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13/03/2008

À cause d'un rêve

D’un geste sec, elle resserre la ceinture nouée de son imperméable, et reprend sa marche nerveuse dans le hall du terminal de Roissy.
Bien malgré elle, son regard cherche la pendule qui égrène les minutes avec une lenteur exaspérante. Devant la porte 32, elle attend l’heure d’embarquer comme un naufragé regarde flotter vers lui le radeau qui lui permettra de survivre…Plus qu’une grosse demi-heure avant de franchir cette porte de verre et ce sera définitif, irréversible… Enfin, elle veut le croire, et ne pense à rien d’autre.

Surtout pas aux jumelles qui ont DST de maths ce matin. Surtout pas à Loïc pour lequel elle n’a pas annulé le rendez-vous chez le dentiste pour demain. Elle ne sera pas là pour l’accompagner, mais…Ils se débrouilleront, ne pas y penser, ne pas envisager à leur place les solutions qu’ils auront à trouver. Ne plus laisser advenir ces pensées parasites qui ont gâché son rêve et sa vie. Sortir de son somnambulisme maternel, de cette vie formatée qui n’était pas destinée à être la sienne. Ne pas penser non plus à la réaction de Gautier quand il trouvera sa lettre, scotchée au miroir de leur salle de bain, derrière son verre à dents, pour qu’il soit bien le premier et le seul à lire son billet d’adieu. Elle n’a trouvé que cette idée pour éviter que les enfants découvrent avant leur père qu’elle les quitte…

Plus que vingt minutes… Ce n’est plus le moment de revenir sur le bilan, de peser encore tout ce qu’elle a fait pour eux, depuis tant d’années… Vingt ou quinze ans, ça dépend du point de départ qu’on se donne… Les années vécues avec ce qu’elle croyait être Son Bonheur, la rencontre de Gautier, leurs années amoureuses et insouciantes, l’annonce de la naissance des jumelles, Isabelle et Annabelle, l’épuisement des nuits écourtées par l’asthme d’Annabelle, les mercredis de courses entre kiné et cours de danse pour les petites fées de la maison, et, six ans plus tard, cette nouvelle grossesse involontaire qui a abouti à l’arrivée de Loïc, quand il a fallu recommencer à pouponner. Sur le moment, et pour être franche, jusqu’à ces trois derniers mois, jamais elle n’a trouvé que c’était trop… Fatigant, mais « je les aime tellement, ça me donne des ailes… ». Angoissant parfois, quand Annabelle cherchait sa respiration, des heures durant, elle la veillait, essuyant son front et chantonnant doucement à son oreille, pour la rassurer, lui montrer qu’elle accompagnait sa détresse respiratoire, jusqu’au moment où le médicament dégageait enfin les bronches congestionnées. Alors, son expression favorite quand on flattait sa constance au chevet de sa fille : « devant la maladie, il n’y a rien d’impossible, je me battrai jusqu’au bout pour la tirer de là ». Elle se sentait alors héroïque, et sincère…

Mais voilà, cette vie merveilleuse et accomplie, c’est comme une parenthèse dans son destin. Elle en a pris conscience brusquement, il y a trois mois, quand le Hasard lui a joué un de ces curieux tours qu’on ne comprend que lorsqu’il vous arrive à vous. Ce soir de novembre dernier donc, elle allait quitter la banque, quand elle a croisé le regard d’un client qui sortait du bureau de sa collègue Paula. Une brusque plongée en arrière, ce regard unique a fauché vingt ans de sa vie.
- Julien ?
- Ça alors, Fanny, que fais-tu là ?
- Tu vois, je sors de mon bureau…
- Tu travailles dans une banque, à présent ?

Pas moyen de se quitter si bêtement après ces retrouvailles improbables… Deux coups de fil pour différer son retour à la maison, l’un aux filles pour qu’elles s’occupent de Loïc, l’autre à Gautier pour lui expliquer qu’elle ne pouvait pas rentrer tout de suite, « je t’expliquerai en rentrant, tu verras, c’est une histoire inouïe… » Gautier s’était montré compréhensif, normal, dans un couple harmonieux, on se fait confiance, « je dînerai avec les enfants, amuse-toi bien. »
En fait, ce dîner n’avait pas été amusant. Beaucoup trop d’émotions et de nouvelles à digérer, à échanger, à rattraper.

