19/07/2015
L'art d'apaiser son enfant
Voilà un ouvrage pratique, d’accès facile, simple à consulter au gré de chapitres aux titres très clairs. Lise Bartoli, psychologue clinicienne, propose dans cet opus un moyen de comprendre et de dépasser les inévitables phases de troubles qui se manifestent au cours de la petite enfance. Loin de se contenter d’établir des recettes comme des réponses toutes faites, Lise Bartoli prend soin d’exposer non seulement les archétypes de problèmes, mais aussi et surtout une méthode originale de dialogues établis avec les enfants qu’elle reçoit en consultation. Fondant sa pratique sur la visualisation mentale de leurs ressources, elle tend à ses jeunes patients un miroir de leur inconscient, avec des mots simples, induisant dès leur plus jeune âge l’idée qu’ils ont des forces intérieures.
La méthode ne paraîtra pas forcément révolutionnaire, mais elle permet aux parents de dédramatiser en rappelant comment nos psychismes enfantins fonctionnent. Armé d’un schéma mental, l’enfant peut dépasser les questionnements qui le troublent. L’idée qu’il existe en chacun de nous « une-partie-qui-sait-tout » , l’inconscient, l’ aide à s’exprimer et à libérer les angoisses qui surgissent. Avec humour et fantaisie, Lise Bartoli a imaginé des exercices de visualisation et des contes simples qui permettent de transposer problèmes et résolutions.
Problèmes de sommeil, de stress, de timidité, épreuves de deuils, de séparation, ou peur du noir constituent des archétypes qui prennent des formes variées selon les cultures familiales et les antécédents du vécu des parents, Lise Bartoli n’entend pas tout résoudre. Elle propose une approche et emblématique éclairante.
Sans fermer son propos sur les seuls cas énoncés, elle montre aussi aux parents comment ils peuvent intervenir au quotidien, dans une relation détendue et confiante avec leurs enfants. Ce livre très pratique peut rester longtemps à portée de chevet des jeunes parents, et peut-être évitera-t-il à nombre d’entre vous des nuits nomades entre votre chambre et celle de vos chérubins.
L’art d’apaiser son enfant
Pour qu’il retrouve force et confiance en lui
Lise Bartoli
Payot (2010)
ISBN : 978-2-228-90581-7
À ceux qui souhaitent connaître davantage Lise Bartoli: http://www.lisebartoli.com/
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18/07/2015
Danser les ombres
Laurent Gaudé n’a pas son pareil pour animer le mariage de la Vie et de la Mort. De son écriture sensible et pudique, il mène comme jamais le bal des ombres… Mais n’anticipons pas. Danser les ombres est d’abord une ode à la vie, cette fois sur les trottoirs d’Haïti, île sacrifiée aux fureurs infernales, décor initiatique d’un drame imminent.
Depuis la mort du Roi Tsongor, en 2002 ou encore la Porte des Enfers, en 2008, l’auteur nous a habitués à l’intrication des deux mondes, et son univers englobe naturellement la tragédie au sein du quotidien des humbles. Quittant les rivages méditerranéens, il a établi son théâtre en Haïti, où Lucine, jeune marchande ambulante soumise à sa misère, reçoit un présage de mort, désignée publiquement à la fatalité par un Lansetkod, sorte de messager vaudou des catastrophes à venir. Ainsi sont posées les passerelles avec l’au-delà. Et Lucine doit faire face au décès brutal de sa jeune sœur, qui lui laisse deux orphelins sur les bras.
Contre les fléaux de la misère, les Haïtiens se serrent les coudes. Avec l’intention de convaincre le père des enfants orphelins d’apporter de l’aide, Lucine retourne à Port-Au-Prince, où elle a vécu jadis en tant qu’étudiante. Là, elle avait milité pour le droit des femmes, là, il lui semblait que le destin pouvait être maîtrisé. Mais dans la violence de la dictature, elle avait perdu illusions et amis. Cette mission de sollicitation lui offre la tentation de renouer avec ses rêves passés. Par hasard, Lucine rencontre Saul et le Vieux Tess, autour d’une ancienne maison de tolérance où se retrouvent les membres d’une communauté d’anciens résistants aux sinistres tontons macoutes de Papa Doc. Entre deux parties de dominos, elle est témoin que les défaites peuvent générer des victoires, que l’appel à la Vie succède à la torture et à la peur.
Jusqu’à ce jour-là…Hier comme aujourd’hui, le soleil doucement commençait à décliner et la chaleur était moins forte.
Personne n’avait remarqué que les oiseaux s’étaient tus, que les poules, inquiètes, s’étaient figées de peur. Personne n’avait remarqué que le monde animal tendait l’oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.
