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10/11/2012

Sous les étoiles de Néoules

 

Sous les étoiles de Néoules

Vous doutez-vous qu’il y a foule ?

La nuit d’ici ouvre la voie aux rêves

Qu’ Émile le conteur cueille sans trêve.

Ce soir,  il offre à l’auditoire sa chanson brève

 

Mais la nuit, la nuit noire de Néoules

N’est pas fille servile au conteur malhabile

Largant  son récit  au hasard versatile

 

 

« Sur le miroir glacé du lac, Camille pêche les comètes

              Qui s’y reflètent, vacillantes sous les risées nocturnes.

            À la pointe de la nuit, il accroche les lucioles célestes.

            Dans sa sacoche de brume, il amasse sa  parure d’étoiles.

 

  Camille destine sa pêche joaillière

            À Ludivine la Mutine,

             La gamine orpheline a touché son cœur solitaire.

             L’infante réfugiée au faîte d’une ruine fantasmée

             Par la grâce de songes patiemment semés

            A   campé la tour crénelée

   elle enjolive  son destin imaginaire.

 

   Autrefois, l‘homme logeait aux marges du village.

  Il ne songeait jamais  à la douceur  des mots anodins.

  Mais l’innocence  insolente a   chassé son  chagrin.

  La force de l’enfance a consolé ses larmes.

  Ludivine la Mutine dessine à force de charme 

 Sur les joues burinées  l’offrande souriante de doux  présages.

 

 

Mais l'héroïne s’ennuie en attendant son pêcheur de lune.

À force de guet  sur la margelle  fictive

Elle s’endort en oubliant sa veillée attentive.

Le pêcheur s’obstine à sa quête  de fortune

Aux éclats si fragiles que le point du jour assassine.

Là-haut, sur son parapet futile

Ludivine assoupie   frissonne et vacille

Son corps flexible tremble et penche vers l’infortune… »

 

 

—Émile, réveille-toi, romps là tes bavardages

            Alarme ton ami Camille

Car le sort est cruel pour la Mutine en péril

 

Oh la nuit, la nuit noire de Néoules

N’est pas tranquille pour les rêveurs puérils,

Insensibles aux  dangers des rêves abandonnés

 

             Captive de ses songes, Ludivine bascule dans le vide.

 La chute de l’Infante provoque un choc brutal

 Dans l’assemblée pétrifiée. La foule se presse  avide

Autour du petit corps éclaté, privé de souffle vital…

 

— Qu’as-tu donc en tête, sinistre conteur,

 Colporteur d’horreur ?

Repoussant  vivement les participants  impuissants,

Anéantis par le sort fatal de leur princesse endormie

Et l’absence coupable  de son  pêcheur  d’astres luisants,

Sur ce cri, la Gitane a surgi au milieu du public ébahi.

Sa longue silhouette se dresse auréolée de  jupons

Virevoltants, flammes de voiles vives  comme un blason.

 

Estella,  Estella, la foule murmure,

Estella diseuse de bonne aventure 

— Enfin, elle est revenue.  Que n’est-elle plus tôt survenue!

À défaut d’autres blâmes, la bohémienne magicienne

Se penche au sol et ramasse la poupée de chiffons.

En gestes tendres et précis,  elle caresse le pantin, restitue sa tenue

Le pose alangui sur  son cœur,  et  lance à l’adresse du conteur confondu

— Allons, Émile, faut-il encore  répéter ce message qui t’oblige

À éviter les cimes,  les marionnettes sont sujettes au vertige!

 

Oh la nuit, la nuit noire de Néoules

N’est pas limpide pour les rêveurs puérils,

Insensibles aux  dangers des rêves malmenés

Sous le firmament étincelant des étés étoilés.

 

 

 PS: Ce petit conte concocté pour l'atelier de Néoules, j'en ai remanié la chute, grâce à l'astuce de Christophe. Ce qui  m' a paru amusant, c'est l'attitude face à notre propre texte, où le regard collectif nous engage à modifier l'angle de vue. Comme la plupart des assistants, je crois, notre fin improvisée est bien meilleure que l'originale, simplement parce qu'alors, nous avions du recul par rapport au travail initial. 

 

09/09/2012

Merci Firmin!

Chères et fidèles souris discrètes, peut-être vous souviendrez-vous d’une allusion à un certain Firmin, remarque anodine qui m’avait échappé au printemps dernier, alors que je peaufinais la mise en mots de ma sentinelle du quai H, au destin  solitaire et mélancolique.

Jeanne n’a pas gagné le concours d’Orgon, mais elle m’a valu une discussion émouvante et charmante avec l’organisatrice du concours, Dominique Désormière  et quelques échanges sympathiques de lectrices.

Firmin est d’une autre trempe. Il est solide, tenace et chanceux.

Firmin m’a accompagné un moment et s’est imposé, de façon tout à fait irrationnelle quand j’ai imaginé concourir pour le prix Yolande Barbier.

Cette manifestation organisée à Hyères par Serge Casoetto   m’avait été présentée et même chaudement recommandée. Allez savoir pourquoi une petite voix vous glisse que ça ira, que c’est le bon choix ?

 

Firmin a guidé mes doigts sur le clavier, s’est dessiné un passé, des amours, des passions, des désirs et une volonté. J’ai obéi, j’ai écrit, je lui ai concocté une  trop longue nuit. J’ai adressé mon fichier Word bien dans les temps. Non, auparavant, j’ai demandé à Christophe une lecture à sa manière, lucide et bienveillante et ses précieuses remarques m’ont permis de décider de clore enfin les cinq pages de ce récit.

  

Et l’été s’est avancé, ponctué des visites et des rencontres qui nourrissent, des rires et des plaisirs menus du temps sans entrave.

