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23/06/2011

Chutes…

- Ça démarre très mal, cette journée… Ferais mieux  de rester couchée. Pas moyen pourtant… Plus de lait pour le prochain biberon.

Malgré le mal de tête lancinant qui l’a atteinte au plus profond de son sommeil, Sylviane sait qu’elle doit se procurer la précieuse poudre pour Lilly, avant qu’elle ne se réveille, d’ici moins d’une demi-heure. La pluie qui tambourine sur les vitres au moins aussi fort que la migraine vrille ses tempes la dissuade d’habiller les enfants pour sortir… Et puis surtout, éviter que le bébé de six mois ne se réveille avant qu’elle ait le temps de préparer le prochain ravitaillement.

Un coup d’œil au coin salon : Léo s’est levé et habillé seul, il a l’habitude… Il s’est aussi préparé son petit-déjeuner comme un grand, du haut de ses cinq ans : le paquet de biscuits traîne sur la moquette à côté du canapé et  sur la table basse une briquette de lait chocolaté écrasée témoignent de son autonomie.

- Je sors une seconde Léo, souffle-t-elle à son fils, tu restes avec Lilly, mais ne la réveille surtout pas…Je vais au coin de la rue chercher du lait, je reviens dans un quart d’heure…

Léo ne détourne même pas la tête de l’écran de la télé où il regarde les dessins animés depuis un bon moment. Il opine simplement  du chef pour montrer qu’il a compris, comme d’habitude.

 Dans sa hâte, Sylviane enfile son pantalon de survêtement par-dessus son pyjama, elle glisse le plus gros de ses cheveux rebelles dans le chouchou qui traîne sur le lavabo, endosse son vieux blouson  à capuche ; elle glisse le porte-monnaie déjà trop plat dans la poche et claque machinalement la porte derrière elle.

- J’aurais dû prendre la clé ! Tant pis, Léo m’ouvrira, mais ça risque de réveiller Lilly.

 Fugace pensée disparue aussitôt  tandis qu’elle se lance dans l’escalier du petit immeuble où elle occupe encore un deux pièces étriqué au troisième étage, sans ascenseur évidemment.

 

 

Resté seul, Léo en a assez de ces dessins animés déjà vus plusieurs fois. Il éprouve le besoin de se dégourdir les jambes et en traversant l’entrée que vient de quitter sa mère, il se saisit du ballon qu’il a laissé tomber là la veille, en remontant du square. Le souvenir brûlant de la gifle que lui a value son dernier tir dans l’appartement arrête son pied à temps. S’il cassait encore quelque chose, Maman serait furieuse. Et puis s’il drible, le bruit va réveiller Lilly…

Alors, il ouvre la porte de l’appartement ; sur le palier, il ne cassera rien…

 

Au début, le ballon roule doucement vers la porte de la voisine, la vieille, très vieille Madame Saboura. Un petit tacle professionnel permet d’éviter le choc contre le battant de bois, qui n’aurait pas manqué de faire sortir la voisine. Léo n’a guère envie qu’elle s’offre encore à le garder, avec ses vieux biscuits rassis… Mais il a poussé le ballon un rien trop fort et celui-ci roule vite vers les marches. Le voilà qui rebondit rapidement sur les degrés, prenant de la hauteur au fur et à mesure. La course de la sphère s’achève pile dans la porte de droite, au deuxième étage. Le choc est terrible pour les Dutellier, qui achèvent leur toilette.  Pour Robert Dutellier, c’est l’alarme qui ouvre la porte à sa paranoïa latente.  Il se persuade qu’il s’agit d’un tir d’arme à feu dans le hall de l’immeuble et somme Anne, sa femme, d’appeler la police, tandis qu’il s’enferme aux toilettes, histoire de laisser les voyous se calmer…

Sur le palier, le ballon reprend de la vigueur après ce heurt, il rebondit de plus belle jusqu’à la rampe, dont il attaque la tranche de trois-quart. Ce faisant il évite la porte de l’appartement de gauche et c’est dommage, car il aurait tiré de sa torpeur suicidaire Hervé Galinet, abruti par les curieux mélanges alcool-cannabis et  autres substances  inusitées avec lesquelles il lutte contre la dureté des temps. Galinet n’a rien entendu au fond de son brouillard cérébral. Pourtant dans sa cuisine, l’eau bout depuis un quart d’heure dans une casserole, elle  continue de déborder à gros flots sur le brûleur à gaz qui menace de s’éteindre sous les vagues bouillonnantes. Mais Hervé Galinet a oublié qu’il avait envie d’un café…

