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24/12/2013

La migraine de Noël

 En cet hiver humide, imaginez, discrètes souris lectrices,   une immense demeure bâtie en rondins  d’arbres centenaires.  Malgré son aspect débonnaire et chaleureux, la maison perdue au fond d’une sombre forêt abrite deux enfants abandonnés qui  tentent de survivre aux soins attentifs de L’Ogresse.  Ils n’ont guère plus de dix ans tous deux et vous dire comment ils sont arrivés jusqu’à l’antre de cette femme aussi laide qu’énorme nous détournerait de notre propos, vous lecteurs à la recherche d’un divertissement de saison et votre modeste rapporteuse  d’histoire.

Nos deux gamins, répliques contemporaines de Hansel et Gretel, regrettent tous les jours le méchant sort qui leur est fait, bien que la mégère prétende pourvoir à leurs besoins. Du matin au soir, Gary et Élodie vaquent aux tâches multiples  ordonnées par la géante vigilante, laquelle répond néanmoins au doux nom de Célimène. La geôlière monte bonne garde et se montre implacable quand les résultats des travaux ne lui conviennent pas.  Mais il est au moins un domaine où Célimène la sans-cœur se laisse facilement attendrir.  Notre Ogresse est gourmande, comme il se doit, et les deux enfants ont appris à développer leurs talents culinaires. Aussi se hâtent-ils volontiers d’effectuer les corvées de nettoyage, lessive, raccommodage et plomberie que nécessite l’état de la vaste habitation pour regagner au plus tôt la cuisine. Dans cette pièce chaleureuse, Gary et Élodie sont devenus de véritables chefs et n’ont pas leur pareil au fourneau pour rôtir les cuissots de chevreuil,   confectionner des tourtes aux champignons variés,   dresser de voluptueux desserts à base de miel, de noisettes ou de fraises des bois, selon la saison… Souvent Célimène s’installe dans son fauteuil au bout de la longue table de bois ; elle suit les activités de ses cuistots d’un œil dépourvu de son éternelle méfiance. Il règne alors dans la salle une atmosphère détendue malgré l’activité des préparatifs.  Les enfants soulagés rient, racontent des historiettes ou  chantent à pleine voix pour s’encourager à inventer de nouvelles recettes de sauces. Si vous prêtez bien l’oreille, vous pouvez même entendre derrière leurs voix claires et cristallines un accompagnement sourd et grave : Célimène s’oublie jusqu’à accompagner  d’un raclement de gorge les refrains entonnés en battant les œufs au fouet ou en râpant de savoureuses racines.

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Or par cet après-midi tiède et pluvieux, Gary et Élodie négligent les  habituelles  besognes, malgré la longue liste dressée par la mégère avant son départ. L’absence de la marâtre sera longue, plus longue même qu’elle ne l’a calculée. Nos deux gamins ont ouvert en grand portes et fenêtres et leurs rires débordent dans la clairière qui s’étend autour de la maison des bois.  L’endroit habituellement désolé n’est plus déserté par les familles de lapins, blaireaux et ragondins, taupes et écureuils. Attirées par les éclats de joie,   quelques biches sont venues brouter avec leurs faons une herbe que le gel a épargnée.  Mêmes les oiseaux, que les cris de la mégère effraient d’ordinaire, ont décidé de participer au concert  improvisé. Il faut vous dire, à ce point de notre récit, que le petit peuple sylvestre redoute autant que les enfants l’humeur  volcanique et gourmande de Célimène, nombre d’entre eux en ont fait les frais.  Mais un mot d’ordre a voleté de nid en terrier, de bauge en tanière,   les animaux de la forêt ont convergé vers la maison. Assis sur le perron, Gary sourit à Élodie, leurs regards se reportent sur la grosse horloge qui scande de son tic-tac la mesure de la récréation. Aujourd’hui, le temps ne les presse plus. Ce soir, c’est Noël, et les Rennes du domaine forestier ont promis d’organiser autour de la planète le plus vaste embouteillage qui se puisse imaginer !  Il y aura tout au long de la nuit tant de  traîneaux contraints de s’arrêter au-dessus des cheminées fumantes, de courses entre les tours  gigantesques des banlieues,  de toits en villes piquetés d’antennes et de campagnes illuminées de guirlandes aveuglantes, mondialisation oblige, les tournées  de  distribution vont donner lieu à une manifestation interplanétaire. Certes, ce n’est pas de bonne grâce que les fidèles coursiers ont décidé de passer à l’action, mais à quel autre moment pourraient-ils faire valoir leur revendication? Et puis surtout, la Confédération Générale des Rennes en Colère a décidé d’agir ainsi pour offrir à nos héros un cadeau approprié. Gary et Élodie ne peuvent rêver de recevoir console de jeux ou voiture télécommandée, poupée starlette ou tablette électronique : le facteur ne leur a jamais livré de catalogue rutilant de tentations. Leur cadeau, ce sera l’absence de la marâtre, l’Ogresse restera coincée dans la cité, incapable de contourner les véhicules emmêlés, obligée d’attendre l’aube suivante  pour regagner ses pénates.  Gary et Élodie fêtent donc avec confiance  l’ événement : ils ont préparé de succulents  Weinachtspätschen qu’ils offrent à leurs amis réunis en chantant un refrain approprié :

Ô douce nuit, nuit de quiétude

Que les ramures bruissent à notre solitude,

Ce soir l’Ogresse est perdue, 

Notre  demeure ouverte au vent et à la lune,

Que les étoiles témoignent de   notre bonne fortune.

 

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Cependant, dans la ville voisine, l’animation bat son plein. Les passants se précipitent dans les magasins pour les ultimes achats du réveillon. Les trottoirs sont bondés de parents encombrés de parapluies et de paquets. Les chaussées ressemblent à un immense parking où tous les véhicules sont à l’arrêt, moteurs tournant à vide, la cacophonie des klaxons ne les délivre pas du mauvais sort qui les scotche au macadam. Aux carrefours, des agents impuissants inhalent vainement les gaz d’échappement. Au PC de la circulation, le directeur de la police s’arrache les cheveux devant les écrans qui traduisent tous la même réalité. Il a détaché toutes les forces dans les rues pour tenter de limiter les débordements et les excès prévisibles, mais  jusqu’ici c’est peine perdue.