Un matin, le téléphone sonne, et GéO me passe promptement l’appareil.

Une voix grave autant qu’inconnue m’informe que ma nouvelle est « nominée ». Empruntée par mon esprit d’escalier, je ne pose évidemment aucune des bonnes questions qui s’imposeraient en pareil cas, et me voilà livrée à mille incertitudes, si ce n’est que Firmin, comme l’avait été Jeanne, est retenu, son histoire joue dans la cour des grands, le dernier carré…

Alors, pendant que Philippe Mona et les enfants s’ébattent autour de la piscine, au cours des jours où Audrey et Mathis se reposent  en attendant le déclin de la chaleur, tout au long des découvertes du malicieux Mathis, j’entends une petite musique obsédante, qui me répète en boucle…

Firmin y tient, Firmin ne baissera pas les bras, tu dois rester confiante…

 Confiante ? Pas si facile.

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 Arrive le grand jour; Il fait un temps splendide sur le port d’Hyères.

 Soutenue par le son coloré d'un saxophone, la figure de proue du voilier étend ses ailes mordorées  pour appeler la foule auprès des artistes.

Dans la lumière dorée de cette fin d’après-midi, nous assistons depuis la salle Porquerolles de  l’espace nautique aux différentes prestations d’artistes du verbe, de la musique, de la danse, des peintres et des créateurs d’objets et de bijoux. Serge Casoetto, poète et conteur, a voulu ouvrir à tous les modes créatifs l’hommage à sa mère Yolande Barbier, qui a consacré une majeure partie de sa vie à promouvoir la vie artistique de sa ville.(  Détails sur le site référencé)

Vient la distribution des Prix.

Une cérémonie quand même !

Mon cœur saute de joie en entendant le nom de Véronique. Je connais sa nouvelle, je la sais très émouvante, et je suis heureuse que ses doutes soient contrariés. Dans le même temps, et l’âme humaine est ainsi faite, je me dis que c’est fichu pour moi, car il m’apparaît  que la loi du nombre interdise que deux « élèves » de Christophe soient récompensées. N’importe, le protocole se poursuit… Quatrième et  troisième prix sont décernés  à la grande joie des heureux récipiendaires. Le second prix voit s’envoler mes dernières illusions. Le maître de cérémonie reprend le micro et joue des nerfs de l’assistance. Moi, je me retranche déjà dans mon for intérieur, avoir été nominée, c’est déjà une forme de reconnaissance, n’est-ce-pas ?

J’entends de façon lointaine : 

Le premier prix de Littérature Yolande Barbier est attribué à Odile…

Un grand OUIII retentit et couvre le reste. Marie B à mes côtés prend mon bras, m’embrasse, me pousse en me glissant un «  j’en étais sûre, c’est toi ! »

Au passage, les visages illuminés de bonheur d’Annie et de Christine qui m’embrassent me font tellement plaisir… Déjà je ne touche plus terre.

 

Alors, éclate la joie, immense, de réaliser que c’est fait:  mes mots ont touché, mes phrases ont provoqué un écho, mes personnages sont de chair…

Un instant de grâce s’établit quand Serge Casoetto annonce la lecture d’un extrait de la nouvelle. Firmin   va s’incarner par la voix grave et vibrante du conteur. Je suis incroyablement émue-sereine parce qu’il a la tessiture qu’il faut. Parce que le rythme de sa lecture, le timbre de sa voix, les silences qu’il respecte sont la respiration de la mer, les efforts des pêcheurs, le désespoir de Firmin et sa Résurrection… Je suis comblée et ça, c’est le plus plus cadeau de ce premier prix.  


 

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Il me reste à ajouter quelques mots pour Christophe, qui figure à gauche sur la photo.  Par sa patience, sa rigueur, son souci d’intégrité face aux écrits, il nous aide  à assumer nos  mots, à les choisir sciemment, à maîtriser leur portée . Que ces quelques lignes soient l’occasion de le remercier pour sa présence  amicale et compréhensive.. Sa joie manifeste me va droit au cœur… Qu’il en soit remercié. 

27/06/2012

La sentinelle du quai H

 

La gare Saint Charles reflète la lumière de Marseille tout autant  que l’exubérance et  la disparité de ses habitants. Les barrières Vigipirate et la rénovation de la salle des pas perdus ne suffisent pas à interdire l’accès aux quais. Difficile de résister au plaisir d’accueillir parents et amis à la descente des trains. Ce jour-là j’avais en outre une bonne raison, puisque j’attendais mon neveu handicapé par une jambe plâtrée. Je m’étais ainsi glissée jusqu’à l’ultime repère, correspondant à la dernière voiture du convoi selon sa réservation.

 

Au bout du quai H, en attente du TGV de 18 heures 34, l’affluence ne cessait d’enfler. Parents âgés, adolescentes regroupées autour d’un téléphone high-tech, leurs rires explosifs à l’adresse des garçons solitaires assis sur le dossier des bancs publics,  coiffés de capuches aussi sombres que leurs regards. J’observais une fillette d’à peine quatre ans. Elle courait de plus en plus près des voies, et malgré moi, il me venait une furieuse envie de la rattraper avant sa chute prévisible. Je cherchais des yeux sa mère. Celle-ci,  accaparée par un monologue téléphonique, rappelait nonchalamment sa fille de temps à autre. Nullement impressionnée, l’enfant tournait et virait toujours plus rapidement, à la limite de l’équilibre.  Dans son élan, elle vint heurter une femme, immobile au bout du quai depuis fort longtemps. Au milieu du tableau mouvant de l’assistance, je ne lui avais prêté d’abord aucune attention. Elle semblait s’être fondue dans ce paysage de fond de gare, à la limite de la jetée de béton. Derrière elle, il n’y avait plus que les voies étincelantes dans le soleil de fin de journée, des stries métalliques qui semblaient filer vers le cirque de collines blanches cernant la ville.

