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10/11/2008

À quel prix ?!

Dans moins d’une heure, enfin, On saura…
On saura qui a mérité cette année Le Prix Littéraire tant convoité.
On a beau savoir que l’enjeu véritable de la déclaration rituelle réside dans la guerre économique entre Grands Éditeurs, que tout est arrangé au cours de tractations où les œuvres des postulants n’ont pas le premier rôle, On imagine quand même, On voudrait croire que… Si, un peu quand même, Le Goncourt doit récompenser un écrivain débutant, un écrivain qui percevra la modeste rétribution et l’immense gloire qui lui est attachée pour pouvoir s’investir à fond dans sa vocation sans être obligé de partager son précieux temps dans l’exercice d’une profession nourricière.

Alors, cette année, je vois un véritable écrivain complètement débutant, qui mériterait bien l’obtention de ce fameux prix. Il existe, ce cas rarissime de postulant Goncourt, édité chez un des Grands ( Gallimard), il a beaucoup d’atouts en main ce Jean-Baptiste Del Amo, avec son éducation libertine. Dès le mois d’août dernier, les magazines littéraires l’ont remarqué et quasi sacré… J’ai dû attendre quinze jours pour que ma libraire locale se procure la seconde édition de l’ouvrage, et j’ai entendu nombre de critiques vanter la richesse de cette prose toute neuve. Oui mais voilà, entendu ce matin ce commentaire sur France-Inter :
- Parmi les quatre candidats retenus par le jury du Goncourt, Jean Baptiste Del Amo n’a que vingt-six ans, pour son premier roman, il est vraiment trop jeune…

Alors là, je reste pantoise… Décidément, on progresse ! Pourquoi faudrait-il que la valeur attende le poids des ans ?

27/07/2008

En attendant les enfants…

J’ai terminé hier soir un roman dont j’avais entamé la lecture sans enthousiasme, un peu par devoir, alors que c’était un achat coup de cœur, dans une station- service autoroutière, autant dire une rencontre de hasard.

Le titre m’avait accroché pour son clin d’œil à une situation familière : On attend les enfants.

Aujourd’hui je vis encore cette situation. On attend les enfants, c’est le constat commun aux exilés de leur progéniture, le signe particulier de nombreux cinquantenaires et plus, qui ont vu leurs rejetons adultes quitter le nid, fonder leur famille ou ancrer leur territoire aux antipodes. Ils se confrontent alors à l’éloignement géographique et affectif de ceux qui ont été leur principal moteur durant plusieurs décennies. D’étés en fêtes de Noël, ils goûtent cette attente particulière d’un rendez-vous affectif éloigné. Ce que ne peuvent ressentir les tribus groupées qui, de dimanches autour de la table familiale en substitutions de nourrice, n’ont pas l’occasion de se créer ces espaces imaginés d’affection. Comme l’absence, voulue ou subie, développe ce sens subtil de l’accompagnement mental, que l’un d’eux vive un grand moment ou se heurte à un tracas, nos neurones se mobilisent en sourdine pour soutenir et accompagner la situation. Et, parce qu’On sait fort bien qu’il faut les laisser vivre et assumer leur choix, On s’abstient de téléphoner tous les soirs, sauf en cas de crises graves avouées, On veille à ne pas s’introduire dans le mitan de leur intimité, On se garde d’imposer notre regard trop compatissant qui alourdirait encore le souci. De sorte que c’est la spontanéité du rapport qui pâtit de la discrétion volontaire de ce On qui voudrait si bien faire !

Au début du roman, c’est la forme de l’écriture, volontairement dépouillée et linéaire, qui m’a un peu gênée et justifié ce peu d’intérêt pour les deux ou trois premiers chapitres. Madeleine Chapsal s’emploie à créer un rapport intimiste, sans construire un journal, elle cherche à nous introduire dans le déroulement mental de son personnage. Il faut donc franchir ces premières pages pour apprécier le suc de ses pensées, et ressentir comme l’écoute d’une conversation intérieure ce souci de préserver le positif de toutes les situations alors que l’on frôle à chaque instant la fragilité des rapports humains, le risque de la mauvaise compréhension, la déception ouverte ou la défaillance de la vieillesse. Cette femme solitaire se bat contre elle-même en se forgeant un alibi fragile : elle s’occupe de son père âgé en projetant sur lui ses propres attentes. Ça, Madeleine Chapsal se garde de trop le montrer, mais l’évolution de son héroïne renverse heureusement la dérive : Margot comprend qu’elle doit se détacher de ses amarres hautes et basses, pour mener sa propre barque vers Son bonheur personnel, cheminement philosophique pour lequel elle a sous-titré son roman Une réflexion sur le bonheur.…

Voilà l’intérêt de ce livre, que je quitte comme on raccroche le téléphone après une longue conversation amicale entre ami(e)s. Il en reste un lien ténu mais persistant, qui accompagne notre humeur et donne le sentiment d’être en phase, compris par quelqu’un, là-bas, pas si loin, quelqu’un dont On attend le prochain appel, la visite annoncée, la note dans un blog, la bouteille à la mer qui trouvera son écho quelque part…

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On attend notre Audrey et Sébastien, ce ciel lumineux et implacable traduit notre joie anticipée de les retrouver, sans inquiétude, dans la sérénité de cet après-midi estival. Ma grande hâte se niche dans l'imaginaire des jeux à partager avec Copain et de la sortie projetée en mer…

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Références: On attend les enfants de Madeleine Chapsal, édité chez Arthème Fayard en 1991, nouvelle édition chez Succès du Livre éditions

20/05/2008

Orchidées

Dans mon jardin, il y a donc des Merveilles.