Au poste qui lui a été assigné dans l’artère principale, l’inspectrice Hélène Durand suit des yeux l’embourbement progressif de la situation, sous un fin crachin d’hiver. L’humidité ambiante ajoute encore à la difficulté générale. Comme la plupart de ses collègues, Hélène ne tente plus de réguler les soubresauts des voitures, motos et camionnettes dont les chauffeurs se battent pour gagner dix centimètres. Elle se contente d’observer la foule, de repérer les éventuels pickpockets ou les fêtards déjà éméchés qui pourraient avoir besoin d’aide. C’est tout à fait par hasard qu’elle remarque une femme à la silhouette impressionnante,  dont la chevelure flamboyante se détache largement au-dessus des autres têtes.  Sur le même trottoir, la matrone se déplace avec énergie malgré les obstacles et Hélène s’apprête à intervenir en constatant qu’elle utilise ses nombreux paquets comme projectiles destinés à lui ouvrir le chemin. Au moment où la femme atteint son niveau, Hélène se meut vers elle pour lui enjoindre un peu plus de contrôle, quand elle assiste à une scène qui la désarçonne: la géante se détourne brusquement vers la chaussée où une camionnette se tient arrêtée depuis lurette, toutes vitres ouvertes pour chasser la buée. Le chargement de paquets est visible, et la grosse femme déterminée. Elle plonge sa main gigantesque dans l’amas de colis, en tire une boîte dont elle déchire frénétiquement le carton pour en extraire une panoplie de guerrier romain. Continuant à détruire l’emballage, malgré les cris du conducteur furieux du pillage, la contrevenante s’empare d’un glaive en plastique et le brandit au-dessus de sa tête. Aussitôt, le jouet dérisoire s’allonge démesurément, et se métamorphose en un javelot étincelant que la sorcière enjambe derechef.  L’attelage singulier s’élève en tanguant d’abord un tantinet. Comme aimantée par un point du ciel, la femme à califourchon gagne en hauteur,  dépasse les voitures, monte toujours, atteint les toits des bâtiments.  Dans la rue, tous les témoins regardent en l’air et se frottent les yeux, accablés. Les bouches arrondies de stupeur ne laissent passer aucun commentaire, tous sont certains d’avoir la berlue.

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Hélène se reprend la première, elle sort de sa sidération, réalisant que le prodige n’annonce rien de bon. Les honnêtes gens ont-ils besoin d’avoir recours à des pratiques aussi extraordinaires ?  En professionnelle de l’ordre, l'inspectrice  cherche énergiquement le moyen de rattraper la fuyarde, ne serait-ce que pour comprendre  le mécanisme d’un tel envol. Elle doit pourtant lutter d’abord contre la violente migraine qui s’installe dans son esprit en alerte. Pressentant un court-circuit neuronal imminent, elle sort de sa poche le tube de comprimés  antidouleur dont elle ne se départit jamais, et en avale une poignée d’un coup.  Dédaignant ses principes autant que son mal de tête, Hélène  se saisit d’un vieux vélo accoté au mât d’un lampadaire et entreprend de slalomer à son tour dans la marée des véhicules. Mais elle a beau pédaler avec vigueur, elle comprend vite l’inutilité de ses efforts. Sur le point de disparaître dans l’écrin obscur de la nuit tombée, la sorcière la nargue  en exécutant quelques acrobaties aériennes. Puis, comme dans un dessin animé pour enfant, la voilà qui accélère sa course et file vers les étoiles.

La jeune femme lutte contre le découragement, son esprit rationnel refuse d’accepter l’incongruité de la situation. C’est alors qu’elle ressent un choc contre la roue arrière de sa bicyclette, puis un curieux flottement  qui lui donne le vertige. Elle a l’impression de décoller à son tour et ferme les yeux pour éviter le malaise qui lui fait craindre tout à coup d’ avoir abusé de l’aspirine. La sensation d’ivresse perdure sous ses paupières closes, Hélène perçoit des points lumineux fugaces, elle sent ses joues glacées par une brise humide. Ses pieds continuent de pédaler frénétiquement, mais le mouvement est devenu si facile, si mou! Il lui faut de longues, longues minutes pour parvenir à ouvrir les yeux, et constater … qu’elle vole, oui, vraiment, elle évolue en surplomb de la ville toujours  engourdie, elle glisse sans effort dans l’obscurité, bien assise sur la selle du vélo, tenant le guidon entre ses mains crispées. Impossible de continuer à penser dans de telles conditions, Hélène se dit qu’elle a heurté le sol, qu’elle délire dans une ambulance, que le réveil ne va pas tarder à sonner , que ce rêve absurde s’achèvera au bout de la nuit…

Tout de même, il y a ce bruit de halètement qui enveloppe le songe. Lentement, la policière se décide à observer à nouveau sa situation, au prix d’un effort prodigieux, elle penche la tête et découvre, effarée, les bois de deux rennes insérés entre les rayons des roues. Au-dessous, ce sont les corps fuselés et puissants des animaux qui s’arrondissent puis se déploient au rythme d’un galop aérien de toute beauté. Hélène ne tente plus de raisonner, elle ne lutte plus, elle se contente d’apprécier la féerie de l’instant.

 Progressivement, les coursiers  ralentissent. Ils survolent un espace rond qui apparaît bientôt éclairé par la lumière des fenêtres d’une grande maison.  Les rennes se posent souplement dans la clairière au moment où Célimène, furieuse,   tente de pénétrer  dans sa demeure.  L’Ogresse tient toujours à la main le javelot qu’elle a chevauché. Pourtant, la surprise l’empêche de s’en servir contre la muraille animale qui protège l’entrée de son antre. Cerfs, biches, chevreuils en lignes serrées  en défendent l’accès, tandis que  dans ses pieds, des centaines de petits rongeurs courant entre ses jambes tentent de la faire chuter. 

 De mémoire de policière, jamais arrestation n’avait  paru  à la fois si facile et si déconcertante. Menottée par ses soins et gardée par un corps de geôliers aussi hétéroclite qu’invraisemblable, Célimène éructe et menace. Mais rien n’y fait.  Les renforts du service d’ordre finissent par découvrir la clairière au point du jour, c’est-à-dire quand la matinée de Noël est déjà bien entamée. Les animaux se sont discrètement dispersés à l’approche des hommes, Hélène  tire seule les honneurs de son fait d’armes. Ne comptez pas sur Gary et Élodie pour élucider les mystères de cette enquête, d’autant que les deux enfants exultent  à l’idée  de retrouver la civilisation, et leurs véritables parents. Toutefois, le retour aux contraintes de notre bas monde s’est avéré plus délicat pour  notre héroïne.  Ce coup d’éclat n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde et c’est d’un ton peu amène que son supérieur hiérarchique l’accueille au bureau.