 

L’impassibilité de cette femme avait éveillé ma curiosité. Elle aurait dû se pencher vers l’enfant en pleurs après sa chute,   ou bien manifester l’irritation d’avoir été bousculée.  Mais elle était restée figée, indifférente au petit drame à ses pieds. Grande et mince, elle portait une tenue  à l’élégance désuète. Sa coiffure aux cheveux argentés parfaitement mis en plis  achevait de composer une allure  démodée. Un détail toutefois détonnait curieusement dans cet ensemble, une touche excentrique inattendue constituée par une paire de lunettes de soleil, typique   d’un modèle fameux associé aux  aviateurs et aux pilotes sportifs.

  Je m’étais approchée la première pour relever la  petite victime en larmes. Je me confrontai alors à son visage sans regard. Dans le miroir glacé des verres foncés se reflétaient à l’infini  les perspectives  fuyantes  des voies ferrées, ponctuées de poteaux verticaux portant les câbles électriques, un paysage fumé et  barreaudé. Je n’avais pas pu lui adresser la parole.

 Le temps de relever l’enfant, sa mère arrivait à notre hauteur.

Cette  femme solitaire ne m’avait pas plus regardée qu’elle n’avait paru remarquer la scène dont elle était pourtant un élément déterminant. 

 

 

 

Quelque temps plus tard, j’étais invitée à dîner chez de bons amis, en compagnie d’un autre convive, journaliste et marseillais cocardier. Cet ami d’enfance, Charles–je-sais-tout,   a toujours assumé sans rougir le travers à l’origine de son surnom. Ce soir-là, la conversation s’était orientée sur la visite de mon neveu éclopé et je mentionnai l’incident de la gare. Mue par l’envie d’un bon mot,  je qualifiai la vieille dame immobile de « sentinelle endormie »; plaisamment, je répétai « la sentinelle du quai H », quand  Charles m’interrompit bruyamment:

—  Mais c’est exactement ce qu’elle est!

Son intervention ne pouvait pas me surprendre. Par pur réflexe, je répliquai vertement:

 —  Comment peux-tu le savoir?  Dans une ville comme la nôtre,  les personnes âgées et  élégantes ne manquent pas…

— Oui,   mais une femme au style vintage années 60 et portant des Ray ban datant de 1937,  figure-toi que sur ton quai de gare, ce ne peut être que Jeanne  Flammerge!

  Charles triomphait. Notre curiosité était assez éveillée, rien ne pouvait plus brider le plaisir de notre  conteur :

—   C’est une figure bien connue ici, tu sais! Maintenant,  elle doit être septuagénaire, au moins. De toute sa vie, elle n’a jamais quitté Marseille, ni même sa maison natale. Personne n’est lié à la ville mieux qu’elle …

 Satisfait de son effet, Charles savourait son café à petites gorgées.  Malgré moi, j’étais prête à le supplier de continuer, mais le bavard n’avait nul besoin de stimulation.

  —  Pour mieux vous faire comprendre qui est Jeanne, il faut remonter à loin, bien loin.  En fait, aux premiers mois de l’année 1944,  la zone libre n’existait plus depuis Novembre 42, les conditions de vie étaient devenues nettement plus difficiles! Je tiens l’histoire  de mon grand-père, un ami de la famille du docteur Flammerge, alors les détails… Début Avril 44 donc, le docteur et son épouse ont été arrêtés, le même jour mais pas ensemble : des histoires de soins aux résistants et de cachette pour les transfuges, que sais-je! Jeanne n’était encore qu’un bébé,   je dirais dans les deux ou trois ans. La famille comptait aussi une aînée nettement plus âgée, Josette, qui avait alors presque seize ans. Au bout de deux mois, elle a  fini par savoir que ses parents, comme d’autres prisonniers, étaient partis en convoi vers le Nord, mais les informations restaient imprécises. Je vous rappelle que ça commençait à « barder » sérieusement depuis le printemps, ici comme ailleurs.  Josette s’était occupée de sa sœur comme une véritable petite maman. Mais à l’été,  toujours sans nouvelles, elle s’est impatientée.  Elle a confié Jeanne à leurs  grands-parents.

 Charles jouissait manifestement de la tension de l’auditoire.  Il ménagea une courte pause avant de reprendre son récit.

 —  Alors notre Josette  est allée à la gare, flanquée de la grand-mère paternelle et de la petite. Elles l’ont accompagnée jusqu’au seul train en partance pour Paris, où la malheureuse pensait retrouver la trace de ses parents.  Pourquoi les grands-parents ne l’ont-ils pas retenue?  On était en Juillet.  Depuis le débarquement sur la côte Normande,    les alliés bombardaient sans relâche tous les points stratégiques: les usines, les casernes, les routes. Cette nuit-là,   la gare de Juvisy, en banlieue parisienne, a été soufflée, ravagée par un déluge de bombes.  On n’a plus jamais eu de nouvelles de Josette.   De sorte que les premiers et derniers souvenirs  de famille de Jeanne se situent à Saint Charles…

 Les huit convives gardèrent le silence un moment.  L’histoire paraissait aussi tragique qu’absurde.  Comme s’il avait deviné le cours de nos réflexions, Charles poursuivit :

 —  Aucun de nous n’a vécu cette période, c’est difficile à réaliser. Mais de nombreux drames identiques ont eu lieu.  Les grands-parents ont élevé la gamine.  Jeanne a suivi son chemin. Elle est devenue une avocate réputée. Mais elle est restée célibataire et n’a pas quitté la maison de la  rue Sainte Famille. Après sa retraite, quelque chose a changé. Trop de solitude sans doute. Jeanne a commencé à fréquenter la gare,   toujours en fin d’après-midi.