Mais d’un coup, sans que rien ne l’annonce, d’un coup, la terre, subitement, refusa d’être terre, immobile, et se mit à bouger…
Durant trente-cinq secondes qui sont trente-cinq années…
… À danser, la terre…
… À trembler. (Page 128)
Survivre à la catastrophe, se demander si l’on est encore vivant, tenter de se repérer dans un monde de décombres d’où tous les repères ont disparu, chercher ses proches, ses amis, sa famille au milieu de fantômes épars aussi déboussolés que vous. Laurent Gaudé traduit avec finesse et intuition les premiers instants d’après, au long de pages émouvantes qui serrent la gorge. Puis viennent les premiers doutes, les premières étrangetés. Qui est là, qui aide, qui a peur maintenant ? Qui cherche, qui trouve sa proie, son amour, son double ? La terre s’est ouverte, elle a libéré les Ombres, elle ne veut pas encore avaler ceux qui lui sont dus.
(Page 221) : Et Boutra reste silencieux. Quelque chose lui dit que son ami a raison. La joie, l’amitié, le rhum chez Fessou, les discussions à n’en plus finir, ils ne connaîtront plus rien de tout cela tant que les morts, le passé, le passé, toute l’histoire du pays s’échappera ainsi de chaque fissure, de chaque crevasse, et dansera dans la nuit sur la musique des vivants.
La dernière partie du roman prend un tour totalement surréaliste que n’aurait pas renié le Cocteau du testament d’Orphée. La danse des ombres est proprement hallucinante.
(Page 235): Au carrefour de Macouly et Dame-Marie, le Vieux Tess commence à semer les morts et la première à s’égarer est la petite Lily, là, au pied du manguier du jardin, comme elle l’avait souhaité, au milieu de femmes et d’hommes qui toussent, se lamentent, cherchent un peu de repos, sourient d’un peu d’eau offerte ou d’une caresse pour éponger le front. Elle était morte là, son corps épuisé d’avoir tenu si longtemps, et le Vieux Tess savait bien qu’elle serait la première. »Il faut danser les morts, » murmure-t-il. Il fait maintenant des pas de côté, allant à reculons, accélérant d’un coup. « Les morts doivent être semés sur le chemin et ne plus jamais savoir comment revenir dans le monde des vivants. »
Et tandis que le lecteur tremble en suivant le cortège, frémit à chaque fatigue des danseurs, redoute par-dessus tout que les mains se délient, La Vie et la Mort se partagent les marcheurs.
Le jour va se lever et la colonne menée par Dame Petite s’arrêtera bientôt sur les bords de la route, éparpillée et exsangue, comptant ceux qui ne sont plus là, faisant repasser en esprit les images de cette nuit de déchirure. (Page 242)
Seuls après le Chaos resteront ceux qui doivent payer encore leur tribut à l’Histoire, pour que les deuils referment enfin leurs plaies béantes, et que les ombres dorment en paix.
Je ne tiendrais certes pas cet ouvrage pour une lecture de plage, mais si vous pouvez profiter d’un abri calme et —je l’ose — ombragé, ce roman inspiré pourrait bien vous accompagner longtemps après la dernière page.
Danser les ombres
Laurent Gaudé
Actes Sud (Janvier 2015)
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17/07/2015
Prends garde
Ne cherchez pas, amis lecteurs, de quatrième de couverture pour vous guider, ce curieux ouvrage possède deux entrées, indépendantes, tête- bêche pourrait-on dire. L’idée est intéressante en effet, à partir d’un même fait réel, les deux auteures italiennes nous livrent deux versions de l’histoire. Et quelle histoire ! Rien de moins que le massacre d’une fratrie de quatre vieilles femmes, les sœurs Porro, dans une bourgade des Pouilles au cours d’émeutes du printemps 1946.
Bien que mon choix vers ce récit m’ait été soufflé par une lecture partagée au café- lecture du Mal de Pierres de Milena Agus, j’ai choisi de commencer par la face Luciana Castellina. Une motivation toute rationnelle, puisque cette journaliste passionnée d’histoire et de politique relate ces quelques semaines du printemps 1946 en accordant attention au contexte particulier de l’après-guerre dans le Sud de la presqu’île italienne. Circonstances totalement méconnues par la grande majorité des Français, on peut parier que bon nombre de compatriotes habitant la partie nord de l’Italie ont oublié cet épisode tragique, fondé sur la misère et l’inadéquation d’une société abandonnée entre deux mondes. La guerre est passée par les Pouilles, renforçant la pauvreté du peuple et aggravant les disparités entre ouvriers, chômeurs endémiques, et les castes de notables, accrochées à l’Ancien Régime, souvent grands bénéficiaires de la période fasciste. Luciana Castellina, qui a œuvré au sein du PC, connaît bien son sujet. Elle développe conditions de vie des uns et des autres, les sœurs Porro ayant le malheur de cristalliser le mode de vie obsolète des héritiers nantis. Quant au contexte politique, entre rancunes exacerbées par les années Mussolini et peur de voir ressurgir le fantôme d’une monarchie vaine, les haines s’attisent dans le chaudron des idées progressistes. Le débarquement inopiné de Victor Emmanuel III dans son palais de Brindisi met le feu aux poudres. Sa légitimité largement contestée par les faits écoulés, ce prétendant à la Restauration n’a plus d’autorité. Au milieu des troubles de l’époque, l’épisode de l’assassinat de deux des malheureuses vieilles filles quasi recluses dans leur maison d’Andria a été très peu commenté. Quelques entrefilets dans les journaux locaux, vite relégués aux oubliettes par une actualité générale brûlante. Alors Luciana Castellina essaie de dresser un tableau du possible et du vraisemblable, soulignant la part de malchance et de coïncidences qui n’excluent pas une vengeance opportuniste. Elle mène cet essai rapide avec une précision très convaincante, se gardant de jugements moraux concernant les victimes et les bourreaux, de sorte qu’il m’a fallu un temps d’adaptation pour entrer en empathie avec l’autre face du bouquin.