— Alors, Hélène, cette migraine, c’était avant ou après les cocktails de Noël ? 

 

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Que ce conte de Noël vous  réjouisse et vous transmette mes voeux de fêtes sereines et joyeuses, farfelues sans retenue, mais complices et tendres autant qu'il se peut. 

10/11/2012

Sous les étoiles de Néoules

 

Sous les étoiles de Néoules

Vous doutez-vous qu’il y a foule ?

La nuit d’ici ouvre la voie aux rêves

Qu’ Émile le conteur cueille sans trêve.

Ce soir,  il offre à l’auditoire sa chanson brève

 

Mais la nuit, la nuit noire de Néoules

N’est pas fille servile au conteur malhabile

Largant  son récit  au hasard versatile

 

 

« Sur le miroir glacé du lac, Camille pêche les comètes

              Qui s’y reflètent, vacillantes sous les risées nocturnes.

            À la pointe de la nuit, il accroche les lucioles célestes.

            Dans sa sacoche de brume, il amasse sa  parure d’étoiles.

 

  Camille destine sa pêche joaillière

            À Ludivine la Mutine,

             La gamine orpheline a touché son cœur solitaire.

             L’infante réfugiée au faîte d’une ruine fantasmée

             Par la grâce de songes patiemment semés

            A   campé la tour crénelée

   elle enjolive  son destin imaginaire.

 

   Autrefois, l‘homme logeait aux marges du village.

  Il ne songeait jamais  à la douceur  des mots anodins.

  Mais l’innocence  insolente a   chassé son  chagrin.

  La force de l’enfance a consolé ses larmes.

  Ludivine la Mutine dessine à force de charme 

 Sur les joues burinées  l’offrande souriante de doux  présages.

 

 

Mais l'héroïne s’ennuie en attendant son pêcheur de lune.

À force de guet  sur la margelle  fictive

Elle s’endort en oubliant sa veillée attentive.

Le pêcheur s’obstine à sa quête  de fortune

Aux éclats si fragiles que le point du jour assassine.

Là-haut, sur son parapet futile

Ludivine assoupie   frissonne et vacille

Son corps flexible tremble et penche vers l’infortune… »

 

 

—Émile, réveille-toi, romps là tes bavardages

            Alarme ton ami Camille

Car le sort est cruel pour la Mutine en péril

 

Oh la nuit, la nuit noire de Néoules

N’est pas tranquille pour les rêveurs puérils,

Insensibles aux  dangers des rêves abandonnés

 

             Captive de ses songes, Ludivine bascule dans le vide.

 La chute de l’Infante provoque un choc brutal

 Dans l’assemblée pétrifiée. La foule se presse  avide

Autour du petit corps éclaté, privé de souffle vital…

 

— Qu’as-tu donc en tête, sinistre conteur,

 Colporteur d’horreur ?

Repoussant  vivement les participants  impuissants,

Anéantis par le sort fatal de leur princesse endormie

Et l’absence coupable  de son  pêcheur  d’astres luisants,

Sur ce cri, la Gitane a surgi au milieu du public ébahi.

Sa longue silhouette se dresse auréolée de  jupons

Virevoltants, flammes de voiles vives  comme un blason.

 

Estella,  Estella, la foule murmure,

Estella diseuse de bonne aventure 

— Enfin, elle est revenue.  Que n’est-elle plus tôt survenue!

À défaut d’autres blâmes, la bohémienne magicienne

Se penche au sol et ramasse la poupée de chiffons.

En gestes tendres et précis,  elle caresse le pantin, restitue sa tenue

Le pose alangui sur  son cœur,  et  lance à l’adresse du conteur confondu

— Allons, Émile, faut-il encore  répéter ce message qui t’oblige

À éviter les cimes,  les marionnettes sont sujettes au vertige!

 

Oh la nuit, la nuit noire de Néoules

N’est pas limpide pour les rêveurs puérils,

Insensibles aux  dangers des rêves malmenés

Sous le firmament étincelant des étés étoilés.

 

 

 PS: Ce petit conte concocté pour l'atelier de Néoules, j'en ai remanié la chute, grâce à l'astuce de Christophe. Ce qui  m' a paru amusant, c'est l'attitude face à notre propre texte, où le regard collectif nous engage à modifier l'angle de vue. Comme la plupart des assistants, je crois, notre fin improvisée est bien meilleure que l'originale, simplement parce qu'alors, nous avions du recul par rapport au travail initial. 

 

11/12/2011

Conte à rebours

 Noël, famille, préparatif fête, crèche

 

 Le compte à rebours est déjà enclenché pour beaucoup d'entre nous…

 N'empêche, même dans notre campagne, nos chiens apprécient la balade comme cadeau, quand il s'agit de vadrouiller dans la colline pour y chercher la mousse douillette qui accueillera nos santons.

 Rituels de Noël,  les préparatifs affinent nos envies et tournent nos coeurs vers cette attente toujours renouvelée. Ce n'est même plus le symbole religieux qui nous étonne, la sacralisation de Noël s'accroche davantage à l'idée que cette fois, la fête sera complète, l'harmonie au rendez-vous de nos espoirs, la crise reléguée à  notre foie et nos soucis digestifs… 

Les laideurs et les angoisses de nos actualités vont devoir se faire la malle, partout alentour il n'est question que de festins, de mets savoureux, de surprises affectueuses et de plaisirs délicats offerts sans retenue ni décompte mesquin.

 On voudrait tous incarner non pas cet  enfant démuni, promesse d’un monde nouveau,   mais le tout puissant Père Noël pour effacer le temps d’un conte les déboires d’un quotidien plombé.

