ses pieds; ses cheveux longs, pourtant retenus par une barrette dans la nuque, lui semblent peser comme un couvercle sur sa peau moite. Maman ne veut pas couper ses longs cheveux d’or qui font, paraît-il, tout son charme. Quand sa mère se prononce ainsi, Floriane n’en revient pas d’apprendre qu’elle a aussi " du charme ", bien qu’elle ne saisisse pas tout le sens de l’expression.  Donc, sous sa brouette, Floriane voudrait  bien ne plus sentir ce charme-là lui chatouiller le cou et les bras, mais elle ne sait pas comment sortir de là-dessous et parvenir à surprendre sa sœur sans que celle-ci s’attribue la victoire. C’est qu’elle est rusée, Rachel, et mauvaise perdante, pour ça oui! Mais là encore, chaque fois qu’elle perd, Rachel se débrouille si bien que les adultes, attendris et hilares, lui accordent les points contestés.


Aujourd’hui, elles sont seules toutes les deux, et Floriane a décidé qu’elle ne céderait pas, "  même si je meurs sous ma brouette " ... Maintenant elle va gagner, et d’ailleurs, elle a déjà gagné: Rachel revient vers l’endroit où elle se tient toujours, tapie sous l’étuve de l'outil. Ses pieds traînent plus lentement sur la terre sèche, bousculent sans volonté les gravillons. Cela suffit pour deviner la moue qui resserre un peu la bouche cerise de Rachel, ses yeux noirs dépités. Soudain, l’enfant s’arrête, tout près du but insoupçonné et la seconde d’après, repart à toute allure dans la direction opposée; dans le champ de vision de Floriane la silhouette de la fillette apparaît en entier, à trente pas, au milieu du jardin de curé. Les mains de Rachel prennent appui sur la margelle du puits, ses pieds quittent le sol et le petit corps, un instant suspendu, bascule derrière les pierres du muret...


Pendant toute cette scène, Floriane  s’est figée, muette d’un hurlement intérieur qui l’étire et la déchire. Sans s’en rendre compte, elle est debout, flageolante, et entreprend à son tour la même course, trente pas  infinis qui se dérobent sous ses genoux liquéfiés.
Enfin la margelle est là, à portée de ses mains moites. À l’instant où elles s’accrochent aux pierres dures et chaudes, cinq  doigts ronds et poussiéreux se posent sur les siens. Ce contact de chair brise brutalement la tension de Floriane. Sans un mot, elle attrape l’autre poignet et aide sa sœur à escalader le rempart pierreux. Puis toutes les deux, tremblantes et molles comme des tomates trop mûres se laissent glisser au sol, le dos calé contre le puits fatal.


- Hé ben, dis donc, … heureusement qu’elle est là, la grille !
- Tu t’es fait mal ? Montre un peu.
L’évaluation est vite faite : une belle éraflure au coude gauche, une autre sur la joue, entre l’œil et l’oreille, les mains striées comme le dessus d’un toast et, le plus grave, un énorme accroc sur la jupe rouge à volants, celle qui seyait si peu à Floriane et que Rachel porte comme une grâce.                                                                             - Mais aussi, c’est de ta faute, t’avais qu’à répondre !
-  … Et voilà, c’est encore moi!
Cette fois la remarque reste à l’intérieur parce qu’en même temps, Floriane se sent vraiment coupable, sans savoir au juste de quoi. Est-ce d’avoir voulu gagner au moins une fois, ou de n’avoir pas deviné que sa petite sœur irait au puits qui leur est pourtant bien défendu, malgré la grille salvatrice qui obture le vide, moins d’un mètre au-dessous du rebord...
De gros sanglots gonflent enfin les deux poitrines, les gorges nouées font très mal jusqu’à ce que, d’un bloc, leurs souffles se mêlent  enfin au milieu de grosses larmes qui lavent les joues rondes et veloutées de la poussière blanche qui les recouvre.

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