Mais finalement, ce second volet livre à sa manière un témoignage intéressant sur la mentalité d’une époque. Et c’est là aussi que l’on peut mesurer la force du regard littéraire. Comme dans le Mal de Pierres cité plus haut, Milena Agus travaille ses personnages au ras de leur âme. Ce ne sont pas les destins grandioses qui la motivent, ce sont les ressentis à fleur de quotidien. Aussi prend-t-elle le parti de construire son récit par le biais du témoignage fictif d’une amie des sœurs Porro. Elle dessine ainsi le portrait en creux de sa narratrice, attachée à visiter ces quasi recluses, confites en religiosité aveugle, ayant réglé leurs vies sur des règles issues de la Vie des Saints. À petites touches, elle décrit cet univers totalement coupé de la réalité, inconscientes jusqu’au bout des drames qui se jouent sur la place que leur Palais domine. Milena Agus n’en fait pas des monstres, elle les montre dans la lumière feutrée d’une maison fermée, occupées modestement entre dévotions et ouvrages de coutures, appliquées à se comporter aux portes de la vieillesse comme si elles étaient encore les petites filles modèles obéissant aux règles paternelles. De nos jours, on les moquerait d’être ainsi « à côté de la plaque », mais dans les circonstances tragiques que subit la population de leur bourgade, elles sont provocatrices. Leur innocence même du Mal Social devient insupportable. À son tour, Milena Agus se garde de jugement, soulignant aussi la difficulté d’une opinion à propos de faits si longtemps occultés. Au terme du témoignage de sa narratrice, que la dureté de l’histoire pousse à la solidarité envers les femmes miséreuses qui survivent dans des caves nauséabondes, l’auteure souligne combien les épreuves n’éclairent que nos seuils personnels : Ses pensées voguaient du paquet de grenouilles gentiment offert au paquet rassemblant les reliques ensanglantées de Luisa et Carolina, qu’on avait restituées à leurs sœurs.
Une fois, elle demanda à l’une de ces malheureuses : « Et d’après vous, qui a tiré du palais Porro ?
— Ce sont les Porro qui ont tiré, bien sûr !
— cela ne vous fait pas de peine, qu’on les ait tuées comme ça ?
— On ne pourrait pas vivre, si on avait de la peine pour tout le monde, il n’y a que les saints pour faire ça ! (Pages 88-89)
Mais en conclusion, l’écrivaine tempère cet effet de la misère et elle ouvre au contraire un débat qui menace la paix de notre sommeil :
« Le monde est ainsi fait, disaient les Porro avec un léger geste des bras et un petit haussement d’épaules. Que pouvons-nous y faire ? » Cette attitude qui l’avait toujours mise hors d’elle.
Pourtant, elles avaient raison : le monde est ainsi fait, et rien ne change jamais vraiment, ce sont seulement les rôles qui s’échangent. ( Page 90)
Prends garde
Milena Agus (Traduction Marianne Faurobert)
Luciana Castellina (Traduction Marguerite Pozzoli)
Édition : Liana Levi (2015)
ISBN : 978-2-86746-752-3
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03/07/2015
Un parfum d'herbe coupée
Premier roman de Nicolas Delesalle, journaliste et nouvelliste, ce parfum d’herbe coupée réjouira à coup sûr les amateurs de lecture sereine, porteuse de nostalgie sans tristesse. Narrée à la première personne, sans suivre de chronologie précise, cette suite de brefs chapitres constitue un recueil de souvenirs tels qu’ils se présentent à la mémoire d’un jeune garçon qui sort de l’enfance et entre dans l’adolescence. Autant dire la période cruciale où le Je cesse d’être partie d’un Nous, où la conscience émerge à la réalité d’une existence individuelle, où les ressentis deviennent plus aigus et participent à la construction de sa personnalité.
Ce tableau d’entrée en adolescence ne comporte pas de rébellion cependant, les évocations sont puisées dans les mille et un petits faits familiaux ou historiques, comme autant de petites nouvelles indépendantes les unes des autres. Mis bout à bout, elles constituent ensemble le tissu d’une existence: scènes de la vie quotidienne et aléas des amitiés collégiennes, souvenirs de vacances campagnardes qui offrent l’ouverture sur un univers que l’on imagine révolu à jamais, au fil des anecdotes se compose ainsi un rappel des dernières décennies du XXème siècle qui, sous le regard de cette jeunesse, nous paraît plus cohérent que l’environnement actuel.