 —  Admettons, mais pourquoi s’affuble-t-elle de telles lunettes?  Pourquoi cet accessoire particulier?  Son regard inaccessible,   c’est… Comme un miroir sans tain qui  l’empêche de voir  le monde réel.

 —  Sans doute.  Ces lunettes appartenaient aux pilotes anglais que les Flammerge ont dû héberger rue Sainte Famille.  Elles seraient devenues une sorte de talisman qui permet à Jeanne de voir au-delà du bout des rails.  C’est ainsi qu’elle guette le retour de sa famille.  Elle est la sentinelle du passé  et tant qu’elle attendra,  elle protégera les victimes de l’oubli.

 Je suis revenue quelquefois attendre des proches au train de 18 heures 34.

 Au bout du quai H, la longue silhouette immobile guettait inlassablement le retour improbable de ses voyageurs. Tournant le dos à la foule, insensible au joyeux brouhaha, la sentinelle du quai H assurait fidèlement  sa faction.

Jusqu’à ce jour où, jetant mon coup d’œil coutumier vers le fond de la gare, l’agitation inhabituelle et les uniformes du SAMU m’ont alertée d’une appréhension inquiétante. Mêlée aux curieux, j’ai attendu le passage des secouristes. Sur la civière guidée par une équipe d’urgentistes,  ma sentinelle gisait, inerte. Elle avait perdu ses lunettes, et je découvrais enfin ses traits à nu, les paupières closes sur un visage  couleur de cendres. Un rideau de plomb tiré sur la veille de la sentinelle.

 Sa quête était interrompue, pour combien de temps ?

 Instantanément, j’ai compris l’ampleur du désastre.

 Ce n’est pas seulement  le départ de Jeanne qu’il nous faut redouter.

Qui, dorénavant, viendra accueillir les fantômes de l’Histoire?

 

 

© cette nouvelle, présentée au concours d'Orgon, n'est pas libre de droit.

Merci de me contacter avant toute  copie, même partielle.

 

19/06/2012

Complainte d'o(s)

Depuis plus d’un mois, mon corps se joue une étrange chorégraphie aux résonances discordantes.

Un accord plaqué sur le matelas, la mise en ondes douloureuses des cartilages pincés, clic clac, le piège s’est refermé sur un nerf violemment mordu.

Cahin-caha, pouvais-je accepter sans rétorquer l’intrusion maligne de Dame Vieillesse ?

Au stretching je suis allée chercher secours… Peine grandement perdue, l’inflammation a éclaté en feu d’artifice.

Dommage, de l’extérieur, on ne voit rien…

Mais à l’intérieur, j'imagine  la danse des vertèbres:  spectacle fulgurant et  bondissant,  ruades et pirouettes, sauts de cabri et roulades twistées…N’en jetez plus,  par pitié, mon dos  plie sous la torture,  ma vie s’est rétrécie aux ardeurs de la douleur.

 

C’est la danse des vertèbres

Allez savoir qui commence

Cervicales en transes funèbres

Dorsales  livrées à la démence

 

J’ai beau me répéter qu’au moins je suis vivante

Que mal d’os n’est ni  fatal, ni sujet à  guérison

Ce corps qui joue du violon sur les cordes de mes tendons

Cette colonne qui ne soutient  plus rien

 Usée  nuit et jour par  ce mal de chien

J’en divorcerais volontiers séance tenante !

 

 

Mais  quand bien même  parviendrais-je à virer proprement à la poubelle les oripeaux de cette enveloppe racornie, où pourrais-je bien aller habiter ?

Dilemme inexorable :  à quelle nouvelle peau confier mon entité?

Mine de rien,  en toute convivialité,   nous avons fait du chemin. 

Vicissitudes  certes, mais fidélité jusqu’à l’extrémité, tel est notre sort commun.

Amen !

Heureusement, un regard, un sourire, et tout s’oublie…

arthrose, mal de dos, vertèbres, sourire de Mathis

Dîner d'amitié et joies familiales compensent largement les petits malheurs de l'âge.

12/05/2012

Couleurs de l'âme

Sous mon clavier, il y a un Firmin qui trépigne pour prendre vie en ce moment. Je lui concocte doucement une longue nuit, dont je ne vous parlerais pas plus avant… Mais Christophe, notre "Maître d'activités" nous ayant demandé de réaliser une description de lieu sous l'influence contrariée de deux états d'âme différents, Firmin en a profité et s'est incrusté dans un décor que je n'avais guère songé à lui octroyer…

Vient la tentation de vous en faire profiter. Après tout, Firmin a atteint son but, il existe et je connais sa fierté. Firmin aime la terre de Provence, il aime la chaleur sèche et est ravi de la promenade. J'espère que  vous apprécierez cette balade au fil de ses états d'âme …



 

Printemps

 

Aveuglé par la luminosité du petit matin, Firmin s’arrête un instant sur le seuil de la maison, cligne des yeux quelques minutes avant de s’habituer à la clarté trop blanche  de l’aube. Il est à peine six heures,  en ce matin du 6 juin, et sa colline commence à s’éveiller doucement sous la douceur du ciel à l’azur transparent,  luisant à peine  sous le rayonnement oblique du soleil. Son regard capte d’abord la barrière de couleurs vives où le vermillon tranchant des géraniums et  les camaieux mauves des pétunias alternent dans les pots qu’Éliette, sa femme, a soigneusement transplantés comme chaque printemps.  Elle délimite ainsi l’espace de la terrasse,   un quadrilatère mi-herbu mi- gravillonné, où trône un majestueux tilleul à l’ombre fraîche, idéal pour accueillir la table des repas.