 

 Léo s’est élancé dans la cage d’escalier, à la poursuite de son ballon rouge et noir. Malgré ses cinq ans seulement, il a conscience que sa maladresse ne passera pas inaperçue. Il espère encore rattraper l’objet avant que l’un des voisins ne s’en mêle. Sans pitié, le  ballon prolonge sa descente infernale vers les appartements du premier. Du plat de la main courante, il atterrit en face sur la courbe du mur,    entraîné dans ce mouvement de va et vient par la synergie, la force de la chute multipliée par la vitesse des rebonds… La sphère caoutchoutée a acquis sa vitesse maximale quand elle percute la tête d’Adèle Saboura, de retour de ses courses matinales. Adèle, la voisine de Sylviane, a  atteint quatre-vingt-six ans et peine à marcher, mais pour rien au monde elle ne renoncerait à son appartement du troisième, qu’elle entretient seule, s’acharnant à refuser l’aide de la mairie pour les courses et les menus travaux. Agrippée à la rampe de la main droite,   sa canne dans la main gauche ne l’empêche pas de saisir les barreaux pour tirer  sur se bras et hisser ses pieds enflés, un degré après l’autre, les trois étages à grimper comme un défi journalier au temps qui passe. Elle a entendu les chocs successifs et deviné plus qu’elle n’a vu l’ombre du projectile. La violence de l’impact ne lui laisse aucune chance et tandis que son corps tout cassé s’affale par-dessus la rambarde, elle atteint le carrelage du hall  au rez-de-chaussée plus vite que l’objet assassin.  Le ballon marque une halte sur le palier du premier, brise au passage l’applique murale qui éclaire les parties communes. Il semble déconcerté par les morceaux de verre qui se déposent sur le parquet, zigzague un instant comme une boule de billard avant de rouler mollement vers la dernière volée de marches. Le premier degré franchit, sa chute infernale reprend, sans violence, comme s’il avait épuisé sa brutalité dans l’agression d’Adèle.

 

Léo saute maintenant les marches du plus vite qu’il le peut… S’il le pouvait, il descendrait sur la rampe, mais il n’est pas mûr encore pour imaginer de telles acrobaties. Alors il s’élance vaillamment dans le vide, bravant sa crainte de tomber comme son ballon… Il arrive sur le palier du premier étage, il n’a pas vu la chute de la vieille Adèle, il se tenait contre le mur et n’avait pas le panorama sur l’ensemble de la cage d’escalier… Mais il a entendu la résonance terrifiante de l’impact. Il n’aime pas la sensation du verre pilé sous les semelles de ses chaussons. Encore un étage, il est certain que son ballon n’ira pas plus loin que le hall de l’immeuble… Alors il pose le pied sur la marche suivante, encore une fois, il entend distinctement le dernier rebond du caoutchouc gonflé sur le dallage… Cette fois, Léo imagine tellement fort la butée de l’objet contre le portail de la rue, il se voit déjà en train de le ramasser et de remonter le plus rapidement possible auprès de Lilly…

À la troisième marche avant le sol, il réalise qu’il n’a pas la clé de l’appartement… Mais sa pensée disparaît dans l’éblouissement soudain de l’énorme boule de feu qui mange la cage d’escalier dans son dos. Il n’a même pas conscience du vacarme qui secoue  le quartier tout entier. Le souffle de l’explosion le propulse contre les conteneurs des poubelles comme une poussière minuscule et sa dernière pensée avant de s’évanouir est pour ce ballon qu’il voudrait ne plus lâcher… Un bien vilain ballon qui  lui a échappé sans ménagement, qui a provoqué tant de dégâts mais n’a pas su déranger la bonne personne. Dans l’appartement d’Hervé Galinet, l’eau a fini par éteindre la flamme de la cuisinière, laissant s’échapper le gaz. Les coups de boutoir répétés par les différentes chutes ont fini par ramener l’homme à l’envie de son jus matinal ; dans son semi coma, il a allumé les lumières sans sentir l’odeur putride des émanations… Les pompiers ont travaillé longtemps afin d’extraire les victimes ; personne ne pourra  jamais imputer au ballon le décès d’Adèle.

Léo, lui a compris, mais il n’a rien dit quand les pompiers l’ont enfin trouvé au milieu des gravats, recroquevillé dans le ventre éclaté des poubelles.   Il a bien trop peur que Maman lui confisque le ballon qu’il tient très fort contre son cœur.