Une lecture à la fois rafraîchissante et positive, un plaisir à ne pas bouder.
Un parfum d’herbe coupée
Nicolas Delesalle
Préludes (Janvier 2015)
ISBN :978-2-253-19111-2
18:42 Publié dans Livre, Sources | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicolas delesalle, preludes, roman français | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
23/06/2015
Temps glaciaires
C’est moi ou les temps changent ? À l’image de nos jours moroses, le ton de ces Temps glaciaires m’a semblé désenchanté. L’harmonie d’un microcosme s’est fissurée, les hommes sont maintenant désabusés. Pourtant l’intrigue du nouvel opus de Fred Vargas fonctionne, les engrenages entraînent finement les personnages et leurs intrigues vers l’inexorable, mais une petite lassitude s’est infiltrée dans la brigade du 13ème. Incontestablement, nous les retrouvons tous, les pro Adamsberg et les réticents, que l’on reconnaît depuis toujours à leurs qualités et à leurs travers. Surtout les travers. Autant vous le dire tout de suite, je pense notamment à la relation du vieux couple Adamsberg Danglard, aux remarques concernant la personnalité de Retancourt. Il m’a semblé, et je reconnais que ça me peine un peu, quelque chose vieillit moins bien chez notre Pelleteur de nuages, il ne pêche plus dans ses rêves comme autrefois. À part ces quelques réticences, il s’agit d’un bon polar, bien dans la veine Vargas, avec ce qu’il faut de détours par l’histoire dans l’Histoire, épicée d’effluve fantasmatique, pour piquer notre curiosité et nous mener de fausses pistes en suspects innocents jusqu’au rebondissement final absolument imprévisible.
Une lettre qu’une vieille dame s’efforce de poster jusqu’au bout de ses forces, une vague de suicides étranges, un jeune homme au mental fragile, environné de personnages inquiétants, une signature de crimes en forme de guillotine, la Normandie profonde comme l’aime Adamsberg, un voyage épique aux confins du Septentrion, bref, tous les éléments sont réunis ici pour nous embarquer avec plaisir dans une série d’intrigues qui s’emmêle de façon inextricable. On se laisse mener jusqu’aux tréfonds de nos peurs, là où souffle l’âpre Afturganga qui menace de nous engloutir…
« Adamsberg prit conscience que, sous ce ciel toujours aussi bleu, l’air avait changé de consistance, apportant une odeur d’humidité. Il tourna la tête pour apercevoir, montant sur la plate-forme, une nappe blanche aussi menaçante qu’une coulée de lave, qui effaçait déjà les contours des baraquements.
— La brume, Veyrenc ! Cours !
Ils avaient à présent atteint la lisière des galets, tandis que l’ancien espace du fumoir à harengs, où gisaient leurs sacs à dos, était déjà à moitié pris. Dans sa course, Veyrenc se tordit la cheville entre les galets instables et chuta. Retancourt le releva et, passant son bras sous son épaule, reprit le trot en halant le lieutenant.
— Non commissaire ! Pas besoin d’aide, je me charge de lui ! Foncez au bateau, lancez le moteur, nom d’un chien !
Plus trace, déjà, du fumoir aux harengs, ni de la lisière des galets. Non, la brume ne se déplaçait pas comme un cheval au galop, elle leur fonçait dessus comme un train, comme un monstre, comme un afturganga. » (Page 382)
Au début, j’ai pensé que le changement d’éditeur ( de Viviane Hamy où elle est restée longtemps fidèle, Fred Vargas est passé chez Flammarion) était pour quelque chose dans l’évolution de l’esprit maison, puis je me suis dit qu’après tout, il en va des univers fictifs comme de la vraie vie : le temps use et corrompt, il érode les êtres et les rochers, il efface les enthousiasmes et nivelle les souvenirs. C’est peut-être moi, c’est peut-être l’époque, c’est sûrement la preuve que l’écriture de Fred Vargas est vivante. J’espère donc qu’elle ne va pas aller se déprendre de ses personnages, car elle reste une bâtisseuse d’histoires hors pair, une conteuse d’intrigues habilement nouées dans une atmosphère prenante, que l’on écouterait encore longtemps…
Temps glaciaires
Fred Vargas
Flammarion (2015)
ISBN : 978-2-0813-6044-0
18:52 Publié dans Livre, Sources | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tezmps glaciaires, fred vargas, polar, littérature contemporaine, lecture | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
14/06/2015
1Q84
Haruki Murakami
Traduction Hélène Morita
Ed 10/18 (Belfond)
ISBN : 978-2-264-05788-4
Sage stratégie de lectrice avertie, avant « d’attaquer » l’univers 1Q84, j’ai attendu la parution simultanée de la trilogie. Pourquoi en effet se soumettre à la torture de l’attente, quand, à l’évidence, il sera difficile aux lecteurs engagés dans cette histoire de patienter entre deux volumes ? Il me semble que j’ai bien fait tant, apparemment, le découpage en 3 tomes ne correspond qu’à une répartition de pagination. Il s’agit bien d’une histoire avec son unité de temps, un printemps, un été, un automne.