Depuis leurs treize ans, Julien et Fanny, c’était l’histoire du groupe. Les inséparables, jusqu’à l’année du bac. Oh pas du tout un de ces épisodes d’amours adolescentes où on se la joue « pour toujours », embrassades mièvres et sexualité gauche… Julien et Fanny, c’était au-dessus de ces niaiseries, eux ils étaient frère et sœur, liés par la compréhension fusionnelle de leur vie et une pré science de leur destinée exceptionnelle, unique.… Ils pouvaient passer des soirées à l’écart du groupe, à programmer leur départ pour la Mongolie ou la remontée aux sources du Nil, comme Rimbaud, en moins maudits et plus utiles à la société, qui ne pourrait que les aduler et honorer leur courage… Et puis trois semaines avant le bac, le père de Julien était mort brutalement d’un infarctus, Julien avait passé les épreuves dans un brouillard mental qui l’isolait du reste du monde, et Fanny avait perdu sa place dans l’équipage. Julien était parti chez son frère à Grenoble pour l’été, il y était resté, avait fini par écrire de moins en moins, ne plus téléphoner du tout, et pour finir, Fanny s’était aperçu qu’entre-temps, elle avait platement obtenu son BTS de gestion, trouvé son poste à la banque, rencontré un Benoît qui avait duré deux ans, et Gautier s’était présenté, beau, brillant, battant, prêt pour l’enlever dans une spirale d’Amour …

Chavirée d’émotion, Fanny avale son troisième cocktails maison, dévorant des yeux Julien. Lui raconte bien ce qui lui est advenu : à Grenoble, il tournait en rond en suivant son cursus d’informaticien. Il ne voyait pas où ça le menait, et puis « je m’en fichais en peu, j’avais l’impression que ça ne m’apportait vraiment rien et je n’arrivais pas à m’imaginer en train de travailler. Ça mettait Éric en pétard, tu te souviens de mon frère ? Alors on s’engueulait régulièrement, même sa femme en avait marre… Un beau jour, je tombe sur un type qui partait en stage dans une ferme en Argentine. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai suivi, comme ça sans réfléchir, j’avais un peu d’argent que maman m’avait donné sur l’assurance vie de Papa, j’ai cassé mon compte et j’ai pris mon billet d’avion… Les choses se sont enchaînées facilement : la ferme se situe à six cents kilomètres de Buenos- Aires, quand ils m’ont vu arriver, ma tête leur a plu, je ne sais pas, ils m’ont accepté, j’ai bossé là-bas, dur quand même, tu sais, fourche en main, j’ai appris à monter à cheval, au début, dur dur, jusqu’à huit heures en selle, j’étais fourbu, mort et brûlé dans l’entrejambe, je t’épargne les détails, mais c’était physique ! Tu te souviens, mon espagnol n’était pas des plus brillant, mais ça s’est vite arrangé… Et puis « le français » comme il m’appelle, s’est montré débrouillard, j’ai copiné avec un des fils du patron, ils m’ont envoyé en mission avec lui, parce que mon anglais était meilleur que le sien pour surveiller l’embarquement des containers de viande et voilà ce que je suis devenu, marchand de bidoche, j’en envoie partout, surtout en Europe, en Angleterre, notre plus gros client. Mais l’histoire de la vache folle passée, on recommence à traiter avec la France… C’est pour ça que j’étais à la banque, tout à l’heure…"

La soirée s’était déroulée comme un rêve, dans ce mélange touffu de récits entremêlés. Fanny serait bien incapable de décrire leur menu au restaurant, mais une remarque de Julien l’a brûlée au fer rouge et cette petite phrase, même pas méchante, n’a cessé de la tarauder jusqu’à ce qu’elle prenne sa décision… Comme il lui avait demandé d’un ton gourmand, : « alors, raconte-moi ce qui te rend le plus heureuse dans ta vie », elle avait commencé sa réponse en parlant des trois enfants, cherchant à formuler en conclusion une image concise et simple de cette harmonie familiale qu’elle tenait à bout de bras. Et Julien l’avait doucement interrompu avant qu’elle puisse achever son exposé d’une remarque prononcée si doucement, soulignée par son ineffable regard suave:
- Mais Fanny, je te demande de parler de Ton Bonheur, et tu me rends compte des notes de tes gosses au collège…
Sur le moment, Fanny avait rétorqué en riant :
- Si ça t’étonne, c’est que tu n’as pas d’enfant, autrement, tu saurais à quel point leur avenir prend la tête…