Plus d’enfants contraints à naître dans la misère, à la merci de la première bronchiolite passant  dans l’atmosphère. Plus de malades qui n’auraient pour tout horizon qu’un lit d’hôpital et une guirlande de pilules, plus d’errants sans toits ni repas, plus de haine jetée au visage de celui ou celle qu’on a adoré. Dans les bons contes de Noël, les diabétiques peuvent s’empiffrer de crottes en chocolat sans que leur insuline réagisse, les dissensions familiales s’évaporent comme neige au soleil, nos tirelires ne désemplissent plus, … Et les méchants se repentent de leurs mauvaises actions. Voyez, cette année, de Durban à Bruxelles, la hotte du bon-papa Noël s’est emplie de Promesses. Soyez rassurées, fidèles souris-lectrices, cette année s’achèvera sur un fantastique feu d’artifice de serments et d’engagements , c’est juré, c’est promis, c’est certain, Ils ont compris, Ils ont décidé de nous apporter la solution, il ne leur manque que notre confiance…

Les promesses n’engageant que ceux qui veulent bien y croire, dormez bonnes gens, dormez sur vos deux oreilles, dormez dans la  douceur ouatée, le temps  que s’écoule ce Conte à dormir debout.

 

 

 

 

23/06/2011

Chutes…

- Ça démarre très mal, cette journée… Ferais mieux  de rester couchée. Pas moyen pourtant… Plus de lait pour le prochain biberon.

Malgré le mal de tête lancinant qui l’a atteinte au plus profond de son sommeil, Sylviane sait qu’elle doit se procurer la précieuse poudre pour Lilly, avant qu’elle ne se réveille, d’ici moins d’une demi-heure. La pluie qui tambourine sur les vitres au moins aussi fort que la migraine vrille ses tempes la dissuade d’habiller les enfants pour sortir… Et puis surtout, éviter que le bébé de six mois ne se réveille avant qu’elle ait le temps de préparer le prochain ravitaillement.

Un coup d’œil au coin salon : Léo s’est levé et habillé seul, il a l’habitude… Il s’est aussi préparé son petit-déjeuner comme un grand, du haut de ses cinq ans : le paquet de biscuits traîne sur la moquette à côté du canapé et  sur la table basse une briquette de lait chocolaté écrasée témoignent de son autonomie.

- Je sors une seconde Léo, souffle-t-elle à son fils, tu restes avec Lilly, mais ne la réveille surtout pas…Je vais au coin de la rue chercher du lait, je reviens dans un quart d’heure…

Léo ne détourne même pas la tête de l’écran de la télé où il regarde les dessins animés depuis un bon moment. Il opine simplement  du chef pour montrer qu’il a compris, comme d’habitude.

 Dans sa hâte, Sylviane enfile son pantalon de survêtement par-dessus son pyjama, elle glisse le plus gros de ses cheveux rebelles dans le chouchou qui traîne sur le lavabo, endosse son vieux blouson  à capuche ; elle glisse le porte-monnaie déjà trop plat dans la poche et claque machinalement la porte derrière elle.

- J’aurais dû prendre la clé ! Tant pis, Léo m’ouvrira, mais ça risque de réveiller Lilly.

 Fugace pensée disparue aussitôt  tandis qu’elle se lance dans l’escalier du petit immeuble où elle occupe encore un deux pièces étriqué au troisième étage, sans ascenseur évidemment.

 

 

Resté seul, Léo en a assez de ces dessins animés déjà vus plusieurs fois. Il éprouve le besoin de se dégourdir les jambes et en traversant l’entrée que vient de quitter sa mère, il se saisit du ballon qu’il a laissé tomber là la veille, en remontant du square. Le souvenir brûlant de la gifle que lui a value son dernier tir dans l’appartement arrête son pied à temps. S’il cassait encore quelque chose, Maman serait furieuse. Et puis s’il drible, le bruit va réveiller Lilly…

Alors, il ouvre la porte de l’appartement ; sur le palier, il ne cassera rien…

 

Au début, le ballon roule doucement vers la porte de la voisine, la vieille, très vieille Madame Saboura. Un petit tacle professionnel permet d’éviter le choc contre le battant de bois, qui n’aurait pas manqué de faire sortir la voisine. Léo n’a guère envie qu’elle s’offre encore à le garder, avec ses vieux biscuits rassis… Mais il a poussé le ballon un rien trop fort et celui-ci roule vite vers les marches. Le voilà qui rebondit rapidement sur les degrés, prenant de la hauteur au fur et à mesure. La course de la sphère s’achève pile dans la porte de droite, au deuxième étage. Le choc est terrible pour les Dutellier, qui achèvent leur toilette.  Pour Robert Dutellier, c’est l’alarme qui ouvre la porte à sa paranoïa latente.  Il se persuade qu’il s’agit d’un tir d’arme à feu dans le hall de l’immeuble et somme Anne, sa femme, d’appeler la police, tandis qu’il s’enferme aux toilettes, histoire de laisser les voyous se calmer…

Sur le palier, le ballon reprend de la vigueur après ce heurt, il rebondit de plus belle jusqu’à la rampe, dont il attaque la tranche de trois-quart. Ce faisant il évite la porte de l’appartement de gauche et c’est dommage, car il aurait tiré de sa torpeur suicidaire Hervé Galinet, abruti par les curieux mélanges alcool-cannabis et  autres substances  inusitées avec lesquelles il lutte contre la dureté des temps. Galinet n’a rien entendu au fond de son brouillard cérébral. Pourtant dans sa cuisine, l’eau bout depuis un quart d’heure dans une casserole, elle  continue de déborder à gros flots sur le brûleur à gaz qui menace de s’éteindre sous les vagues bouillonnantes. Mais Hervé Galinet a oublié qu’il avait envie d’un café…

 

 Léo s’est élancé dans la cage d’escalier, à la poursuite de son ballon rouge et noir. Malgré ses cinq ans seulement, il a conscience que sa maladresse ne passera pas inaperçue. Il espère encore rattraper l’objet avant que l’un des voisins ne s’en mêle. Sans pitié, le  ballon prolonge sa descente infernale vers les appartements du premier. Du plat de la main courante, il atterrit en face sur la courbe du mur,    entraîné dans ce mouvement de va et vient par la synergie, la force de la chute multipliée par la vitesse des rebonds… La sphère caoutchoutée a acquis sa vitesse maximale quand elle percute la tête d’Adèle Saboura, de retour de ses courses matinales. Adèle, la voisine de Sylviane, a  atteint quatre-vingt-six ans et peine à marcher, mais pour rien au monde elle ne renoncerait à son appartement du troisième, qu’elle entretient seule, s’acharnant à refuser l’aide de la mairie pour les courses et les menus travaux. Agrippée à la rampe de la main droite,   sa canne dans la main gauche ne l’empêche pas de saisir les barreaux pour tirer  sur se bras et hisser ses pieds enflés, un degré après l’autre, les trois étages à grimper comme un défi journalier au temps qui passe. Elle a entendu les chocs successifs et deviné plus qu’elle n’a vu l’ombre du projectile. La violence de l’impact ne lui laisse aucune chance et tandis que son corps tout cassé s’affale par-dessus la rambarde, elle atteint le carrelage du hall  au rez-de-chaussée plus vite que l’objet assassin.  Le ballon marque une halte sur le palier du premier, brise au passage l’applique murale qui éclaire les parties communes. Il semble déconcerté par les morceaux de verre qui se déposent sur le parquet, zigzague un instant comme une boule de billard avant de rouler mollement vers la dernière volée de marches. Le premier degré franchit, sa chute infernale reprend, sans violence, comme s’il avait épuisé sa brutalité dans l’agression d’Adèle.