Premier volume donc : le printemps, d’Avril à Juin. Nous sommes à Tokyo, sur un périphérique embouteillé, une voie expresse qui ne l’est pas… Une jeune femme aux intentions mystérieuses est installée dans un taxi dont le chauffeur n’est pas moins intrigant. Ce jour-là, Aomamé a programmé sa journée très minutieusement, elle suit un plan réfléchi jusque dans les moindres détails, y compris vestimentaires. Un premier flottement se produit quand elle identifie un morceau de musique classique, pourtant peu familier, alors qu’il est diffusé sans annonce sur l’autoradio. La diversion semble anodine et Aomamé se concentre à nouveau sur l’objectif qu’elle s’est fixé et pour lequel elle s’est méticuleusement préparée. Les embouteillages menaçant l’équilibre de son horaire, elle accepte la proposition tout à fait inhabituelle du chauffeur de taxi, qui l’invite à quitter sa voiture et la voie expresse en empruntant un escalier de secours qui relie le périphérique aux voies urbaines.
Sans transition, c’est maintenant Tengo, un jeune professeur de mathématiques, écrivain à ses heures perdues, que nous rencontrons. Il a rendez-vous avec un éditeur, qui joue plus ou moins le rôle de mentor, en se servant à l’occasion de la perspicacité du jeune homme pour découvrir ou améliorer les textes d’autres écrivains. Tengo a ainsi repéré un manuscrit original parmi quelques œuvres de candidats à un concours ouvert aux auteurs débutants. L’œuvre présentée est intéressante, mais nécessite une sérieuse révision dans sa forme pour avoir la moindre chance d’être remarquée, on connaît la chanson… Et Tengo se laisse convaincre de contribuer à l’amélioration du roman…
D’entrée de jeu, les deux personnages dont nous allons alternativement suivre les péripéties viennent de franchir insidieusement une frontière subtile hors de leurs pratiques habituelles. Chacun d’entre eux poursuit ses activités, suivant une ordonnance qu’ils ont mis en place avec soin. Haruki Murakami prend le temps de développer les portraits de ses protagonistes : après des enfances malheureuses, ces deux trentenaires actifs, loups solitaires sans attaches familiales, sans amours durables, se sont dotés d’une ligne de conduite rigoureuse, dépourvue de désir de reconnaissance. Ils sont cependant également animés du besoin vital d’autonomie. Hormis ces points communs, le lecteur ne décèle pas le moindre lien qui pourrait rapprocher Tengo et Aomamé, pendant la majeure partie de ce premier volume. Tout juste un souvenir d’école, fugace et secondaire, et les fines mouches lancées à la poursuite des pages se disent : « tiens, tiens » …
Parce que Murakami est un romancier habile. Il sait comment distiller les indices et les pistes qui lui permettront de mener par le bout du doigt ses lecteurs tourneur de pages. Tengo entre en contact avec la délicieuse Fukaéri, l’auteur de la fameuse Chrysalide de l’air qui accepte sans réserve que le jeune homme reprenne l’écriture de son roman. Fukaéri possède une personnalité énigmatique, et compte tenu de sa jeunesse, Tengo a rencontré son tuteur. C’est ainsi que pour la première fois, il entend parler de la secte très fermée constituée par ceux qui se nomment eux-mêmes les Précurseurs. Ainsi, il est possible que l’imagination de Fukaéri ait pu se développer dans un contexte particulier.
De son côté, Aomamé rompt parfois sa solitude grâce aux invites pressantes d’une vieille dame richissime, à qui elle prodigue ses soins. Aomamé a plusieurs cordes à son arc sportif, elle enseigne les techniques de self-défense et pratique des exercices de détente musculaire auprès desquels mes séances de stretching hebdomadaires s’apparentent à de vulgaires siestes. Cette vieille Dame très (in) digne et son garde du corps offrent ainsi des oasis de bienveillance à la jeune femme, d’autant qu’un pacte occulte les unit.
Les intrigues sont en place, d’autres personnages secondaires donnent relief et vie au quotidien des protagonistes. La construction en alternance des deux histoires ne procurent pas de rupture du climax, tant nous sommes certains que ces deux-là vont bien finir par se rencontrer. Mais bon, arrivé en butée à la page 548, bien malin qui peut deviner comment, pourquoi, quel événement particulier déterminera la rencontre d’Aomamé et de Tengo.
