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24/12/2013

La migraine de Noël

 En cet hiver humide, imaginez, discrètes souris lectrices,   une immense demeure bâtie en rondins  d’arbres centenaires.  Malgré son aspect débonnaire et chaleureux, la maison perdue au fond d’une sombre forêt abrite deux enfants abandonnés qui  tentent de survivre aux soins attentifs de L’Ogresse.  Ils n’ont guère plus de dix ans tous deux et vous dire comment ils sont arrivés jusqu’à l’antre de cette femme aussi laide qu’énorme nous détournerait de notre propos, vous lecteurs à la recherche d’un divertissement de saison et votre modeste rapporteuse  d’histoire.

Nos deux gamins, répliques contemporaines de Hansel et Gretel, regrettent tous les jours le méchant sort qui leur est fait, bien que la mégère prétende pourvoir à leurs besoins. Du matin au soir, Gary et Élodie vaquent aux tâches multiples  ordonnées par la géante vigilante, laquelle répond néanmoins au doux nom de Célimène. La geôlière monte bonne garde et se montre implacable quand les résultats des travaux ne lui conviennent pas.  Mais il est au moins un domaine où Célimène la sans-cœur se laisse facilement attendrir.  Notre Ogresse est gourmande, comme il se doit, et les deux enfants ont appris à développer leurs talents culinaires. Aussi se hâtent-ils volontiers d’effectuer les corvées de nettoyage, lessive, raccommodage et plomberie que nécessite l’état de la vaste habitation pour regagner au plus tôt la cuisine. Dans cette pièce chaleureuse, Gary et Élodie sont devenus de véritables chefs et n’ont pas leur pareil au fourneau pour rôtir les cuissots de chevreuil,   confectionner des tourtes aux champignons variés,   dresser de voluptueux desserts à base de miel, de noisettes ou de fraises des bois, selon la saison… Souvent Célimène s’installe dans son fauteuil au bout de la longue table de bois ; elle suit les activités de ses cuistots d’un œil dépourvu de son éternelle méfiance. Il règne alors dans la salle une atmosphère détendue malgré l’activité des préparatifs.  Les enfants soulagés rient, racontent des historiettes ou  chantent à pleine voix pour s’encourager à inventer de nouvelles recettes de sauces. Si vous prêtez bien l’oreille, vous pouvez même entendre derrière leurs voix claires et cristallines un accompagnement sourd et grave : Célimène s’oublie jusqu’à accompagner  d’un raclement de gorge les refrains entonnés en battant les œufs au fouet ou en râpant de savoureuses racines.

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Or par cet après-midi tiède et pluvieux, Gary et Élodie négligent les  habituelles  besognes, malgré la longue liste dressée par la mégère avant son départ. L’absence de la marâtre sera longue, plus longue même qu’elle ne l’a calculée. Nos deux gamins ont ouvert en grand portes et fenêtres et leurs rires débordent dans la clairière qui s’étend autour de la maison des bois.  L’endroit habituellement désolé n’est plus déserté par les familles de lapins, blaireaux et ragondins, taupes et écureuils. Attirées par les éclats de joie,   quelques biches sont venues brouter avec leurs faons une herbe que le gel a épargnée.  Mêmes les oiseaux, que les cris de la mégère effraient d’ordinaire, ont décidé de participer au concert  improvisé. Il faut vous dire, à ce point de notre récit, que le petit peuple sylvestre redoute autant que les enfants l’humeur  volcanique et gourmande de Célimène, nombre d’entre eux en ont fait les frais.  Mais un mot d’ordre a voleté de nid en terrier, de bauge en tanière,   les animaux de la forêt ont convergé vers la maison. Assis sur le perron, Gary sourit à Élodie, leurs regards se reportent sur la grosse horloge qui scande de son tic-tac la mesure de la récréation. Aujourd’hui, le temps ne les presse plus. Ce soir, c’est Noël, et les Rennes du domaine forestier ont promis d’organiser autour de la planète le plus vaste embouteillage qui se puisse imaginer !  Il y aura tout au long de la nuit tant de  traîneaux contraints de s’arrêter au-dessus des cheminées fumantes, de courses entre les tours  gigantesques des banlieues,  de toits en villes piquetés d’antennes et de campagnes illuminées de guirlandes aveuglantes, mondialisation oblige, les tournées  de  distribution vont donner lieu à une manifestation interplanétaire. Certes, ce n’est pas de bonne grâce que les fidèles coursiers ont décidé de passer à l’action, mais à quel autre moment pourraient-ils faire valoir leur revendication? Et puis surtout, la Confédération Générale des Rennes en Colère a décidé d’agir ainsi pour offrir à nos héros un cadeau approprié. Gary et Élodie ne peuvent rêver de recevoir console de jeux ou voiture télécommandée, poupée starlette ou tablette électronique : le facteur ne leur a jamais livré de catalogue rutilant de tentations. Leur cadeau, ce sera l’absence de la marâtre, l’Ogresse restera coincée dans la cité, incapable de contourner les véhicules emmêlés, obligée d’attendre l’aube suivante  pour regagner ses pénates.  Gary et Élodie fêtent donc avec confiance  l’ événement : ils ont préparé de succulents  Weinachtspätschen qu’ils offrent à leurs amis réunis en chantant un refrain approprié :