 

Firmin et Éliette ont acheté, il y a plus de quarante ans maintenant, cette ferme abandonnée dans l’arrière-pays varois alors que leurs enfants étaient encore en âge scolaire. Un point de chute formidable pour les vacances en famille, une bouchée de pain pour une masure certes en piteux état, mais entourée d’un espace extraordinaire pour les enfants, un hectare de friche maquisarde qui permettait aux petits Parisiens de connaître une détente au grand air, sans contraintes de voisinage. De plus, à l’époque, on pouvait encore voir la mer depuis la façade de la maison, la côte n’étant qu’à six kilomètres en contrebas, un saut de puce pour rejoindre le voilier accosté dans le port tout proche.

 

Firmin s’étire une nouvelle fois devant le spectacle doré. Certes, les toitures cannelées des villas récentes  ont relevé progressivement l’horizon et masquent maintenant en grande partie le miroitement bleuté au fond du panorama. Le beige rosé des tuiles se mêle au vert sombre des chênes et des pins. Au début, Éliette et lui se sont insurgés, puis ils se sont habitués à la modification du paysage. Tant qu’une façade criarde, une verrue de béton percée de fenêtres indiscrètes ne s’érigerait pas comme une tour offensive devant leurs yeux…   Mais Firmin est resté ferme sur ses positions et a toujours refusé de céder les arpents sollicités par les promoteurs. Au moins, il leur reste l’espace, même si les enfants y viennent moins souvent avec leurs progénitures. Éliette et lui sont fidèles au poste dès le mois d’avril, et jusqu’aux premiers brouillards de Novembre, ils garderont maison ouverte pour qui souhaitera venir partager gîte et couvert à "la bastide". Cette maison au confort rustique est devenue au fil des années un refuge solide contre les tempêtes du monde, un havre de plus en plus confortable où célébrer les joies et les succès de leur tribu.

 

Comme tous les matins, Firmin entreprend le tour du propriétaire, à pas mesurés, sans presse. Il donne à Éliette le temps de se réveiller à son rythme dans la maison aménagée au fil des années. Il sait combien sa femme apprécie maintenant le ralentissement du rythme des journées.  Suivant un rituel instauré graduellement, il consacre d’abord son attention  aux quelques rangées de pieds de vigne. Témoins vigilants de la vaillance du vignoble,  des rosiers multicolores montent la garde devant chaque rang. Chacun d’eux rappelle un événement, le rouge vermillon pour  la naissance de Sabine leur fille, le rose tendre pour celle de  Simon le cadet. Le jaune célèbre leurs vingt-cinq ans de mariage. Firmin adresse aux fleurs pleinement épanouies un regard ému, les arbustes ploient sous les corolles veloutées, aux pétales serrés. Il s’engage entre les rangées de ceps bien alignés, où le feuillage s’est amplement développé, il inspecte quelques feuilles d’un œil expert, à la recherche de ces taches blanches ou marrons qui signeraient le passage d’insectes ou de parasites. Avec plaisir, il effleure du bout de ses doigts un peu gourds les embryons de rafles qui se forment déjà au sein du feuillage. Sous l’ombrage du vert profond, elles paraissent si pâles, presque blanches. Firmin sourit : comme la nature est bien faite !

 

 Le vieil homme a contourné la maison maintenant et entreprend de gravir la restanque derrière le mur nord. Son pas se fait plus lourd sur la terre rocailleuse. De petites pierres mal arrimées au sol  roulent sous ses pieds, il trébuche presque sur les accidents du terrain.

 

— Ouf, souffle-t-il en s’épongeant le front d’un large mouchoir , c’est bientôt plus de mon âge, ce terrain devient chaque jour plus pentu. Il faudra que je rappelle le nouveau jardinier  pour finir le nettoyage du sous-bois…

 

Demain, Firmin fêtera ses quatre-vingt-neuf ans, et il savoure par avance la perspective d’un tête-à-tête attendri que lui prépare à coup sûr  sa tendre Éliette.

 

 

 

 

 

Automne

 

Décidément, l’air devient plus frais en cette fin Septembre. Firmin remonte la fermeture éclair de son gilet et regrette déjà d’avoir oublié son écharpe posée sur une chaise de la chambre.  Debout sur la grosse pierre plate qui marque le seuil de la maison, il s’accoutume lentement à la lueur grise du lever du jour.  Derrière la crête de l’Estérel, à sa gauche, les premiers rougeoiements du soleil annoncent l’arrivée de la grosse boule flamboyante. Dans quelques minutes, l’astre paraîtra au-dessus  des roches rouges et l’embrasement sera total. Des années que Firmin se lève si tôt pour ne pas manquer l’apothéose matinale.

 

Mais ce matin, le regard du vieil homme se pose d’abord sur la rangée de poteries à la lisière de la terrasse. Malgré les arrosages crépusculaires, la sécheresse a eu raison de l’éclat des géraniums. Les dernières inflorescences dressent leur hampe d’incarnat éteint, les pétunias poussent leurs corolles flétries au bout des tiges dénudées. La danse lumineuse des couleurs s’est assoupie sous un voile de poussière, l’été finissant  a usé  aussi la vivacité des couleurs.

 

Firmin entreprend son tour de jardin rituel. Passant près du tilleul généreux qui ombrage toujours les déjeuners, il remarque les coussins des chaises qui ont été oubliés là la veille au soir. Bah, tant pis, il faudra bien les remplacer à la saison prochaine, si… Son cœur se sert et il se refuse à formuler plus avant sa pensée.