Reste à ouvrir le livre second…
1Q84 Livre 2 (Juillet-Septembre)
Haruki Murakami
Traduction Hélène Morita
Ed 10/18 (Belfond)
ISBN : 978-2-264-05789-1
Tout naturellement, nous retrouvons Aomamé confrontée aux graves événements qui se sont déroulés dans la Safe-house où la vieille dame offre refuge aux femmes victimes des violences sexuelles. Suite donc des aventures de la jeune femme, sans rupture dans la forme et le fond par rapport au premier livre. Souvenez-vous que nous avions laissé notre héroïne en proie à quelques doutes concernant sa raison. Aomamé a pris conscience de phénomènes étranges qui malmènent ses repères. Outre cette seconde lune apparue dans le ciel, les références à des faits historiques totalement occultés comme les répressions meurtrières contre les Précurseurs qui entrent ainsi dans la conscience de la jeune femme, voilà qu’elle apprend l’assassinat de Ayumi, la jeune policière dont elle se sentait si proche malgré leurs statuts différents. La tension se fait extrême pour elle quand elle apprend la disparition de la petite Tsubasa, protégée par la vieille dame après les tortures sexuelles qu’elle a manifestement subies. Consciente du choix crucial et de ses conséquences, Aomamé accepte une ultime « mission » confiée par sa marraine improvisée. Difficile d’en dévoiler davantage sans déflorer l’intérêt de cette suite qui repose à ce niveau sur le suspense. Sachez néanmoins qu’Aomamé rencontrera le Leader des Précurseurs. Deux chapitres tendus sont consacrés à ce tournant de l’histoire. Le destin d’Aomamé bascule, elle oscille entre aspiration mortifère et pulsion vitale. Alors que tout paraît écrit, le souvenir de Tengo se fait tellement pressant. Parallèlement, Aomamé est maintenant détentrice du lien entre le Leader et les fameux Little People, secret dont elle mesure la gravité. C’est aussi par hasard qu’elle est amenée à lire le livre de Fukaéri, ignorant bien sûr le rôle qu’a joué Tengo dans sa réalisation. Pour le coup, le lecteur n’est pas fâché d’accéder enfin à la teneur du roman dans le roman !
En ce qui concerne Tengo, les événements se sont également compliqués. Qu’advient-il à sa maîtresse plus âgée ? Comment gérer la cohabitation avec une jeune fille presque mutique ? Fukaéri est-elle médium ? Son récit révèle-t-il une réalité invisible, mais indiscutable ? Tengo rejette les propositions malsaines du trouble Ushikawa, mais l’irruption de cet homme de paille accentue la certitude du danger encouru par Fukaéri. Enfin contraint de revoir son père dont la santé se dégrade, Tengo peut réviser ses peurs et ses traumatismes d’enfance. Alors que nous progressons inexorablement vers la fin du deuxième tiers de récit, Haruki Murakami ménage un rebondissement inattendu. Tengo le mathématicien n’échappe pas à l’univers fantastique de l’année 1Q84…
L’alternance des récits étant acquise, les deux univers de Tengo et Aomamé poursuivent leurs voies parallèles. Même si le lecteur a bien perçu que ces deux-là se connaissent et aspirent à se retrouver, comme un idéal qui donne sens à leur vie, Murakami joue adroitement des rebondissements, repoussant toujours plus loin leur possible rencontre…
Toujours sous-tendu par l’alternance des chapitres consacrés à chacun des personnages principaux, l’été de l’année 1Q84 n’a rien perdu en rythme et en intensité dramatique. L’intrigue s’oriente de plus en plus vers la prégnance du surnaturel. Mais le lecteur peut se sentir désappointé par le dernier rebondissement consacrée à Aomamé. Le lecteur malmené ne peut que se jeter sur le troisième volume.
1Q84 Livre 3 (Octobre-Décembre)
Haruki Murakami
Traduction Hélène Morita
Ed 10/18 (Belfond)
ISBN : 978-2-264-05926-0
Ce troisième et dernier volume présente une rupture concernant l’alternance à laquelle Haruki Murakami nous avait habitués, avec l’irruption de chapitres consacrés au mauvais génie de l’affaire, le sulfureux Ushikawa. Ce personnage à la moralité douteuse s’est manifesté au cours du second volume, inquiétant Tengo par son attitude intrusive, après le succès remporté par la Chrysalide de l’air. Ce personnage secondaire monte d’un cran dans l’échelon des protagonistes, travaillant ouvertement pour les Précurseurs, le voilà furetant et intrigant sur la mystérieuse jeune femme que l’on a vue chez le Leader, au soir d’un orage aux conséquences étranges.
Il est intéressant de noter l’astuce de l’auteur, qui bouscule l’architecture de son récit en éclatant la bipolarité du récit Tengo-Aomamé. Puisque Ushikawa détient désormais le ressort dramatique essentiel, l’ordonnance du récit sera tripartite. Ce qui permet au lecteur de suivre avec effroi les avancées de l’enquêteur, aussi retors que son physique est difforme. Les rapports du romancier aux portraits de ses créatures me paraissent ici intéressants : l’apparence d’Ushikawa est symbolique de son mental pervers, mais ses difformités n’empêchent pas la fulgurance de ses intuitions, et la persévérance de ses objectifs. À ce portrait inquiétant Murakami oppose la légèreté aérienne, la transparence de Fukaéri, le « bon ange » de Tengo, sylphide et sibylle, dont la présence rassure alors qu’elle est, aux sens propre et figuré, la matrice des ennuis du jeune homme.