Pour être tout à fait honnête, je le savais déjà. Outre la couleuvre qu’Aurélien a tenté d’apprivoiser, puis l’énorme crapaud qui sieste parfois sur la bâche à bulles dès que notre petit monde lui offre assez d’intimité,

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Nous avons croisé encore la route du hérisson qui s’enroule quand il nous surprend au bain nocturne. Nous ne comptons plus les geckos qui squattent sans vergogne le Poulous accueillant, mais aussi le garage et le bureau.

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En ouvrant justement le Poulous au ménage de printemps, nous avons dérangé un bon gros rat soyeux, lové dans le coffre du canapé clic clac. Raminagrobis venait tout juste de s’installer, si on se fie aux quelques déjections qu’il nous a laissées, et commençait à nidifier les galettes de mousses entreposées dans sa cachette. Notre intrusion l’a dissuadé et nous avons perdu sa trace …

Notre territoire est un royaume partagé, mouches, moustiques et araignées ne dédaignent pas notre compagnie, bêtes du bon Dieu, animaux de compagnie y règnent en bonne entente…Enfin, ce n’est ni mieux ni pire qu’ailleurs. Manquait cependant la découverte affinée de la végétation naturelle, jusqu’à la visite de l’ami Pierre.



Parmi les chênes verts et les herbes folles qui poussent sous leur ombre, notre sous-bois sert d’écrin à des orchidées ! Des merveilles de la nature, qui poussent seules dans ce sol rocailleux, habituellement crevassé de sécheresse. Comme nous avons renoncé à modeler le paysage à notre esthétique, en dehors des rosiers qui s’y plaisent et de quelques lavandes élevées à la «va comme je te pousse », les mauvaises herbes s’en donnent à cœur joie. Parfois, il m’arrive d’être saisie de désherbisation* aiguë, tempérée par l’usage de mes seules mains éradicatrices. Heureusement, cette technique a permis la préservation du biotope, ainsi que nous l’a longuement expliqué Pierre, spécialiste remarqué de cette flore rarissime. Depuis des années en effet, Pierre dresse l’inventaire des espèces qu’il repère, les photographie et les magnifie, il a même commis plusieurs expositions à Ginals et dans le département du Tarn, ainsi qu’en Normandie. Dans l’attente de son site personnel où Pierre partagera ses connaissances avec la fougue et la générosité qui le caractérisent, je vous signale les sites suivants:



http://orchideesduhautbugey.chez-alice.fr/page-orchidee_sauvages.html

http://pagesperso-orange.fr/pm/blais

ce dernier site répertoriant tout particulièrement les orchidées de Provence, il apparaît intéressant de signaler nos trouvailles en Provence verte, dans des secteurs différents des sites répertoriés.

Afin de reconnaître et apprécier les différentes espèces rencontrées dans vos balades partout en Europe, et apprendre à préserver l’environnement nécessaire à leur préservation.

Dans notre jardin, Pierre a identifié 4 espèces différentes dont je vous livre la primeur :

Tout d’abord, la céphalantère damasonium, la plus prolifique à cette période, quatre à cinq nichées réparties sur l’ensemble du terrain :
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Puis l’himanglossum robertium, déjà en stade post floraison
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La délicate céphalantère rouge.

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Et enfin la mystérieuse pousse au bout du sous-bois, qui se cache encore et dévoilera son inflorescence avant peu, je surveille, Pierre, c’est promis et t’enverrai les clichés, la demoiselle a entrepris timidement sa mue.

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Nous avons, bien entendu, profité du week-end pour étendre notre champ d’exploration et dans la colline qui s’étend derrière la maison, nous avons débusqué quelques variétés supplémentaires, constituant un échantillonnage assez riche : pas moins de dix familles en fait, sur un périmètre de trois à quatre kilomètres autour de la maison, c’est assez prometteur.

* désherbisation: parfois, il me semble bon de chatouiller notre si belle langue, en toute humilité et sans forfanterie, juste pour m'approprier l'image. Pardon à toutes celles et ceux qui s'en trouvent offensés

17/03/2008

La Passe dangereuse

Somerset Maugham
La passe dangereuse
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À priori, en me saisissant de l’ouvrage, je savais que je passerai un bon moment, souvenir lointain des aventures de Mr Ashenden, agent secret. Mais je n’en attendais pas d’enthousiasme particulier, certaine que le temps avait relégué l’intérêt de l’intrigue à un divertissement un peu kitsch, comme les polars d’Agatha Christie : on les lit et relit avec plaisir, mais on ne s’y reconnaît pas, tant les personnages évoluent dans un contexte social et psychologique dépassé.
De fait la passe dangereuse, The painted Veil, a été porté deux fois au cinéma, en 1934 par Richard Boleslawski, avec Greta Garbo, George Brent, et Herbert Marshall; en 2006, très récemment donc, par John Curran, avec Naomi Watts, Edward Norton et Liev Schreiber. Je n’ai vu aucun de ces deux films, mais je comprends, après l’avoir lu, que ce roman inspire les scénaristes pour une adaptation cinématographique, tant il est riche et bien construit.

L’intrigue initiale est simple, et dès son exposition, il apparaît que le mariage de l’héroïne, Kitty, est une erreur induite par le conformisme social. Cette décision hâtive et mal fondée est assortie d’une expatriation partielle, puisque son scientifique de mari, Walter Lane, est en poste à Hong Kong. Appartenant à la société anglaise de la colonie Britannique, Kitty n’est en rien sauvée des griffes du conformisme et trouve une issue à l’étouffement d’un mariage sans amour : elle devient la maîtresse ardente de Charles Townsend, personnage snob et ambitieux . L’habileté de Somerset Maugham, c’est de ne pas nous laisser une seconde dupes du nouveau piège dans lequel son personnage féminin s’est englué. Dès le chapitre où l’auteur nous décrit l’inquiétude des amants qui se savent découverts, nous savons que Kitty se fait des illusions sur la force des sentiments de son acolyte, et que la déconvenue est inévitable.
La suite de l’histoire est plus originale. Le froid et distant Walter n’est pas forcément le cocu magnifique que l’on pourrait croire et le marché qu’il propose à son épouse volage entraîne un intéressant rebondissement de l’intrigue… Divorcer et déchoir du peu qu’elle a construit, ou bien… Accompagner son époux dans une province lointaine où sévit une épidémie de Choléra…Mort sociale ou mort certaine ?