 

Léo saute maintenant les marches du plus vite qu’il le peut… S’il le pouvait, il descendrait sur la rampe, mais il n’est pas mûr encore pour imaginer de telles acrobaties. Alors il s’élance vaillamment dans le vide, bravant sa crainte de tomber comme son ballon… Il arrive sur le palier du premier étage, il n’a pas vu la chute de la vieille Adèle, il se tenait contre le mur et n’avait pas le panorama sur l’ensemble de la cage d’escalier… Mais il a entendu la résonance terrifiante de l’impact. Il n’aime pas la sensation du verre pilé sous les semelles de ses chaussons. Encore un étage, il est certain que son ballon n’ira pas plus loin que le hall de l’immeuble… Alors il pose le pied sur la marche suivante, encore une fois, il entend distinctement le dernier rebond du caoutchouc gonflé sur le dallage… Cette fois, Léo imagine tellement fort la butée de l’objet contre le portail de la rue, il se voit déjà en train de le ramasser et de remonter le plus rapidement possible auprès de Lilly…

À la troisième marche avant le sol, il réalise qu’il n’a pas la clé de l’appartement… Mais sa pensée disparaît dans l’éblouissement soudain de l’énorme boule de feu qui mange la cage d’escalier dans son dos. Il n’a même pas conscience du vacarme qui secoue  le quartier tout entier. Le souffle de l’explosion le propulse contre les conteneurs des poubelles comme une poussière minuscule et sa dernière pensée avant de s’évanouir est pour ce ballon qu’il voudrait ne plus lâcher… Un bien vilain ballon qui  lui a échappé sans ménagement, qui a provoqué tant de dégâts mais n’a pas su déranger la bonne personne. Dans l’appartement d’Hervé Galinet, l’eau a fini par éteindre la flamme de la cuisinière, laissant s’échapper le gaz. Les coups de boutoir répétés par les différentes chutes ont fini par ramener l’homme à l’envie de son jus matinal ; dans son semi coma, il a allumé les lumières sans sentir l’odeur putride des émanations… Les pompiers ont travaillé longtemps afin d’extraire les victimes ; personne ne pourra  jamais imputer au ballon le décès d’Adèle.

Léo, lui a compris, mais il n’a rien dit quand les pompiers l’ont enfin trouvé au milieu des gravats, recroquevillé dans le ventre éclaté des poubelles.   Il a bien trop peur que Maman lui confisque le ballon qu’il tient très fort contre son cœur.

 

 

 

08/02/2008

Chandeleur

C’est un dimanche d’arrache –cœur, sombre et triste, vide comme une journée sans âme, comme tous les dimanches depuis le départ d’Hervé.

Sabine range la vaisselle du déjeuner, remaniant en tous sens le moyen d’enjoliver la journée. Emmener Léa et Adrien au Parc de Sceaux, pour s’aérer et ne pas passer la journée entre télé et ordinateur, voir du monde, empêcher les enfants de lui poser encore et encore les éternelles questions sur un retour éventuel de Papa. Ce retour, elle n’y croit plus déjà, elle n’est même pas certaine d’en avoir envie, d’être capable d’accueillir ce mari prodigue et père déserteur…
Les mains sous le jet d’eau chaude, son regard plane par la fenêtre de la cuisine vers les frondaisons du parc, qui se devinent deux pâtés de maison au-delà du boulevard. Sous le gris de lourds nuages qui s’accumulent lentement, quelques ramures dénudées semblent vouloir griffer l’implacable ciel pluvieux de tous ces dimanches d’hiver. Sabine sent monter du fond d’elle-même la même rébellion contre la pluie, les pleurs, la lourdeur de cette solitude injuste sous laquelle elle ne veut plus ployer.
- Et si je leur préparais des crêpes ?
Ce n’est rien qu’un banal geste maternel, vite et bien malaxé dans le saladier, mais cette petite décision de rien du tout allège son coeur et enlève un poids considérable au fond de sa poitrine…
Sur le chemin du retour de promenade, Adrien est ravi de l’entendre chantonner et lui en fait la remarque.
- Ça fait longtemps que tu ne chantes plus, maman…

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Sur le gaz, Sabine a installé d’abord une casserole d’eau surmontée d’une assiette pour conserver les premières crêpes au chaud, puis elle huile la crêpière avant de la disposer sous les feux. Du haut de ses sept ans, Adrien ne la quitte pas d’une semelle, tellement content de participer aux opérations, il babille de tout et de rien, de sa petite voix encore aiguë. C’est lui qui pense aux bougies, relatant la tradition des chandelles, telle qu’elle a été racontée en classe. À l’acquiescement de sa mère, il se charge de ramener dans la cuisine toutes les chandelles, qu’il peut trouver dans l’appartement. Ce déménagement s’opère dans une discrétion telle que Léa sort de sa chambre, attirée par le chamboulement.