À ce stade, si vous êtes engagés dans la lecture de la trilogie, il vous faut quitter d’urgence les notes de lecture glanées ici et là. Profitez à votre rythme des aléas qui attendent les protagonistes, filez de pages en pages vers la résolution des énigmes, les attentes d’Aomamé sur son balcon et les errements de Tengo sous la clarté des deux lunes…
Mais s’il vous reste à la fin une impression d’inachèvement, le sentiment que l’on passe à côté de la substantifique moelle poétique en germe dans cet univers parallèle, je vous rejoins pleinement. Ce troisième tome refermé, qu’advient-il de Fukaéri, de Komatsu, de notre vieille Dame et de son fidèle Tamaru? De quel monde l’enfant d’Aomamé va-t-il hériter?
Ce pourrait être une manière subtile pour un auteur reconnu par ailleurs de faire naître un désir chez ses lecteurs. Mais il me semble que Haruki Murakami est passé à autre chose, se délestant d’une histoire qui a dû empiéter sur une bonne tranche de sa vie. Reste quelques réserves d’une autre nature concernant la rédaction ou la traduction de ce roman fleuve : à la manière des feuilletonistes du XIXème siècle, bien obligés de résumer de temps à autre les détours de leurs intrigues à tiroirs, Murakami donne parfois l’impression de penser que son lecteur a besoin de rappels ou d’explications qui paraissent bien superflus. Ce sont des maladresses qui embourbent la fluidité du récit, aux tonalités par ailleurs plus subtiles. Curieux paradoxe pour un ouvrage qui a essaimé autour du monde et connaît un succès universel.
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16/04/2015
Les âmes blessées
Il s’agit du second volet des « Mémoires » que Boris Cyrulnik nous offre autour du thème de la mémoire. Sans cesser d’alimenter ses réflexions à partir de son propre parcours, le neuropsychiatre oriente davantage son propos vers la construction d’une histoire de la psychiatrie telle qu’il l’a vécue en professionnel de la santé. Il ne s’agit donc pas d’une vision générale de la spécialité médicale inventée il y a un siècle, mais bien d’un témoignage personnel permettant de tracer une évolution pragmatique des théories et des moyens mis en œuvre au cours de sa carrière.
Dès le prologue, l’auteur rappelle le traumatisme personnel qui a éveillé en lui le besoin de comprendre. Comprendre l’autre, comprendre les racines du mal, « le diable » tant que l’on ne peut pas saisir la logique destructrice, suicidaire ou génocidaire, comprendre au sens étymologique—prendre avec soi — pour cerner, organiser et donc apaiser le chaos généré par la folie.
Une telle démarche est donc chez lui constitutive de sa vocation. Cyrulnik lui-même précise que son récit s’apparente à un journal de bord de sa pratique. Grâce à son écriture claire, Boris Cyrulnik aborde la reconstitution des avancées praticiennes en s’appuyant largement sur les travaux de chercheurs que le commun des mortels ne songerait pas à relier aux traitements psychiatriques. Ainsi, les têtes de sous-chapitres évoquent parfaitement l’audace nécessaire à toute innovation. En rappelant qu’au début des années 70, les malades soignés à Paris dormaient encore sur des litières et végétaient abrutis de neuroleptiques, Cyrulnik montre combien il fallait faire preuve de hardiesse pour établir d’autres pratiques. « Comprendre ou soigner » intitule-t-il un des premiers chapitres, suivi de façon explicite par « tout innovateur est un transgresseur ». Dès lors, le champ des possibles passera par l’expérience appliquée des éthologues, ces observateurs attentifs des pratiques sociales dans le monde animal. Mais aussi par les apports de tous les penseurs qui ne se réfugieraient pas dans les idées toutes faites, les doxa, fonctionnant comme des axiomes qu’il est interdit de remettre en cause : « Les travaux d’éthologie étaient disqualifiés par ceux qui refusaient de les lire parce qu’ils étaient disqualifiés *. Ces récitations réflexes empêchent les débats. On préjuge d’une théorie qu’il convient d’ignorer, afin de la haïr. C’est ainsi que bêlent les troupeaux de diplômés, unis par une même détestation. La haine devient le liant d’un groupe d’où le plaisir de penser a été chassé. « (Pages 89-90) On devine que la démarche vaut pour de nombreux domaines !
Nommé dès le début de sa carrière à l’hôpital psychiatrique de Digne, dans les Alpes de Haute-Provence, Cyrulnik refuse de s’enfermer dans sa routine tranquille d’un hôpital de province; D’abord, il va y découvrir que, même si la poésie atténue la violence des souffrances, l’efficacité des soins repose sur la connaissance et la re-connaissance des malades, grâce au travail d’une équipe. Cette foi en l’équipe, l’union des réflexions, l’échange des expériences vont devenir une des clés de sa pratique. Cyrulnik se dépense pour organiser et inviter de nombreux colloques ouverts, médecins chercheurs et artistes se côtoyant pour le meilleur brassage des points de vue…
Toutefois, le malade, et avant lui, l’enfant blessé dans son innocence reste au centre de son propos. La passion de Cyrulnik reste la compréhension du traumatisme et son apaisement. Il pose des mises en garde qui nous concernent tous, en particulier dans les réactions hyper médiatisées des faits divers qu’il nous est donné de voir : ainsi précise-t-il au sujet de l’inceste et de la résilience combien « il est difficile de parler de l’impensable quand l’indignation empêche la réflexion. ».