Évidemment, je l’ai déjà noté, le caractère de l’amant, Charles Townsend est vite cerné, et restera un peu abrupt. En revanche la psychologie de Kitty évolue, de la provinciale affolée, elle mûrit par les épreuves de la vie. Nous avons l’occasion d’une belle rencontre également avec le personnage secondaire de Waddington tandis que le portrait des dévouées religieuses de Mei tan Fu est plus conformiste. La seconde partie du roman devient vraiment prenante et justifie le choix de conserver toujours une petite place à la littérature anglo-saxonne du début XXe.

16/01/2008

Éric Emmanuel Schmitt

J’ai achevé hier soir l'ÉVANGILE SELON PILATE, d’Éric Emmanuel Schmitt.

C’est une gourmandise que j’essaie de savourer encore un petit peu, laissant s’évanouir lentement le plaisir de cette lecture.
J’ai abordé pour la première fois les rivages de cet auteur à travers deux petits bijoux apportés par ma fille. Comme nous ne nous voyons pas très fréquemment, éloignement géographique oblige, nos échanges de musique et de lecture prennent toujours une valeur particulière, nous nous réservons l’une pour l’autre nos morceaux de choix. J’ai découvert ainsi Corinne Bailey Rae, il y a plus de deux ans grâce à elle, elle a repiqué mon téléchargement d’Ayo, mais elle est aussi venue chercher de vieux standards comme mes enregistrements historiques de Billy Holiday ou de Samson François. Bref, nos échanges culturels sont aussi des découvertes affectives, ou l’inverse, et ce n’est pas anodin car l’amitié, l’affection, ou même l’estime que l’on porte à celui ou celle qui ouvre devant nous une porte nouvelle conditionne en partie notre adhésion.

En partie seulement, reste ensuite ce face à face, en huis clos, que nous développons, ou non, avec l’artiste, écrivain, poète, musicien…
Un huis clos en effet, une intimité réelle quand il s’agit d’un auteur que les lectures d’ouvrages différents régalent également. Des préférences naissent effectivement, et elles varient parfois dans le temps ou la discussion qui s’instaure. En l’occurrence, cet effet se confirme pour moi avec les différents ouvrages de EE Schmitt, sans que j’éprouve pour autant l’envie de sacraliser son art… Non, justement, ce qui me plaît dans ses oeuvres, c’est cette facilité apparente du verbe, ces phrases simples, qui coulent sans accroc, ces mots familiers et justes. Il n’y a pas d’apparat, et pourtant la prose rutile dans des descriptions percutantes. Je reviens un instant sur la description de Jérusalem qui ouvre la première lettre de Pilate dans l’ouvrage cité. Ce tableau fondé sur le ressenti de l’odorat associé à l’ouïe, construit d’entrée de jeu l’inadéquation du narrateur au lieu de l’intrigue, lieu qui devient alors un personnage « antipathique »…et conditionne le point de vue adopté pour dérouler l’intrigue.( cf L'ÉVANGILE SELON PILATE , note sources vives)

J’ai abordé mon premier Schmitt en ouvrant OSCAR ET LA DAME ROSE, il y a deux ans. Enthousiasmée ! Malgré la dureté du thème, l' accompagnement à la mort d’enfants malades, le livre ne conduit pas à une profonde dépression empathique. L’ouvrage semble bref, et c’est tant mieux car il fonctionne évidemment à l’émotion, mais sans voyeurisme. E E Schmitt excelle dans l’art de la suggestion par la légèreté de sa plume, les phrases courtes, la délicatesse du vocabulaire, l’angle adopté pour développer son intrigue. L’intrigue justement qui n’est rien d’autre que… Le fil des jours qu’Oscar apprend à savourer d’autant mieux qu’ils lui sont comptés. Dire que je n’avais pas la gorge serrée serait mentir, mais l’émotion suscitée est génératrice de réaction, elle pousse à la générosité, ce qui n’est pas le cas de toutes les larmes qui nous échappent parfois…

Quand un livre m’emballe, je ménage toujours un intermède avant d’aborder son frère… J’ai donc attendu la fin de ma lecture suivante pour ouvrir enfin MONSIEUR IBRAHIM ET LES FLEURS DU CORAN, qui me hélait du haut de la pile sur le coin du chevet. Enfin, je m’emparai du bouquin, une édition physiquement réussie, sobriété du cartonnage beige à peine rosé, au mince double filet rouge… La classe sans le poids du luxe !!!
Je ne fus pas déçue, l’intrigue s’y déroulait plus légère, presque insouciante jusqu’au dénouement poignant, servie toujours par un poétique recours aux images colorées, pleines, gourmandes, sensuelles en un mot.