 

Les rosiers à l’entrée des vignes livrent vaillamment leurs derniers boutons de la saison. Quelques fleurs trop ouvertes  achèvent de se faner, le bout des pétales rouillés et recroquevillés témoigne de leur fatigue. Subtilité des roses alanguis  et des rouges ternis que l’éclat du soleil a patiné, décoloré comme un bouquet de mariage conservé sous cloche. 

 

Bientôt, la vigne rendra les armes, elle aussi. Les vendangeurs passeront demain, ils couperont d’un geste expert  les grappes noires  qui pèsent lourdement sur les ramures.  Une demi-journée suffira pour dépouiller les ceps de leurs efforts, et la vigne sèchera aux derniers souffle du vent ses feuilles roussies que personne ne viendra contempler cet automne.

 

Un soupir gonfle la poitrine de Firmin. Était-ce l’été de trop ?

Pourquoi la chaleur du midi s’est-elle montrée si harassante, au cœur de la belle saison? Pourquoi le vent a-t-il si souvent coupé leur souffle, les poussant à délaisser hamacs et chaises longues pour la pénombre fraîche de l’intérieur ? 

Son cœur se serre encore, et cette fois, Firmin ne refuse pas la grosse boule qui se noue dans sa gorge, qui broie sa poitrine et soulève une lame de fond qui noie d’un coup ses yeux. Après tout, cette vigne miniature, témoin de tous ses bonheurs, ne peut-elle pas aussi accueillir cette angoisse folle qui l’habite désormais ?  Assis à même le sol, seul au milieu des rangées de fruits promis à une récolte somptueuse, Firmin accepte de déverser sa détresse sur cette terre craquelée.

La fatigue d’Éliette, ses saignements de nez, ses vertiges multiples ont pris un nom hier. En baptisant les malaises de sa femme d’une désignation barbare, les médecins ont dressé un pronostic, ils ont tranché leur avenir d’un couperet  glacial.

Demain il faudra se battre.  Mais aujourd’hui, Firmin se terre une dernière fois au sein de cette nature rude et prodigue.  La poussière de la terre peut bien coller des rigoles grises sur ses joues  burinées, jamais autant qu’en ce jour, l’homme n’a perçu combien notre sort est lié au cycle des saisons. Hier, il est entré dans son hiver.  

 

                     

 

 

16/03/2012

Trente-six heures avant…

Travail ce jour sur l'idée que l'Apocalypse arrivera dans trente-six heures…

L'idée est d'abord dérangeante, surtout quand Christophe écarte d'emblée les recours aux adieux déchirants de nos êtres chers… Et puis, le crayon se met à aligner sur le papier des mots qui parlent de Moi…

Et finalement, j'accepte cette proposition. Simplement. S'il nous reste trente-six heures à vivre, que s'unissent une bonne fois mon âme et mon corps pour jouir de cette éternité!

 

Trente-six heures, le délai est très court !

 Mon esprit reste figé au bord de cet abîme,

 Impossible de choisir comment occuper le décompte…

 

Qu’est-ce qui pourrait me sembler plus important que la jouissance de l’air du petit matin qui emplit mes poumons,

 Me gonfler de cet instinct de vie, respirer, inspirer, aspirer, expirer… Non , pas ce mot-là…

 Retenir mon souffle et jouir de toutes les sensations

 Emplir à ras bord une mémoire qui explosera bientôt en un Néant étincelant.

 

Saisir en une seule brassée de souvenirs hurlant les corps de tous ceux que j’ai aimés, touchés, embrassés, enlacés, bercés, soignés, nourris, de la tendresse de mon amour…

 
 

Trente-six heures… Il en reste combien maintenant ?

 Ne pas s’affoler.

Il n’est plus temps de trancher et d’établir des priorités…

 Qu’ai-je fait du temps que j’ai gaspillé ?

Rien qui mérite qu’on y ancre une existence,

Puisque demain nous serons tous éparpillés

Dans le Grand Oubli…

 
 
 

Alors, j’irai là-haut…

 Tout en haut de la colline qui domine la mer

Et je me noierai à force de regarder les flots bleus.

 Je m’assiérai sur les pierres brûlantes de soleil,

 J’irradierai mon corps de lumière et de chaleur

  Et quand je saurai que ma peau desséchée sera saturée ,

Quand je ne capterai plus la lumière par mes yeux brûlés

 Quand mon corps ne sentira plus la joie du sang qui bat sous le derme

Alors, je saurai que le couperet est prêt  à  tomber

 

 

À l’ultime seconde, je sauterai dans la mer

 Je noierai l’idée même de mon existence sous l’écume trop blanche.

 

22/02/2012

Chacun son chemin…

le petit chemin, nouvelles, écritures, moulin des conte, lire à Hyères, Catherine Brutinel

 

La grippe battait rageusement sous mon dôme crânien samedi dernier quand la factrice est venue déposer un baume délicat destiné à mieux faire passer nos potions amères.

 

C’était l’édition 2011 du recueil des nouvelles du Moulin des Contes.

Autour du thème chacun son chemin,  les valeureux postulants ont battu leurs campagnes intimes, parcouru les déserts de leurs fantasmes,    balisé leurs sentiers intérieurs  comme  autant de petits poucets, pour finalement rendre leurs textes à la fin de l’été.

 

Pour ma part, je me suis lancée dans l’aventure en compagnie d’un  gentil fantôme…

Une anecdote familiale qui tenait presque du secret, tant son héroïne  a tardé à livrer  sa confidence, un soir de hasard. Et encore a-t-il fallu que la maladie libère les nœuds du tabou. La filiation change alors de regard, l’aïeule fragile acquiert tout à coup une part de mystère, dont elle ne lève qu’un tout petit pan.