En refermant ces 300 pages généreuses, j’ai conservé le sentiment que le monde avance quand même. Doucement certes, et souvent loin du public, les hommes de bonne volonté déroulent des solutions, développent des techniques, prêtent l’oreille aux murmures des faibles et pas à pas, une part vaillante de l’humanité contrecarre la malveillance des systèmes. C’est une leçon d’optimisme malgré tout, venant de la part de quelqu’un qui connaît son sujet… Un livre qui fait du bien.
Les âmes blessées
Boris Cyrulnik
Odile Jacob (Septembre 2014)
ISBN : 978-2-7381-3146-1
19:39 Publié dans Livre, Sources | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : boris cyrulnik, les âmes blessées, mémoires, mémoire, histoire de la psychiatrie, résilience | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
15/04/2015
Sauve-toi la vie t'appelle
Ce titre magnifique résume fort bien le premier tome des « mémoires » de Boris Cyrulnik. La classification dans le genre « Mémoires » n’est d’ailleurs pas appropriée car il s’agit en fait d’un essai réflexif sur la construction psychique des êtres soumis aux épreuves rencontrées. Dans le cas de l’auteur, cette réflexion est d’autant plus riche que l’expérience de Boris Cyrulnik est, en la matière, imbattable : « Une nuit, j’ai été arrêté par des hommes armés qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre à mort. Mon histoire est née cette nuit-là. »
L’enfant n’avait que six ans. S’ensuivent des années floues durant lesquelles l’enfant, puis le garçon et enfin l’ado qu’il a été s’est forgé une histoire personnelle involontairement arrangée : « Toutes les images mises en mémoire sont vraies. C’est la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire. Chaque événement inscrit dans la mémoire constitue un élément de la chimère de soi. »( Page 17)
C’est en tant qu’adulte expérimenté que le neuropsychiatre réputé se livre à ce retour. Cette mise en lumière ne va pas de soi, tant les événements traumatiques font leur nid dans le secret et les tabous. On sait aujourd’hui combien la parole des déportés à leur retour de l’enfer a été bridée et brisée par l’incompréhension collective de ceux qui les accueillaient. Les souffrances se partagent mal, quelles que soient les bonnes volontés.
Je croyais naïvement que le fracas de la guerre suffisait à définir le traumatisme. Je me demande aujourd’hui si le fait d’avoir été contraint à me taire quand la paix est revenue n’a pas été une déchirure plus grave. ( Page 67)
La manière dont nous composons avec notre mémoire pour essayer d’organiser et d’accepter les facettes de nos vies affectives, sociales et professionnelles, est longuement développée par Boris Cyrulnik qui démontre ainsi les mécanismes de protection que constituent à la fois oubli et recomposition des souvenirs. Le phénomène traumatique accentue la déformation flagrante d’une « vérité »absolue qui, de fait, n’existe pas dans notre inconscient. Notre vérité est celle dont nous avons besoin à un instant T. Et l’on se dit à ce moment que la faculté d’écoute de ce médecin a dû être extraordinaire. Quand la nature des événements vécus meurtrit l’enfant, voire encore l’adulte qui les subit, seule la parole, parce qu’elle représente la prise en compte des faits, permet de donner une cohérence en apprivoisant le traumatisme, de lui donner une résonance qui devient acceptable, et même rassurante.
À propos donc de son histoire personnelle, le drame de la disparition de ses parents arrêtés et déportés tous deux, la découverte de ce critère absurde de judéïté qui devenait un crime alors qu’il en ignorait le sens, le silence feutré des personnes qui se sont substitués à sa famille directe, le renvoi de son vide personnel derrière les manques collectifs, tous ces éléments mis bout à bout ont constitué un filtre qui a obligé l’enfant à se choisir une histoire. La douleur est alors comme anesthésiée, le traumatisé vit en état de sidération. D’où ces trous de mémoire propres aux blessures psychologiques. Des décennies plus tard, Boris Cyrulnik décrypte ces phénomènes avec le recul de son expérience professionnelle.
L’enkystement du secret dans la conscience participe à la difficulté de s’affronter à son passé. « Le sel de nos larmes nous transforme en statue et la vie s’arrête. Ne te retourne pas si tu veux vivre. En avant, en avant ! »( page 80)
C’est tout le sens de l’exhortation contenue dans le titre : sauve-toi non pas en prenant la fuite, mais en s’appliquant à dénouer l’extraordinaire carapace sous laquelle chaque âme blessée se protège. En conclusion de ce premier volet, l’auteur s’étonne de la teneur personnelle du fil conducteur de sa pensée. Il nous montre ainsi combien, en matière de mémoire, nos souvenirs possèdent l’étonnante faculté de surgir comme une source intarissable.
Sauve-toi, la vie t’appelle
Boris Cyrulnik
Odile Jacob ( Septembre 2012)
ISBN : 978-2-7381-2862-1
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