En très peu de temps, la cuisine est transformée en salle de fête. Les enfants installent leur lot de bougies partout, sur la table, le buffet, le rebord de la fenêtre, le haut du réfrigérateur. Léa profite de ses deux années et quelques centimètres d’avance pour essayer de prendre la direction des opérations, surtout pour allumer les chandelles à l’aide des grandes allumettes retrouvées on ne sait par quel hasard.
- Waouh ! c’est vachement beau, on se croirait à Noël !!!
Sabine se sent fondre, Noël a été tellement horrible à supporter, premier Noël de femme abandonnée, chagrin mêlé d’angoisse, incertitude absolue et obligation de faire semblant d’être bien… Pour les enfants, pour sa mère, qui les avait invités d’office, les inondant de bonnes paroles maladroites.
- Ah non, c’est mieux que Noël, tu vas voir, on va dîner ici, dans la cuisine…
Derechef, Léa installe un Cd dans l’appareil de la cuisine et monte le son au maximum afin d’accompagner les mélodies de leur chœur.
Par jeux, profitant de cette joie toute fraîche qu’elle retrouve, Sabine abandonne la spatule avec laquelle elle retourne habituellement ses crêpes et donne une petite impulsion sèche au manche de la crêpière… Des yeux, elle suit la galette fine qui se décolle de la poêle et s’envole vers le plafond, monte à l’assaut des meubles comme une feuille d’arbre entreprend sa chute, se contorsionne en spirale pour amorcer la descente rapide vers la surface plane de l’ustensile. Les enfants, surpris et ravis, hurlent ensemble
- Oh dis m’man, j’peux l’faire aussi ?
- D’accord, mais chacun son tour…
Intérieurement, Sabine calcule :Heureusement qu’il y en a déjà une bonne dizaine, si on en gâche trois ou quatre, ça n’ira pas loin.…
- Moi d’abord, moi d’abord !
Léa se voit attribuer le premier essai. Alors qu’elle s’apprête à imiter le petit geste sec que Sabine lui montre, Adrien s’écrie :
- Stop, arrêtez tout ! Ça va pas, y faut une pièce en or pour faire ça.
À sa mère et à sa soeur, il explique aussi, tout fier de sa science de la semaine, que la légende veut que le crêpier tienne serrée au creux de sa main une pièce d’or pendant l’opération de retournement en vol.
- Comme ça, si on réussit, on sera riche dans l’année… Tu te rends compte, Maman, si on devient riche avec plein de pièces d’or, Papa sera tellement surpris et content, il reviendra c’est sûr !

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02/01/2008

Trêves de Noël

Les invités sont arrivés au compte-goutte, dans l’après-midi pour la plupart, mais Jacqueline était déjà en cuisine depuis l’avant-veille. Elle n’avait requis l’aide que d’une seule des convives, sa sœur Martine, comme au temps de leur jeunesse. Ce n’était pas leur premier Noël commun, mais il y avait quand même un lustre que l’événement ne s’était pas produit. Pour ces jeunes sexagénaires, cette réunion de famille avait pris des allures de connivence après des années de distanciation. L’idée en était née simplement au cours de l’automne, à cause du décès d’une grand-tante un peu oubliée, qui les avait involontairement réunies en disparaissant définitivement de leur paysage familial.


Leurs enfants respectifs avaient accepté l’idée de ce grand Noël après quelques tergiversations avec les compagnons et conjoints ; mais justement, la rareté de la chose l’avait emporté sur les habitudes d’indépendance. Et puis les cousins s’étaient perdus de vue et s’amusaient déjà à l’idée de découvrir leur progéniture mutuelle. La commande au père Noël avaient vite pris des proportions inquiétantes jusqu’à une série d’appels téléphoniques, relayé par les aller-retour d’emails, et les budgets-cadeaux avaient retrouvé des plafonds moins exorbitants … Sauf pour Jacqueline, qui tenait à recevoir tout le monde « sur un pied d’égalité » et avait un peu triché avec son compte en banque, sacrifiant contre ses habitudes à l’idée d’un emprunt « revolving »…
- Après tout, on ne vit qu’une fois, je saurai bien m’en remettre en évitant les soldes de janvier.


Un menu enfant, un apéritif prolongé pour mener à l’heure H, l’ouverture des huîtres réservée aux maris de Martine et Jacqueline, Pierre et André. Martine apportera le saumon fumé « de chez mon traiteur, tu verras, il est formidable ! » et Jacqueline confectionnera la farce de la dinde dès vendredi.
« Avec le cognac et le réfrigérateur, ça ne craint rien… », Voilà la teneur de la dizaine d’appels téléphoniques entre les deux sœurs, qui ne se contactaient plus que pour leurs anniversaires et la bonne année.

Le grand jour est arrivé, la nervosité qu’elle a essayée d’éviter se manifeste quand même. Son fils Fabien et Sabine sont arrivés les premiers, sitôt la sieste du bébé achevée. Elle leur a réservé la chambre du rez-de-chaussée, puisque son petit-fils sera le plus jeune représentant de la nouvelle génération, les parents auront un accès direct pour surveiller leur bébé de trois mois. À peine sont-ils installés qu’arrivent Martine et Pierre. Le déchargement de la voiture est leur principal souci, mais André et Fabien devraient aider. Seulement Fabien se débat avec l’ouverture du lit pliant et ne se montre pas assez rapidement disponible. Martine ne peut retenir une remarque d’impatience devant « les jeunes qui sont de plus en plus perso ». Jacqueline s’en contrarie un brin, son fils « n’est encore qu’un tout jeune papa, il faut du temps pour se roder tout de même », mais Pierre et André se sont débrouillés pour entreposer les victuailles dans le sous-sol assez frais et le sujet retombe comme un soufflé.
Jacqueline en profite pour proposer à sa soeur le tour du propriétaire, en commençant par la chambre des jeunes, de sorte que Sabine pourra finir de s’installer tranquillement, on sait qu’avec son nourrisson, elle n’aura guère de répit entre deux biberons.
À l’étage, le palier débouche sur un long couloir qui dessert une série impressionnante de portes.
- Tu vois, je vous ai installés dans la chambre en face de la nôtre, tout près de la salle de bain. Il y a aussi la salle de douche au bout du couloir, et dans la chambre du fond, André a installé des matelas par terre, avec les deux lits de camps, c’est le dortoir pour tous les petits-enfants. Pour les couples, Delphine garde sa chambre avec Rodrigo, à côté de la vôtre. La porte en face, ce sera la chambre de Corinne et David, comme ça ils pourront intervenir au dortoir des gosses si c’est nécessaire, après tout ils auront leurs trois garçons près d’eux et enfin, Julien dans ma lingerie, que j’ai arrangée avec le canapé-lit, il est le seul célibataire, alors je pense que ça lui ira… En ce qui concerne les petites-filles, Amélie et Sarah n’ont qu’un an d’écart, elles se partageront le grand lit de la chambre des enfants… Ouf, qu’en penses-tu ?