À partir de quelques phrases rapportées, d’une lettre longtemps cachée,   je me suis mis en quête de retracer un double itinéraire imaginaire.

Le petit chemin, vieille ritournelle chantonnée par ma vieille Dame, devient un fil d’Ariane qu’il faut patiemment défiler pour exhumer une réalité historique tragique. Je m’y suis bien appliquée et je suis fière de mon récit, je vous le dis sans me vanter.

 

Je suis donc  reconnaissante à Catherine Brutinel et le jury  de l’association Lire  à Hyères de l’avoir adjoint aux nouvelles qui composent leur recueil.

La semaine prochaine, quand les dernières manifestations éructives de notre mal saisonnier  se seront définitivement rétractées, nous partirons en excursion sur les routes  et gravirons les ruelles pentues du centre ville  pour aller quérir   d’autres exemplaires  promis du précieux recueil.

 

 


26/10/2011

l'alpiniste

 

 

C’était elle qui avait pris le cliché.

Pourquoi a –telle éprouvé le besoin de le sortir de l’album ce matin ?

Lucie caresse la photo d’un doigt tremblant.

- Heureusement qu’à l’époque, on prenait encore des photo papier, soupire-t-elle.

Par la fenêtre, elle voit la masse formidable  du Massif, et la face grise de l’Aiguille de la Vanoise. Sur la photo qui tremble entre ses doigts, l’angle de vue est exactement le même :  en face de l’aplomb d’une centaine de mètres qui ouvre les «affaires sérieuses » de la course. À partir de ce point-là, on est sur une pente à soixante pour cent, l’encordage est obligatoire…

Malgré la clarté ensoleillée de la matinée, elle sait bien qu’on ne peut pas encore distinguer les grimpeurs,  même depuis la terrasse  du Fontanette, le restaurant d’altitude où elle  vit et travaille. Mentalement, elle rejoint la cordée qui va « faire »l’Aiguille aujourd’hui. Il leur faudra encore deux bonnes heures pour arriver exactement en face de la fenêtre, d’où le cliché qu’elle tient dans les mains a été pris, il y a quinze ans, déjà.

Lucie frissonne malgré elle et se penche par –dessus le dossier du fauteuil qu’elle a poussé devant la fenêtre. Elle ne peut s’empêcher de vérifier encore une fois que la vue  depuis le siège est bien conforme. Elle s’en veut de se sentir si fébrile, alors qu’elle sait pertinemment qu’il n’y a rien à craindre, cette fois.

Son frère Marc est  un guide expérimenté. Savoyard pure souche, il  pratique la montagne depuis toujours. L’hiver en ski, dès la belle saison,  il ne pense plus que piolet, cordage, spits. Aussi,  s’il a décidé d’emmener Martin, son neveu, c’est qu’il sait que c’est le bon moment. Le temps est clair depuis au moins trois jours maintenant, et les prévisions météo franchement bonnes. Lucie ne doute pas que Martin, son fils de quinze ans, est maintenant fin prêt pour réaliser enfin cette course. Depuis des mois, la perspective de s’affronter à « la Petite Pasquier » l’a motivé à un entraînement drastique. Malgré ses craintes, légitimes, Lucie n’a pu que s’incliner.  La « Petite Pasquier » représente  une voie mythique pour  les  montagnards du massif de la Vanoise !

 

Cette première de Martin soulève des vagues d’émotions. Lucie  se souvient combien elle-même  et son frère Marc ont rêvé du jour où ils seraient enfin jugés dignes de s’attaquer à cette voie, un beau dénivelé de  350 mètres,  raide et athlétique contre une roche dure.

Techniquement, c’est l’épreuve initiatique  avec son dosage de passages difficiles, de pans escarpés et ombragés, froid comme une face Nord, avec un surplomb court mais délicat à mi-course, elle s’en souvient parfaitement, même si elle n’a plus jamais eu l’opportunité de s’y confronter depuis la naissance de Martin.

À nouveau, ses yeux reviennent à la photo ancienne. Elle sourit à l’évocation des circonstances de la prise de vue.  Elle venait de s’offrir alors un nouvel appareil photo, un Canon à focales variables,  grand angle, macro, zoom  avec un grossissement par sept , déjà énorme,  corrigé par un stabilisateur, du vrai matériel de pro… « Les marmottes de la Vanoise  auraient la vedette », on l’avait assez plaisanté sur sa  marotte photographique. Elle mourait d’envie de l’utiliser.  Et puisque sa maternité nouvelle l’empêchait de grimper, elle pouvait s’accaparer le massif par le biais de l’objectif…

En cette fin de printemps,   Marc et Philippe avaient décidé de s’offrir  en duo « la Petite Pasquier ,   en guise d’échauffement, avant l’arrivée des premiers clients… Toujours complices ces deux-là, même quand ils affectaient d’être rivaux. Philippe avait quand même l’avantage d’être, l’aîné des deux, et mettait volontiers en avant son expérience. Il n’hésitait jamais à rappeler qu’il connaissait mieux que Marc la plupart des sommets alpins mais aussi certaines pentes fameuses des Andes péruviennes, sans compter les deux voyages au Népal réalisés grâce à un client aussi original que richissime. Ces bonnes fortunes dataient d’avant son mariage avec Lucie et la naissance de Martin,   mais  Philippe aimait jouer encore de cette aura. Alors, une fois de plus, la dernière, Marc avait laissé le leadership à son ami et beau-frère.