Ces deux ouvrages furent mes hors-d’œuvre, mais on l’a compris, plutôt menu gastronomique que cantine.
Au printemps dernier, toujours grâce à Nouchette, je me lançai dans LA PART DE L’AUTRE, édition de Poche. L’œuvre est plus importante, tant par son développement que par la thématique. Il s’agit pour EE Schmitt de confronter deux options du destin d’un personnage historique, en imaginant les développements parallèles de deux chemins de vie d’un même homme, grâce au postulat « et si… »
Et si… Adolf Hitler avait été reçu à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne …
Moins facile d’accès que les deux ouvrages cités plus haut, le roman expose, à l’image du double escalier à spirale de Chambord, les différentes étapes de la formation et de l’évolution de ses deux personnages. Le destin documenté de Hitler et la vie potentielle d’Adolf H, s’enroulent autour d’un même axe temporel, des galères estudiantines et vagabondes aux frimas d’une famille handicapée d’amour, des misères et petites gloires du front pendant la grande guerre à l’apprentissage politique de l’Un à Munich, les découvertes de la vie de bohème dans le Paris mythique des années trente pour l’Autre. Petit à petit, on le voit bien, la double spirale perd son parfait parallélisme, distordue par les influences des éléments du possible.
L’exercice peut paraître un peu périlleux, le temps de s’immerger dans les premières pages, puis les deux personnages se répondant fait pour fait, surtout dans les deux premiers tiers du récit, le lecteur trouve rapidement ses repères. Le questionnement est saisissant et fécond, une manière de revisiter aussi le montage historique d’une période troublée. Si le destin de l’Europe et du monde n’avait tenu qu’à un non événement.…

Reste que… Le postulat de départ permet l’évolution comparée des possibles d’un individu, et la manière dont Éric Emmanuel Schmitt tire les ficelles développe la vision philosophique du rapport entre l’homme et son époque. On observe la formation d’un monstre schizophrénique, on frémit de constater l’effet de ses frustrations sur la marche du monde, et on se prend à penser que les Maîtres des Beaux Arts de Vienne auraient pu faire un effort…
Plus sérieusement, le regret du lecteur pourrait plutôt reposer sur la légèreté du développement psychologique des personnalités considérées. Certes, les frustrations de toutes natures, les ambitions tronquées, les difficultés de communication, les inhibitions sexuelles sont soigneusement décrites et constituent les différents axes du développement de la démonstration. Le point de vue de l’auteur nous conduit à observer un cas d’étude, il y manque les palpitations psychologiques des personnages d’un « vrai roman ». Sans doute, l’auteur n’a pas souhaité alourdir son sujet, déjà ambitieux et rigoureusement documenté…
Je ne crois cependant pas être seule à regretter ce manque de chair pour habiller l’Un et l’Autre , et l'inconsistance du dénouement en ce qui concerne le destin d’Adolf H. Bons sentiments, notion de sacrifice, tout cela est amené un peu à l’emporte-pièce, comme si l’auteur n’avait plus eu la vision claire et lucide de son personnage à partir du moment où l’intrigue doit se poursuivre dans un contexte historique virtuel… l’Allemagne des années de guerre sans la guerre, c’est en soit un autre sujet, difficile d’en dresser un tableau en dix pages .

Et si Éric Emmanuel Schmitt devait lire tout ce que ses lecteurs, admirateurs ou détracteurs, écrivent à leur tour sur ses livres… , je vous laisse, au gré de votre humeur, projeter ce qui arriverait à notre bonne République des Lettres. Heureusement que notre doux pays tolère encore le pluralisme des idées et l’arc-en-ciel de nos opinions.

08/01/2008

Grands Moments (1)

Minuit deux heures du matin, c’est mon quart.
Partis à deux couples sur le bateau de Géo, nous ne sommes en fait que trois barreurs, Marie refusant obstinément de participer à toute manœuvre pour se mouvoir sur cette mer qu’elle redoute. Elle a décidé de rester auprès d’Alain pendant son quart, mais elle ne pilotera pas.

De ce fait, il est difficile de partager la nuit en deux quarts, nous avons donc opté pour trois équipes, ce qui nous conduit à rester seul à la barre pendant deux heures. Comme GéO et moi dormons dans la cabine arrière, près du poste de pilotage, celui qui se repose sera toujours à portée de voix pour seconder le barreur en cas de besoin. Nous connaissons très bien le bateau, ayant consacré la majeure partie de nos sorties hivernales aux divers repérages des performances du Leyla, le dix mètres dont GéO est capitaine depuis sa retraite.

Deux ans plus tôt, nous avons effectué une traversée similaire, mais en voilier, sous l’égide d’un skippeur avéré. Poussés par un vent mou, notre traversée avait alors duré près de 20 heures et nous avions gardé un souvenir enchanté de la navigation nocturne, sous une bonne lune claire, à bord d’un catamaran équipé de GPS et radar, le confort dans l’aventure, la sécurité d’être entourés de marins expérimentés…

Cette fois-ci, c’est Notre Aventure !

Me voici donc au poste de pilotage. La capote est restée relevée, tellement la nuit de ce mois de Juin est douce. Alain et Marie m’ont accompagnée un petit quart d’heure, le temps de commenter le charme de cette nuit étoilée, mais sans lune. Contrairement au premier voyage, où la clarté lunaire éclairait l’onde toute proche, cette fois, la présence contiguë de l’eau se devine plus qu’elle ne se voit et le gonflement des vagues se perçoit comme la respiration d’un énorme animal qui enfle et décroît au rythme de son souffle. Nous bénéficions d’une mer calme, animée d’une houle souple et régulière. Le sillage du Leyla, éclairé par le feu arrière, tranche par sa crête mousseuse sur l’environnement sombre. Alain m’indique encore une étoile au-dessus de nous, dont la verticale par rapport à un point fixe du pare-brise me servira de repère pour un moment, avant de refaire le point, car, autre bonne surprise, le compas du poste de pilotage n’est pas éclairé !

Comment décrire ce sentiment exaltant, cette immense sérénité mêlée d’une jouissance aiguë à respirer l’atmosphère nocturne à peine humide, à ressentir la montée du bateau suivi d’une glissade souple, voûte céleste et immensité marine presque confondues en un seul élément. Excepté les lueurs des étoiles, très hautes dans un ciel dégagé, rien d’autre que cette obscurité que peu à peu mes yeux apprivoisent, au point d’être presque gênés par les cadrans lumineux du tableau, température d’eau, d’huile, pression, batterie, tous indicateurs dans les zones rassurantes. Le Leyla, bien révisé, entretenu par les soins attentifs de GéO tourne comme une horloge, et même le ronronnement incessant des moteurs n’est pas perçu comme une gêne, mais comme un élément de sécurité.