La soirée passée, impossible d’oublier ce qu’elle avait ressenti. Pas de désir amoureux pour Julien, qui s’était d’ailleurs bien empâté, n’était son regard noisette si doux, chaud, lumineux. Elle n’avait éprouvé aucune ambiguïté à raconter à Gautier la teneur de cette rencontre, et celui-ci avait proposé d’inviter Julien le samedi suivant. Malheureusement, le voyageur était prisonnier des rendez-vous fixés bien à l’avance et avait promis de les contacter quand il organiserait sa prochaine tournée européenne, dans six mois ou l’année prochaine au plus tard. La vie avait repris son cours habituel, apparemment.
C’est alors que ça avait commencé. Toutes les nuits, elle devait s’affronter à des rêves difficiles à décrypter, angoissants et délétères : elle était dans une grotte profonde et cherchait à sortir pour retrouver la lumière et le soleil, mais plus elle avançait, plus l’orifice de la grotte s’éloignait, ou rétrécissait au bout d’un tunnel interminable. Ou bien une rangée drue de stalagmites faisait écran entre elle et le soleil, et malgré ses efforts, elle ne parvenait pas à écarter les soldats de glace qui la tenaient prisonnière en deçà des rayons du soleil… Nuit après nuit, les mêmes scènes se reproduisaient sans qu’elle parvienne à surmonter l’épreuve et Fanny s’épuisait dans ces combats nocturnes. Au point de redouter le moment de se coucher, comme une enfant.
Jusqu’au jour où la Vérité avait éclaté, dans sa vie éveillée. Elle avait honte de ce qu’elle avait montré à Julien, de sa vie normalisée et banale, routinière, à l’opposé de tous leurs rêves, alors que lui, son alter ego, vivait une vie plus aventureuse, plus conforme aux lambeaux de leur rêve. Elle avait l’impression de l’avoir trahi, de s’être trahie elle-même. Elle avait beau se raisonner, se répéter que sa vie à elle était riche de tendresses et qu’elle était un pilier solide, que Gautier ne l’avait pas déçue, qu’il assumait son rôle de père avec humour et fermeté quand il le fallait, certes, ce n’était plus l’amant des premiers temps, mais la faute à qui ? Quand ils seraient seuls à nouveau, dans quelques années…
Mais comment penser à cette perspective : dans quelques années ? « C’est ta vie à toi qui fout le camp, tu as quarante-deux ans, et tu n’as rien fait pour TOI, depuis plus de vingt ans, tu réalises ? Tu as bien vu les yeux de Julien, il était déçu de toi…" Et la petite phrase tourne dans sa tête, tourne et tourne…

Vancouver… Dans Vancouver, il y a vent, et la mer.
C’est loin d’ici, et loin de l’Argentine.
Elle ne sait pas trop ce qu’elle va y faire, mais elle a cliqué sur le bouton et acheté son billet. Pour Vancouver, Canada. Après on verra. Julien l’a bien fait. On verra.
L’avion part en fin de matinée, c’est parfait, les enfants seront en cours, Gautier en pleine réunion, personne ne s’inquiétera d’elle, au bureau, elle a prévenu que Loïc avait une crise d’appendicite, « on l’opère dans la journée, je prends trois jours »… Après on verra, d’ailleurs y aura t il un après ?

L’appel grésille dans l’interphone pour la troisième fois. L’hôtesse derrière son guichet la regarde intensément… Elle est à trois pas de la porte, les autres passagers se sont présentés dans le hall et sont passés en file indienne derrière la porte d’embarquement, on ne distingue plus que le dos large d’un quinquagénaire presque obèse qui s’est engagé dans le tunnel d’accès à l’appareil. L’hôtesse tend le bras vers elle, sourire commercial affiché, « elle doit croire que j’ai peur »… Ne pas regarder la photo de famille cachée dans son portefeuille. Il sera temps de la sortir, de pleurer ou de la déchirer quand elle sera bouclée sur son fauteuil . Ses pieds pèsent des tonnes, elle est en sueur, mais elle s’arrache à elle-même, un pas, puis deux et elle franchit enfin la porte de verre, présente son billet … C’est trop tard pour les regrets.