Ô douce nuit, nuit de quiétude

Que les ramures bruissent à notre solitude,

Ce soir l’Ogresse est perdue, 

Notre  demeure ouverte au vent et à la lune,

Que les étoiles témoignent de   notre bonne fortune.

 

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Cependant, dans la ville voisine, l’animation bat son plein. Les passants se précipitent dans les magasins pour les ultimes achats du réveillon. Les trottoirs sont bondés de parents encombrés de parapluies et de paquets. Les chaussées ressemblent à un immense parking où tous les véhicules sont à l’arrêt, moteurs tournant à vide, la cacophonie des klaxons ne les délivre pas du mauvais sort qui les scotche au macadam. Aux carrefours, des agents impuissants inhalent vainement les gaz d’échappement. Au PC de la circulation, le directeur de la police s’arrache les cheveux devant les écrans qui traduisent tous la même réalité. Il a détaché toutes les forces dans les rues pour tenter de limiter les débordements et les excès prévisibles, mais  jusqu’ici c’est peine perdue.

Au poste qui lui a été assigné dans l’artère principale, l’inspectrice Hélène Durand suit des yeux l’embourbement progressif de la situation, sous un fin crachin d’hiver. L’humidité ambiante ajoute encore à la difficulté générale. Comme la plupart de ses collègues, Hélène ne tente plus de réguler les soubresauts des voitures, motos et camionnettes dont les chauffeurs se battent pour gagner dix centimètres. Elle se contente d’observer la foule, de repérer les éventuels pickpockets ou les fêtards déjà éméchés qui pourraient avoir besoin d’aide. C’est tout à fait par hasard qu’elle remarque une femme à la silhouette impressionnante,  dont la chevelure flamboyante se détache largement au-dessus des autres têtes.  Sur le même trottoir, la matrone se déplace avec énergie malgré les obstacles et Hélène s’apprête à intervenir en constatant qu’elle utilise ses nombreux paquets comme projectiles destinés à lui ouvrir le chemin. Au moment où la femme atteint son niveau, Hélène se meut vers elle pour lui enjoindre un peu plus de contrôle, quand elle assiste à une scène qui la désarçonne: la géante se détourne brusquement vers la chaussée où une camionnette se tient arrêtée depuis lurette, toutes vitres ouvertes pour chasser la buée. Le chargement de paquets est visible, et la grosse femme déterminée. Elle plonge sa main gigantesque dans l’amas de colis, en tire une boîte dont elle déchire frénétiquement le carton pour en extraire une panoplie de guerrier romain. Continuant à détruire l’emballage, malgré les cris du conducteur furieux du pillage, la contrevenante s’empare d’un glaive en plastique et le brandit au-dessus de sa tête. Aussitôt, le jouet dérisoire s’allonge démesurément, et se métamorphose en un javelot étincelant que la sorcière enjambe derechef.  L’attelage singulier s’élève en tanguant d’abord un tantinet. Comme aimantée par un point du ciel, la femme à califourchon gagne en hauteur,  dépasse les voitures, monte toujours, atteint les toits des bâtiments.  Dans la rue, tous les témoins regardent en l’air et se frottent les yeux, accablés. Les bouches arrondies de stupeur ne laissent passer aucun commentaire, tous sont certains d’avoir la berlue.