Avant mon quart, j’ai pris un peu de repos. Impossible de dormir profondément avec le grondement permanent des deux Mercruisers diesel de 186 chevaux, à quelques centimètres sous notre lit. Mais alors que le ronflement d’un seul dormeur déclenche un énervement insupportable et une insomnie garantie, la régularité bruyante de ces deux-là procure un effet relaxant sur mon système nerveux : jusque-là, tout va bien, jusque-là, ça va…

En l’occurrence, au poste de pilotage, le bruit décroît à l’air libre. Il paraît infiniment moins envahissant, mais de même que mes yeux enregistrent à intervalle régulier la position des aiguilles sur les différents cadrans, mes oreilles intègrent le martèlement des cylindres dans le contrôle du « tout va bien ».

À la longue tout de même, la difficulté vient de ce compas obscur. J’ai bien trouvé la lampe de poche à laquelle Alain a eu recours pendant le quart précédent, mais je n’ai pas de co-pilote pour m’assister. Bien vite, je me rends compte que la technique présente une faille de sécurité sérieuse, comme on dit maintenant sur Secuser.com : tenir la lampe de la main gauche, la barre de la main droite et river ses yeux sur le compas pour vérifier le cap, passe encore toutes les cinq à six minutes, mais entre-temps, je n’ai que la fameuse étoile à l’aplomb du troisième rivet… Bon, au début, c’est amusant… Et puis s’insinue le rappel que le ciel n’offre pas de repères immuables sur la durée de la nuit et ma monture, avec sa vitesse moyenne de dix nœuds, modifie inexorablement notre position … GéO, en capitaine averti, a interrompu son temps de sommeil, et vient s’enquérir du déroulement de notre route… J’expose mon problème compas- lampe de poche, dont les batteries déclinent d’ailleurs assez vite, et mon vaillant chef prouve une fois de plus qu’il détient toujours une solution. Ayant disparu quelques minutes dans le carré, il remonte victorieux pour installer sur ma tête une lampe de mineur ! Le lumignon maintenu par un bandeau, il me suffit d’incliner le front vers le compas, et de lever le plus haut possible mes globes oculaires pour lire presque dans mes pensées le cap suivi. Formidable !

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Ayant retrouvé ma solitude sereine à la barre, je m’installe dans une semie-vigilance. Pour rester éveillée, j’essaie de me remémorer les fabuleuses descriptions marines qui ont enchanté mon adolescence. Jules Verne bien sûr, mais aussi et surtout les Travailleurs de la Mer. Le souvenir de ma première joute littéraire, à l’internat du lycée François Couperin, où j’étais la seule à m’immerger dans le lyrisme Hugolien ! Je m’étais établie une réputation d'originale, en défendant mon éventail de lectures, de l’écume des jours à l’Odyssée, avec le même plaisir…

Rouge, vert, rouge, vert, les signaux traversent ma rêverie.
Les lumières qui scintillent là-bas inscrivent une limite à l’écran noir qui clôt mon horizon. Elles sont minuscules encore, j’enregistre l’information calmement, nous ne sommes plus seuls sur la mer, et cette constatation me ramène un temps aux dauphins qui ont accompagné notre départ des Cannebiers tout à l’heure, enfin hier soir…Ils ont rejoint notre embarcation dans le jour déclinant, et ont sauté à trois ou quatre reprises devant nous, s’éloignant un peu plus à chaque remontée. Leur apparition est toujours inattendue et trop brève pour fixer leur ballet sur la vidéo, le temps d’un aller-retour au carré, ils avaient définitivement disparu. Mais c’était une grande première pour Marie et Alain qui n’avaient encore jamais eu l’occasion de les rencontrer, bien qu’ils ne soient pas très rares en Méditerranée. Charmée par leur petit show, Marie avait oublié un moment son appréhension réelle pour notre nuit de navigation…
Rouge, vert, rouge, vert, mon attention se raccroche aux clignotants de notre compagnon des mers, quelque part en face de nous. Depuis plus d’une demi-heure maintenant, le rouge de son bâbord et le vert de son tribord se relaient. Les lumières paraissent bien loin encore, mais au fur et à mesure que le temps passe, je me sens troublée par l’invariance de l’alternance. Si je percevais une seule couleur, j’aurais la certitude qu’un seul côté du bateau s’exposant à mon regard, sa route serait traversante. Je présume qu’il me perçoit de la même façon, si…Il n’est pas en pilotage automatique, marin assoupi…
Rouge, vert, rouge, vert… Nous présentant toujours selon le même angle ou presque depuis près d’une heure, la conclusion s’impose : nous suivons la même route, en sens inverse…
Rouge, vert, rouge, vert, les couleurs se succèdent toujours, les lumières grossissent insensiblement.
Il devient urgent que je prenne une décision. GéO se repose encore, je ne l’ai pas averti de mon dilemme, tant qu’il n’y a pas le feu, je ne veux pas déranger son repos. Consciente que la fatigue est handicapante pour tous, il me faut préserver sa part de sommeil. Néanmoins, comment savoir quelle est la bonne solution ? Changer de cap, certes, mais il faudra calculer le détour effectué, corriger correctement notre route… J’ai bien une petite idée de ces calculs sur une carte, mais en équipe, de jour et sans urgence…Dans le cas présent, sans assistance, mes qualités marines sont encore un peu justes, j’en ai parfaitement conscience, donc pas d’autre choix que de réveiller mon capitaine chéri.
Attrapant ma chaussure d’une main, je me penche au-dessus du poste de pilotage pour frapper légèrement sur le hublot horizontal et réveiller GéO. Sans brutalité, mais urgemment. Le temps de la manœuvre, je quitte l’horizon des yeux, et alors que je relève la tête, un immense mur blanc se dresse devant nous, un écran gigantesque sur lequel nous fonçons !
En un instant, mon réflexe est de basculer la barre à gauche, un peu brutalement car GéO, les pieds encore dans l’escalier et la tête à peine émergée au niveau du cockpit, laisse échapper un joli juron. Un bon gros double juron, quand il voit glisser l’immense silhouette blanche du voilier. Je ne saurai jamais s’il s’est également dérouté, car notre croisement s’effectue à moins de cinq mètres l’un de l’autre. Il me semble que la scène se déroule au ralenti, et c’est le film lent que je revois chaque fois que je me remémore cet épisode… Pendant ce temps figé, l’apparition longiligne file silencieusement sur notre droite, avec son allure hiératique, coque blanche, voiles blanches, il prend des proportions majestueuses qui nous laissent tous deux bouches bées.
Impossible de dire si nous avons entrevu un barreur à l’arrière, nous étions simplement sidérés. Je ne parlerais pas non plus de danger, quoique la raison me titille sur la distance un peu courte entre nos deux routes. Pour moi, cette rencontre fantomatique est simplement devenue un souvenir enchanté, à l’unisson de la traversée. GéO a repris la barre tranquillement, je me suis couchée après lui avoir préparé un café de réconfort, et j’ai dormi d’un profond sommeil la tête sur le rugissement familier des bons gros diesels, jusque-là ça va, jusque-là…
Quand je me suis réveillée, consciente d’avoir zappé une partie du trajet plus importante que je ne le souhaitais, une lumière déjà vive avait remplacé le charme secret de la nuit. Gagnant rapidement l’extérieur, je me suis heurtée le regard sur le bord orange de la grosse boule émergeant à notre gauche. Mer et ciel bleus lézardés de rose, nous nous sommes retrouvés tous quatre baignés par le spectacle impérial du lever de soleil en mer. En quelques minutes, l’immense boule semble se soulever, s’extirper de son bain et il envahit l’espace d’une lumière chaude, aux tons de feu. Au sens propre, c’est l’embrasement de l’air qui chasse la petite fraîcheur de l’aube.
Détendue malgré une nuit un peu courte à son goût, Marie est radieuse. La côte est toute proche, nous arrivons à la hauteur de la Revellata, dans une demi-heure, trois quarts d’heure tout au plus, nous prendrons un petit-déjeuner à quai, croissants chauds et douche garantie à la capitainerie.
- Alors ça a été, ton quart ? Tu n’as pas eu de problèmes, toute seule, s’enquiert-elle, pleine de sollicitude
- Parfait, c’était très calme, une traversée sans histoire …