 

 

L’esprit de Lucie est écartelé entre les deux horizons qui s’ouvrent devant ses yeux. Par la fenêtre, la roche grise de l’Aiguille  a perdu ses ombres bleutées du petit matin.  À huit heures, le soleil franchit enfin  la barrière de la Grande Casse,   la lumière devient plus crue, la muraille pierreuse blanchit, les reliefs s’affaissent. Encore une petite heure de marche,   et les grimpeurs du jour auront atteint le mur. Elle devra être en poste, mais elle ne s’affole pas, elle a déjà disposé son matériel à l’angle de la terrasse du restaurant, comme il y a quinze ans…

À quinze ans d’intervalle, elle s’apprête à prendre le même cliché…

Son cœur se serre.

C’est une grave erreur…

Et pourtant, Lucie refuse de s’avouer superstitieuse.

Le cliché est très net. Le fond rocheux de la paroi apparaît dans toute sa rugosité. L’ombre du grimpeur, le contour de son casque projeté sur la pierre accentue la profondeur des champs. Sous l’arrondi du casque, les cheveux châtains de Philippe s’échappent en boucles indisciplinées. À l’époque, malgré ses trente-cinq ans,  il conservait fièrement son allure d’adolescent. Pourtant, il était bel et bien père d’un fils  de six mois, pour lequel il projetait déjà toutes les étapes  de son apprentissage.

Dans  cette position de trois quarts dos, on pressent la vitalité et la hardiesse des gestes, la force de l’homme dans  l’effort. Philippe est collé à la paroi, tendu vers le haut du mur,  il est  relié à son équipier  vingt mètres en dessous  par une corde aussi vitale qu’un cordon ombilical ;  cette corde coule  de sa taille jusqu à sa cuisse. Impossible de voir son visage, mais qui le connaît bien sait qu’il est juste concentré dans l’action.

Voilà, c’était moins de trois minutes avant que le drame n’ arrive.

Ce qu’on ne voit pas sur la photo, c’est le plongeon de l’homme, quelques minutes après.   Pendant qu’elle guettait dans son viseur l’apparition de Marc, avec le décalage dû à la distance de sécurité entre les deux encordés, l’homme de tête avait déjà franchi l’arête bosselée qui limite le surplomb. En prenant pied sur le ressaut  au-dessus du dévers, il était sorti du champ de vision de Lucie, la dièdre inclinant à gauche la roche en un léger repli. C’est souvent la surprise, les plans invisibles que le soleil n’éclaire jamais. La plaque de glace attendait là, en embuscade. Comment un grimpeur aussi expérimenté que Philippe a-t-il pu l’ignorer ?

Longtemps, Marc a retenu le corps de Philippe qui s’est violemment balancé, après une chute de quarante mètres. Son premier réflexe a été d’assurer la prise par deux nouveaux mousquetons hâtivement clipés, mais cramponné à la paroi,  il n’a pu qu’essayer d’amortir le balan, choqué par le silence de son ami…

 

Lucie est froide maintenant.

Regarder la photo, c’est revivre à l’infini ce moment tragique, l’accident  qui a basculé leur vie. En évoquant  les événements de ce matin maudit, ses mains agissent sans qu’elle en ait vraiment conscience. Elle a numérisé la photo,  puis elle a cliqué sur le programme de retouche de son ordinateur. Dire qu’elle sait ce qu’elle prépare, qu’elle suit une idée précise? Non, elle agit comme une somnambule, l’esprit scindé en deux… Sur la même paroi, en ce moment, Marc et  Martin   s’apprêtent à attaquer le mur abrupt,  il leur faudra une bonne heure. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle pourra prendre les photos, comme il y a quinze ans, sans émotion, sans penser surtout. Puis viendra le dévers, et le surplomb…

 

Lucie a quitté à regret la chambre, la fenêtre et le fauteuil. Depuis la terrasse du restaurant, les possibilités de cadrage sont plus ouvertes. Quand elle aperçoit enfin les grimpeurs, elle les immortalise longuement, l’un après l’autre, tendus qu’ils sont eux aussi dans leurs efforts. Puis elle change l’objectif du nouvel appareil, élargit le plan, les saisit tous les deux ensemble, ce qui demande du champ.

 Satisfaite, elle rentre enfin et s’active à intégrer les photos nouvelles. Sans réfléchir, elle les copie dans le fichier qu’elle vient d’ouvrir pour numériser le cliché d’autrefois. Ses doigts s’affairent sur le clavier tandis qu’elle suit mentalement les grimpeurs dans les derniers mètres qui les séparent du sommet. Là, ils vont souffler un moment, éperdus d’admiration devant le panorama conquis. Ils se sentiront  à l’égal des dieux créateurs, le temps de reprendre souffle. Puis Marc engagera Martin à boire son lait chocolaté pour recharger les accus, et la descente s’engagera, lente, prudente, presque toute en rappel.

 

 Sans qu’elle se souvienne l’avoir commandé, l’imprimante a craché les pixels reconstitués sur le papier glacé. La nouvelle photo n’est pas aussi nette que l’original, comme toujours avec le matériel informatique, mais le résultat est quand même satisfaisant.

Lucie revient alors vers le fauteuil roulant toujours immobilisé devant la fenêtre. Elle se penche  sur  l’homme  immobile, calé là  depuis si longtemps. Mais le temps n’a plus de prise sur lui.

 Elle porte le cliché modifié devant ses yeux, afin qu’il puisse contempler la scène. Sur le plan élargi, il y a maintenant trois grimpeurs. Martin  au milieu, Marc ferme la cordée… Mais le premier, celui qui guide et ouvre le passage, c’est Philippe,   l’homme d’avant, le fier ouvreur.

- Tu vois mon chéri,  souffle-t-elle en se penchant sur son oreille, toi aussi , tu grimpes avec eux…