- Ma foi, je suis surtout impressionnée par les dimensions de ta maison, c’est presque un château… Attends, je compte, ça te fait combien de chambres en tout ? Une en bas, la vôtre, la nôtre, celle de ta fille, le dortoir, cinq ah oui j’oublie encore celle que tu donnes à Corinne et David, plus ta lingerie comme tu dis, ça fait sept, tu fais comment pour le ménage ?
Jacqueline est un peu gênée, elle n’a pas prévu la réaction de sa sœur et s’en veut de provoquer un peu de jalousie, là où elle souhaite juste être accueillante. Mais c’est fait…


Dans le séjour, règne une certaine agitation autour du sapin. À leur tour sont arrivés justement Corinne, la fille de Martine et Pierre, accompagnée de son mari David et leurs trois garçons, François, Philippe et un petit dernier Olivier. Déjà passablement excités encore qu’un peu intimidés, ils se familiarisent avec les lieux en passant d’une pièce à l’autre, le salon où trône un majestueux sapin décoré et une crèche sur le buffet, la salle à manger où le couvert a été mis dès le matin, la cuisine, séparée par une vaste entrée assez sombre. Ils se sont faits tancer déjà deux ou trois fois parce qu’ »il ne faut pas crier près de la chambre du bébé », mais d’un tour à l’autre, ils oublient la consigne. Sabine commence à maugréer contre ce manque d’éducation, mais elle happe du regard le froncement de sourcil de sa belle-mère et se reprend à temps. C’est vrai, il faut y mettre chacun du sien, elle se l’est promis, mais elle aurait préféré un Noël plus calme pour se reposer enfin…


Retour à la cuisine : les petits-fours salés sont près à être réchauffés, Corinne propose son aide pour terminer les petits canapés , ce qui ne l’empêche nullement de repousser lestement ses trois lascars dont les doigts chapardent quelques amandes à chaque nouveau passage. Ses remarques sont proférées avec patience, presque mécaniquement. Sabine, à la recherche d’un coin d’évier pour nettoyer son biberon de dix-huit heures, s’amuse de la régularité mécanique des « non, Olivier, ça suffit François, j’ai dit non, Philippe… » proférés à nouveau dans l’autre sens cinq minutes plus tard… Ultérieurement, Sabine confiera à Fabien, son compagnon :
- C’est comme un déclic, je me suis vue à sa place dans quelques années, et je te jure, je me suis mis un post-it dans la cervelle : faut être plus efficace, sinon, on devient chèvre !

Enfin Julien, fils aîné de Martine, se présente avec sa fille Amélie, qu’il a dû passer chercher chez sa mère. Celle-ci a consenti à laisser Amélie profiter de ce réveillon extraordinaire. Elle-même a très peu connu l’oncle et la tante de son ex-mari, mais elle a convenu que ces retrouvailles valaient la peine, et puis, elle emmène Amélie en vacances dès le surlendemain, c’est bien pour la petite de fêter Noël avec son père… Julien se dit surtout heureux de revoir ses cousins, son divorce est encore récent, un grand Noël lui permet de flouter un peu le vague à l’âme qui n’est pas bien loin derrière les « hello, comment ça va, t’as pas changé… » de circonstance. Il espère aussi que sa mère sera assez accaparée pour oublier de faire peser sur lui ses regards de biche navrée, qui n’arrangent rien du tout, et aggravent plutôt la lourdeur de son cœur… Justement, c’est bien, sa soeur Corinne prend en main son installation à l’étage, André organise discrètement la descente des cadeaux de la voiture jusqu’au sous-sol et Amélie rejoint rapidement ses cousins déjà bien familiarisés. Elle découvre les lieux et fine mouche du haut de ses treize ans, commence à chercher où peuvent se cacher les paquets attendus… Évidemment, les garçons se joignent à la chasse, le circuit salon-salle-à- manger-cuisine reprend du service.

De fait, en cuisine, Jacqueline et Martine commencent à s’inquiéter, non pour la dinde qui rôtit à merveille, four baissé, il suffit qu’elle cuise à cœur maintenant, sans dessécher. Un grand tablier blanc jusqu’aux chevilles, Jacqueline tire à demi la grille qui supporte l’énorme plat et arrose régulièrement la bête monstrueuse dont la peau roussie gondole et éclate comme un chewing-gum soufflé. Ce qui rend Martine bien nerveuse après ses petits-enfants invariablement présents lors de l’opération.
- Allez jouer ailleurs vous quatre…
- Mais qu’est-ce qu’ils font quand même, Delphine et Rodrigo ? Il ne travaillait pas aujourd’hui je crois, Delphine m’a parlé de RTT pour tous les deux, je n’ai pas confondu. Enfin, c’est peut-être la circulation, quand même, je vais demander à André de les appeler sur leur portable…
C’est la troisième fois qu’André appelle sa fille, mais la messagerie accueille invariablement son questionnement.

Alors que les deux sœurs se sont résolues à commencer l’apéritif au salon, tant l’énervement des enfants grandit, la sonnette retentit enfin !
- La circulation bien sûr, comment traverser le carrefour Pompadour à cette heure-ci ! Le portable ? Oh, la batterie comme toujours, dès qu’on en a besoin, elle ne tient plus la charge. J’avais dit à Rodrigo de me le changer, mais il n’a pas eu le temps, moi non plus d’ailleurs.
- Enfin, vous êtes là, je crois qu’on peut commencer, comme vous connaissez la maison, vous vous installerez plus tard… Enzo, Sarah, venez vite faire la connaissance de vos petits cousins…


Pierre et André s’attellent donc enfin au service du champagne, bouchons qui sautent simultanément et flûtes inclinées vers les goulots pour éviter les pertes.
Martine s’inquiète :
- Et le Champomi, tu te souviens où les bouteilles ont été rangées ? Tu ne les a pas laissées dans la voiture au moins ?
Sa voix un peu aiguë est noyée dans le brouhaha général, les enfants se précipitent davantage sur les canapés et les petits-fours brûlants, qu’ils recrachent vivement dans une serviette parce qu’ils se sont brûlés.
Corinne et Delphine, tout à la joie de se retrouver après ces quelques années, ont perdu un peu la vigilance habituelle et semblent indifférentes aux verres vides de leurs enfants. Martine est donc repartie en cuisine, où elle tourne et vire sur elle-même sans mettre la main sur les précieuses boissons. C’est Fabien, de passage vers la chambre du bébé qui lui sauve la mise en lui montrant le réduit frais où sont entreposés généralement les bouteilles d’eau minérale et les sodas.
- Excuse-moi, je me sens un peu bête, je ne connais pas encore tous vos rangements…
- C’est rien ma petite tantine, ne t’affole pas, la fête ne fait que commencer, on a la nuit devant nous…
- Mais pas les enfants tout de même, il faudra bien les coucher…
- Tout de suite après les cadeaux ? Ah là, je te souhaite bien du courage si tu t’attaches à un tel programme… Ce soir, je crois qu’ils prendront leurs quartiers libres…