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03/01/2008

Chaudoudoux

Comme j’ai fait hier référence aux Chaudoudoux, j’y reviens pour citer ma source. Il s’agit du Conte Chaud et doux des Chaudoudoux, de Claude Steiner. PEF édition

Ce petit livre magnifique a été conçu par son auteur, Claude Steiner, psychothérapeute pratiquant en Californie, pour expliquer aux enfants l’analyse transactionnelle.
En fait, ce sont souvent des enseignants de maternelle et des petites classes de primaire qui l’utilisent comme support pour travailler la socialisation et essayer de gérer les conflits, de plus en plus nombreux, dans les groupes. C’est évidemment pour cet usage qu’une de mes collègues me l’avait indiqué. Grand merci à elle, il était devenu un fidèle compagnon de mon CP et trônait toujours dans le coin bibliothèque.
Pour ceux et celles que cette piste intéresserait, voici les liens vers un forum d’enseignants en Belgique (bravo aux Belges, toujours plus pertinents en pédagogie que nous) et le CLIS du Rhône (Enfin, on n’est pas si bêtes quand même !)qui s’y réfèrent.

http://www.enseignons.be/forum/ftopic5063.php
http://clisrhone.free.fr/spp.php?page=plan

Pour appâter votre curiosité, sachez que le conte se déroule dans le pays merveilleux des Chaudoudoux, où dès la naissance, tous les habitants sont dotés d’un sac inépuisable de Chaudoudoux, à distribuer généreusement autour de soi, afin que continuent de régner l’Harmonie, la Compréhension, la Compassion, l’Altruisme et, bien entendu, la Générosité, puisque n’existe nulle crainte de manquer…
Seulement voilà, comme dans la Vraie Vie, il y a toujours un moment où les choses se compliquent . Quand tout va bien pour vous, qu’est-ce qui se passe, hein ?
Eh oui, là comme ici, Les Jaloux guettent, les Jaloux conspirent, les Jaloux passent à l’attaque. Hypocritement et ignoblement comme il se doit.
Les Jaloux possèdent aussi leurs armes fatales, vous allez les reconnaître tout de suite, ce sont les épouvantables Froidpiquants, qui blessent le cœur et l’âme, glaçant les sentiments…
Je ne vais évidemment pas vous dévoiler les haletantes péripéties de la sinistre guerre que les détenteurs de Froidpiquants vont livrer aux gentils membres du Chaudoudoux land, mais soyez rassurés… Nous sommes dans un Conte tout à fait conventionnel.