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Hélène se reprend la première, elle sort de sa sidération, réalisant que le prodige n’annonce rien de bon. Les honnêtes gens ont-ils besoin d’avoir recours à des pratiques aussi extraordinaires ?  En professionnelle de l’ordre, l'inspectrice  cherche énergiquement le moyen de rattraper la fuyarde, ne serait-ce que pour comprendre  le mécanisme d’un tel envol. Elle doit pourtant lutter d’abord contre la violente migraine qui s’installe dans son esprit en alerte. Pressentant un court-circuit neuronal imminent, elle sort de sa poche le tube de comprimés  antidouleur dont elle ne se départit jamais, et en avale une poignée d’un coup.  Dédaignant ses principes autant que son mal de tête, Hélène  se saisit d’un vieux vélo accoté au mât d’un lampadaire et entreprend de slalomer à son tour dans la marée des véhicules. Mais elle a beau pédaler avec vigueur, elle comprend vite l’inutilité de ses efforts. Sur le point de disparaître dans l’écrin obscur de la nuit tombée, la sorcière la nargue  en exécutant quelques acrobaties aériennes. Puis, comme dans un dessin animé pour enfant, la voilà qui accélère sa course et file vers les étoiles.

La jeune femme lutte contre le découragement, son esprit rationnel refuse d’accepter l’incongruité de la situation. C’est alors qu’elle ressent un choc contre la roue arrière de sa bicyclette, puis un curieux flottement  qui lui donne le vertige. Elle a l’impression de décoller à son tour et ferme les yeux pour éviter le malaise qui lui fait craindre tout à coup d’ avoir abusé de l’aspirine. La sensation d’ivresse perdure sous ses paupières closes, Hélène perçoit des points lumineux fugaces, elle sent ses joues glacées par une brise humide. Ses pieds continuent de pédaler frénétiquement, mais le mouvement est devenu si facile, si mou! Il lui faut de longues, longues minutes pour parvenir à ouvrir les yeux, et constater … qu’elle vole, oui, vraiment, elle évolue en surplomb de la ville toujours  engourdie, elle glisse sans effort dans l’obscurité, bien assise sur la selle du vélo, tenant le guidon entre ses mains crispées. Impossible de continuer à penser dans de telles conditions, Hélène se dit qu’elle a heurté le sol, qu’elle délire dans une ambulance, que le réveil ne va pas tarder à sonner , que ce rêve absurde s’achèvera au bout de la nuit…

Tout de même, il y a ce bruit de halètement qui enveloppe le songe. Lentement, la policière se décide à observer à nouveau sa situation, au prix d’un effort prodigieux, elle penche la tête et découvre, effarée, les bois de deux rennes insérés entre les rayons des roues. Au-dessous, ce sont les corps fuselés et puissants des animaux qui s’arrondissent puis se déploient au rythme d’un galop aérien de toute beauté. Hélène ne tente plus de raisonner, elle ne lutte plus, elle se contente d’apprécier la féerie de l’instant.

 Progressivement, les coursiers  ralentissent. Ils survolent un espace rond qui apparaît bientôt éclairé par la lumière des fenêtres d’une grande maison.  Les rennes se posent souplement dans la clairière au moment où Célimène, furieuse,   tente de pénétrer  dans sa demeure.  L’Ogresse tient toujours à la main le javelot qu’elle a chevauché. Pourtant, la surprise l’empêche de s’en servir contre la muraille animale qui protège l’entrée de son antre. Cerfs, biches, chevreuils en lignes serrées  en défendent l’accès, tandis que  dans ses pieds, des centaines de petits rongeurs courant entre ses jambes tentent de la faire chuter. 

 De mémoire de policière, jamais arrestation n’avait  paru  à la fois si facile et si déconcertante. Menottée par ses soins et gardée par un corps de geôliers aussi hétéroclite qu’invraisemblable, Célimène éructe et menace. Mais rien n’y fait.  Les renforts du service d’ordre finissent par découvrir la clairière au point du jour, c’est-à-dire quand la matinée de Noël est déjà bien entamée. Les animaux se sont discrètement dispersés à l’approche des hommes, Hélène  tire seule les honneurs de son fait d’armes. Ne comptez pas sur Gary et Élodie pour élucider les mystères de cette enquête, d’autant que les deux enfants exultent  à l’idée  de retrouver la civilisation, et leurs véritables parents. Toutefois, le retour aux contraintes de notre bas monde s’est avéré plus délicat pour  notre héroïne.  Ce coup d’éclat n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde et c’est d’un ton peu amène que son supérieur hiérarchique l’accueille au bureau.

— Alors, Hélène, cette migraine, c’était avant ou après les cocktails de Noël ? 

 

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Que ce conte de Noël vous  réjouisse et vous transmette mes voeux de fêtes sereines et joyeuses, farfelues sans retenue, mais complices et tendres autant qu'il se peut.