Avant la deuxième tournée d’apéritif, et pendant que les femmes de la maisonnée attirent les enfants sur la terrasse pour guetter la comète du Père Noël, jeu auquel même les préados se prêtent, tous les pères organisent la chaîne pour remonter les innombrables paquets du sous-sol et les installer autour du sapin. Il faut faire vite, les autres vont avoir froid dehors, et on attend encore André qui a un peu de mal à enfiler la houppelande défraîchie par les années de service. Père Noël, c’est un métier, il faut faire attention aux divers accessoires et la barbe de coton commence à s’effilocher sérieusement.
- J’avais pourtant rappelé à Jacqueline qu’il fallait arranger ça, mais elle s’est lancée dans tellement de choses à la fois, c’est bien d’elle, ce genre d …
- Oh, ça ne fait rien, papa, vous y êtes ? Ils s’impatientent dehors, souffle Delphine, venue aux nouvelles.
- Bon, ça ira, tu peux les faire rentrer.

S’ensuit un bon moment de tumulte, des Waous, des chouettes, des ça y est, je l’ai mon jeu, des bravos, des encore pour moi ? des t’as vu, ils ont l’air contents, non ? Ah dis donc, ça vaut le coup.…
L’excitation des enfants emporte d’un coup toutes les préoccupations, les tensions entre Delphine et Rodrigo et leur dispute au cours du trajet, la perspective de chômage qui guette David et le mine pour sa famille nombreuse, l’insupportable partage de sa fille unique pour Julien, la peur du lendemain non-maîtrisable pour Martine à l’orée de sa retraite…
- Mais, Fabien, je ne t’ai pas vu filmer ? Oh zut, je comptais sur toi…
- Mais enfin maman, j’avais Théo dans les bras…
- Tu pouvais laisser Sabine s’en occuper.… Oh, c’est bête cette histoire, je voulais quand même conserver un souvenir de tout ça…
- C’est pas grave, ma tantine Jacotte, je vous passerai nos photos numériques, avec un joli montage, c’est aussi bien qu’un film…
- Oui, mais… Merci Corinne, c’est gentil à toi.
Pour un peu, Jacqueline sentait une grosse boule dans sa gorge, et ses yeux mouillés, résultat de tant d’efforts et d’énervement pour parfaire ce moment magique.
- Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un petit raté qui gêne l’accomplissement absolu du rêve ?


Pendant que les enfants découvrent leurs jeux respectifs, et ne peuvent s’empêcher de regarder avec envie ceux des cousins, les deux grands-mères profitent d’un petit répit. Les jeunes pères, Julien, David, Rodrigo coupent les emballages, montent les pièces détachées, disposent les piles dans les logements prévus. Delphine et Corinne rattrapent leurs discussions perdues en ramassant les papiers et les emballages. André et Pierre se sont appropriés la cuisine pour l’ouverture des coquillages. Ils sont assez contents de se retrouver, d’établir à nouveau la complicité qu’ils partageaient quand leurs femmes se voyaient plus souvent. Ils n’ont jamais souhaité s’immiscer dans les mouvements d’humeur, les petites rivalités fraternelles que leur point de vue masculin range dans la catégorie "broutilles". D’ailleurs, leurs préoccupations passent plus par la case « combien de litres au cent » ou « tu t’en sors avec ton comptable ? » que par ces sempiternelles comparaisons des exploits de la progéniture…

C’est alors qu’explosent les premiers pleurs. Au milieu des nouveaux jouets, Olivier a marché sur la télécommande de la voiture d’Enzo, et c’est le premier drame… L’un pleure parce qu’il est tombé sur le derrière, l’autre parce qu’il croit son jouet abîmé.


C’est le signal qu’il est temps de penser au repas. Les enfants regroupés sur une table à part, pour laisser aux adultes le loisir de se consacrer à leur propre plaisir. Le service se répartit facilement, les bras ne manquent pas. Quand enfin, Jacqueline s’assoit à sa place, tous ses invités installés, son regard croise à l’autre bout de la table celui d’André, et elle se sent brutalement saisie d’une insurmontable émotion, gratitude mêlée d’angoisse. À nouveau, la vilaine boule s’installe dans sa gorge, ses yeux s’humectent. Elle se domine de son mieux, mais son trouble n’a échappé ni à André, ni à Fabien.
- Eh bien maman, qu’est-ce qui t’arrive ?
- Ce n’est rien, c’est que je suis si heureuse de vous voir tous ici ce soir… Je voudrais qu’on en garde un souvenir extraordinaire, qu’on ne puisse pas oublier cette soirée.…
Malgré le concert de protestations qui s’ensuit, elle ajoute dans son for intérieur : parce qu’avec ce qui nous attend en janvier, la visite à l’hôpital prévue pour la prostate d’André, qui peut dire ce qui nous est réservé?
Mais André justement est bien tranquille, il sait que sa femme aura la force de repousser encore ce gros souci. Ce soir, la priorité est de profiter de la fête, la maladie que le couple n’a pas divulguée restera éloignée de cette parenthèse.
Levant son verre plein de liquide ambré, il propose un toast à la tablée, le regard illuminé de tendresse vrillé dans les yeux de Jacqueline :
- Eh bien, buvons à la Joie qui nous réchauffe et au bonheur de vous réunir, Buvons à la trêve de Noël !

C’est le moment que choisit Enzo le finaud, pour lancer sa remarque :
- Vous avez vu, je crois que le Père Noël, il a mal aux pieds! Il a fait comme Papy, il avait les mêmes chaussons… Y va sûrement se faire gronder par sa femme en rentrant …
Ce qui prouve que toutes les trêves ne sont que des îlots éphémères de Paix, même dans les hautes sphères du Bonheur.