Dans la Vraie Vie (VV), il arrive que même solidement pourvus en Bonnes Intentions, nos Chaudoudoux se heurtent à de si redoutables Froidpiquants que notre cœur finit par se glacer aussi et se teinter de noir et de brun, le soleil s’efface de nos sourires et les froidpiquants finissent par congeler tout désir d’harmonie …
Pendant très longtemps, je n’ai pas su nommer cette inépuisable réserve de méchanceté . Il m’a fallu franchir bien des étapes et prendre quelques virages un peu raides, fermer quelques pages douloureuses, décider de clore d’autres épisodes plus valorisants, trancher dans le vif et partir. Et tout à coup, j’ai reconnu les détenteurs et surtout les détentrices de Froidpiquants, les Marie-Chagrine familières qui ne me supportent pas encore mince, toujours svelte, entourée d'amis formidables, trop aimée, trop aimante, mariée à nouveau et encore bien d'autres défauts tout aussi graves… Aïe aïe aïe ! Que de tares !
Je ne sais pas si je suis de taille à mener la bataille décisive, mais nécessité faisant loi, quand la Jalousie darde trop de missiles Froidpiquants vers mon territoire, j’ai tendance à me dérouter. Car finalement dans la Vraie Vie, la réserve de Chaudoudoux est épuisable… Le monde n’est pas encore parfait.

02/01/2008

Trêves de Noël

Les invités sont arrivés au compte-goutte, dans l’après-midi pour la plupart, mais Jacqueline était déjà en cuisine depuis l’avant-veille. Elle n’avait requis l’aide que d’une seule des convives, sa sœur Martine, comme au temps de leur jeunesse. Ce n’était pas leur premier Noël commun, mais il y avait quand même un lustre que l’événement ne s’était pas produit. Pour ces jeunes sexagénaires, cette réunion de famille avait pris des allures de connivence après des années de distanciation. L’idée en était née simplement au cours de l’automne, à cause du décès d’une grand-tante un peu oubliée, qui les avait involontairement réunies en disparaissant définitivement de leur paysage familial.


Leurs enfants respectifs avaient accepté l’idée de ce grand Noël après quelques tergiversations avec les compagnons et conjoints ; mais justement, la rareté de la chose l’avait emporté sur les habitudes d’indépendance. Et puis les cousins s’étaient perdus de vue et s’amusaient déjà à l’idée de découvrir leur progéniture mutuelle. La commande au père Noël avaient vite pris des proportions inquiétantes jusqu’à une série d’appels téléphoniques, relayé par les aller-retour d’emails, et les budgets-cadeaux avaient retrouvé des plafonds moins exorbitants … Sauf pour Jacqueline, qui tenait à recevoir tout le monde « sur un pied d’égalité » et avait un peu triché avec son compte en banque, sacrifiant contre ses habitudes à l’idée d’un emprunt « revolving »…
- Après tout, on ne vit qu’une fois, je saurai bien m’en remettre en évitant les soldes de janvier.


Un menu enfant, un apéritif prolongé pour mener à l’heure H, l’ouverture des huîtres réservée aux maris de Martine et Jacqueline, Pierre et André. Martine apportera le saumon fumé « de chez mon traiteur, tu verras, il est formidable ! » et Jacqueline confectionnera la farce de la dinde dès vendredi.
« Avec le cognac et le réfrigérateur, ça ne craint rien… », Voilà la teneur de la dizaine d’appels téléphoniques entre les deux sœurs, qui ne se contactaient plus que pour leurs anniversaires et la bonne année.

Le grand jour est arrivé, la nervosité qu’elle a essayée d’éviter se manifeste quand même. Son fils Fabien et Sabine sont arrivés les premiers, sitôt la sieste du bébé achevée. Elle leur a réservé la chambre du rez-de-chaussée, puisque son petit-fils sera le plus jeune représentant de la nouvelle génération, les parents auront un accès direct pour surveiller leur bébé de trois mois. À peine sont-ils installés qu’arrivent Martine et Pierre. Le déchargement de la voiture est leur principal souci, mais André et Fabien devraient aider. Seulement Fabien se débat avec l’ouverture du lit pliant et ne se montre pas assez rapidement disponible. Martine ne peut retenir une remarque d’impatience devant « les jeunes qui sont de plus en plus perso ». Jacqueline s’en contrarie un brin, son fils « n’est encore qu’un tout jeune papa, il faut du temps pour se roder tout de même », mais Pierre et André se sont débrouillés pour entreposer les victuailles dans le sous-sol assez frais et le sujet retombe comme un soufflé.
Jacqueline en profite pour proposer à sa soeur le tour du propriétaire, en commençant par la chambre des jeunes, de sorte que Sabine pourra finir de s’installer tranquillement, on sait qu’avec son nourrisson, elle n’aura guère de répit entre deux biberons.
À l’étage, le palier débouche sur un long couloir qui dessert une série impressionnante de portes.
- Tu vois, je vous ai installés dans la chambre en face de la nôtre, tout près de la salle de bain. Il y a aussi la salle de douche au bout du couloir, et dans la chambre du fond, André a installé des matelas par terre, avec les deux lits de camps, c’est le dortoir pour tous les petits-enfants. Pour les couples, Delphine garde sa chambre avec Rodrigo, à côté de la vôtre. La porte en face, ce sera la chambre de Corinne et David, comme ça ils pourront intervenir au dortoir des gosses si c’est nécessaire, après tout ils auront leurs trois garçons près d’eux et enfin, Julien dans ma lingerie, que j’ai arrangée avec le canapé-lit, il est le seul célibataire, alors je pense que ça lui ira… En ce qui concerne les petites-filles, Amélie et Sarah n’ont qu’un an d’écart, elles se partageront le grand lit de la chambre des enfants… Ouf, qu’en penses-tu ?

