L'Homme au chapeau et à la carabine… (15/07/2008)

On dirait qu’il s’est caché sous l’ombre de l’arbre.
Ça doit faire plus d’une heure maintenant qu’il est tapi sur son vieux fauteuil, quasi immobile, le visage dissimulé sous la double pénombre du chapeau et du Mûrier.
Les jambes semi allongées devant son siège, les bras reposants sur les accoudoirs blancs qui tranchent sous le hâle prononcé de sa peau, le torse nu, luisant de sueur. Du haut de son corps, de sa tête, on ne perçoit que le tissu verdâtre du couvre-chef, posé là comme pour masquer son regard de chasseur.

John Wayne domestique, il adosse sur ce vieux siège sa silhouette massive, moins tassée par les ans que par sa volonté de marquer son ascendant sur ce bout de terre rongée de chaleur. Son immobilité dresse une barrière tacite entre les femmes qui s’agitent dans la maison et sa veille hiératique sous l’arbre unique de ce coin de jardin.
L’air s’alourdit encore à mesure que s’égrène le temps de cette matinée torride.
Quelques mouches bourdonnent autour de lui, il n’y prête aucune attention, pas même quand l’une d’elles se pose effrontément sur son coude et entreprend insolemment la descente de son avant-bras. Elle progresse vers sa main, légère, effleurante, chatouillante. Il attend la dernière limite de l’insupportable avant de lever brusquement son poignet, décollant son bras tout entier de l’engin qui barre sa poitrine ruisselante. Dans la pénombre du feuillage, éclaircie un bref instant par une brise ténue, la crosse en bois dévoile la teneur de l’objet qu’il berce ainsi silencieusement depuis si longtemps.

Calée par son genou droit et l’accoudoir du fauteuil, la carabine repose comme un enfant sur son torse, embrassée par ses mains jointes. S’est-t-il assoupi ainsi, comme une mère exténuée d’avoir bercé son bébé jusqu’à l’endormissement ? S’est-il seulement imprégné des souffles brûlants de l’été et des bruissements des insectes ? S’est-il plutôt retranché de la société des hommes et de leurs vaines occupations communes ?
L’homme est seul, immobile, silencieux, abandonné dans l’ombre feuillue à l’emprise de ses sombres desseins.
Car, si l’œil de l’observateur zoomait subrepticement sur la silhouette figée là-bas, une foule de détails à peine perceptibles trahiraient l’extrême tension du chasseur. Posté depuis le début de la matinée, il guette patiemment l’ennemi, attentif à ne pas trahir sa présence et la menace qu’il fait peser sur ceux qui nuisent à sa tranquillité.
Il s’est établi veilleur et gardien, défenseur du lieu et sa stratégie de sentinelle se fige dans l’attente de l’attaque.

Il a admis qu’il devra patienter longtemps, résister à l’impérieux besoin de se dégourdir, à la soif et à la chaleur, mais après ces dernières semaines d’attaques sournoises, de faits accomplis insidieux, de dégâts furtifs, il s’est levé déterminé à en finir une bonne fois pour toutes, quel qu’en soit le prix.
Et le voilà à son poste, sourd au chant des cigales, indifférent au léger clapotement de l’eau dans la piscine toute proche, inaccessible aux bavardages confus qui bruissent de la maison et rebelle aux appels l’invitant à se rafraîchir.

Dans cinq minutes, un quart d’heure tout au plus, il sait qu’elles reviendront, les sales bêtes, elle remonteront du haut de la colline et passeront par-dessus la cime des Rouvres, marqueront sans doute une halte dans la ramure du grand chêne blanc, derrière la haie de la piscine, puis en chœur, en duo charmeur, elles viseront leur étape suivante, l’antenne râteau qui trône encore sur le pignon, à l’aplomb de la terrasse, balançant avec mépris leur fiente dégoulinante sur le seuil de la cuisine.
Alors, et alors seulement, certain de punir les vraies coupables, il épaulera lentement son arme déjà chargée de cartouches au gros sel, il visera calmement, sûr de son bon droit, et si la chance est avec lui et ne brouille pas son regard perçant par une goutte de sueur traîtresse, il fera voler quelques plumes de leurs queues…

Les pies alarmées par cette attaque inattendue se passeront le mot, alerteront leurs escadrons multiples du danger de cette halte, et l’armée entière des dames noires s’exilera quelques jours, quelques semaines peut-être, laissant la place aux pigeons et tourterelles avides de les remplacer, jusqu’à ce que notre chasseur reprenne son poste et défende son territoire.
Dieu, que le combat de l’Homme et de la Nature est éternel!

DSCF1977.JPG



16:55 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : récit, écriture, nature, animaux | |  del.icio.us |  Facebook | |  Imprimer