- Ma foi, je suis surtout impressionnée par les dimensions de ta maison, c’est presque un château… Attends, je compte, ça te fait combien de chambres en tout ? Une en bas, la vôtre, la nôtre, celle de ta fille, le dortoir, cinq ah oui j’oublie encore celle que tu donnes à Corinne et David, plus ta lingerie comme tu dis, ça fait sept, tu fais comment pour le ménage ?
Jacqueline est un peu gênée, elle n’a pas prévu la réaction de sa sœur et s’en veut de provoquer un peu de jalousie, là où elle souhaite juste être accueillante. Mais c’est fait…


Dans le séjour, règne une certaine agitation autour du sapin. À leur tour sont arrivés justement Corinne, la fille de Martine et Pierre, accompagnée de son mari David et leurs trois garçons, François, Philippe et un petit dernier Olivier. Déjà passablement excités encore qu’un peu intimidés, ils se familiarisent avec les lieux en passant d’une pièce à l’autre, le salon où trône un majestueux sapin décoré et une crèche sur le buffet, la salle à manger où le couvert a été mis dès le matin, la cuisine, séparée par une vaste entrée assez sombre. Ils se sont faits tancer déjà deux ou trois fois parce qu’ »il ne faut pas crier près de la chambre du bébé », mais d’un tour à l’autre, ils oublient la consigne. Sabine commence à maugréer contre ce manque d’éducation, mais elle happe du regard le froncement de sourcil de sa belle-mère et se reprend à temps. C’est vrai, il faut y mettre chacun du sien, elle se l’est promis, mais elle aurait préféré un Noël plus calme pour se reposer enfin…


Retour à la cuisine : les petits-fours salés sont près à être réchauffés, Corinne propose son aide pour terminer les petits canapés , ce qui ne l’empêche nullement de repousser lestement ses trois lascars dont les doigts chapardent quelques amandes à chaque nouveau passage. Ses remarques sont proférées avec patience, presque mécaniquement. Sabine, à la recherche d’un coin d’évier pour nettoyer son biberon de dix-huit heures, s’amuse de la régularité mécanique des « non, Olivier, ça suffit François, j’ai dit non, Philippe… » proférés à nouveau dans l’autre sens cinq minutes plus tard… Ultérieurement, Sabine confiera à Fabien, son compagnon :
- C’est comme un déclic, je me suis vue à sa place dans quelques années, et je te jure, je me suis mis un post-it dans la cervelle : faut être plus efficace, sinon, on devient chèvre !

Enfin Julien, fils aîné de Martine, se présente avec sa fille Amélie, qu’il a dû passer chercher chez sa mère. Celle-ci a consenti à laisser Amélie profiter de ce réveillon extraordinaire. Elle-même a très peu connu l’oncle et la tante de son ex-mari, mais elle a convenu que ces retrouvailles valaient la peine, et puis, elle emmène Amélie en vacances dès le surlendemain, c’est bien pour la petite de fêter Noël avec son père… Julien se dit surtout heureux de revoir ses cousins, son divorce est encore récent, un grand Noël lui permet de flouter un peu le vague à l’âme qui n’est pas bien loin derrière les « hello, comment ça va, t’as pas changé… » de circonstance. Il espère aussi que sa mère sera assez accaparée pour oublier de faire peser sur lui ses regards de biche navrée, qui n’arrangent rien du tout, et aggravent plutôt la lourdeur de son cœur… Justement, c’est bien, sa soeur Corinne prend en main son installation à l’étage, André organise discrètement la descente des cadeaux de la voiture jusqu’au sous-sol et Amélie rejoint rapidement ses cousins déjà bien familiarisés. Elle découvre les lieux et fine mouche du haut de ses treize ans, commence à chercher où peuvent se cacher les paquets attendus… Évidemment, les garçons se joignent à la chasse, le circuit salon-salle-à- manger-cuisine reprend du service.

De fait, en cuisine, Jacqueline et Martine commencent à s’inquiéter, non pour la dinde qui rôtit à merveille, four baissé, il suffit qu’elle cuise à cœur maintenant, sans dessécher. Un grand tablier blanc jusqu’aux chevilles, Jacqueline tire à demi la grille qui supporte l’énorme plat et arrose régulièrement la bête monstrueuse dont la peau roussie gondole et éclate comme un chewing-gum soufflé. Ce qui rend Martine bien nerveuse après ses petits-enfants invariablement présents lors de l’opération.
- Allez jouer ailleurs vous quatre…
- Mais qu’est-ce qu’ils font quand même, Delphine et Rodrigo ? Il ne travaillait pas aujourd’hui je crois, Delphine m’a parlé de RTT pour tous les deux, je n’ai pas confondu. Enfin, c’est peut-être la circulation, quand même, je vais demander à André de les appeler sur leur portable…
C’est la troisième fois qu’André appelle sa fille, mais la messagerie accueille invariablement son questionnement.

Alors que les deux sœurs se sont résolues à commencer l’apéritif au salon, tant l’énervement des enfants grandit, la sonnette retentit enfin !
- La circulation bien sûr, comment traverser le carrefour Pompadour à cette heure-ci ! Le portable ? Oh, la batterie comme toujours, dès qu’on en a besoin, elle ne tient plus la charge. J’avais dit à Rodrigo de me le changer, mais il n’a pas eu le temps, moi non plus d’ailleurs.
- Enfin, vous êtes là, je crois qu’on peut commencer, comme vous connaissez la maison, vous vous installerez plus tard… Enzo, Sarah, venez vite faire la connaissance de vos petits cousins…


Pierre et André s’attellent donc enfin au service du champagne, bouchons qui sautent simultanément et flûtes inclinées vers les goulots pour éviter les pertes.
Martine s’inquiète :
- Et le Champomi, tu te souviens où les bouteilles ont été rangées ? Tu ne les a pas laissées dans la voiture au moins ?
Sa voix un peu aiguë est noyée dans le brouhaha général, les enfants se précipitent davantage sur les canapés et les petits-fours brûlants, qu’ils recrachent vivement dans une serviette parce qu’ils se sont brûlés.
Corinne et Delphine, tout à la joie de se retrouver après ces quelques années, ont perdu un peu la vigilance habituelle et semblent indifférentes aux verres vides de leurs enfants. Martine est donc repartie en cuisine, où elle tourne et vire sur elle-même sans mettre la main sur les précieuses boissons. C’est Fabien, de passage vers la chambre du bébé qui lui sauve la mise en lui montrant le réduit frais où sont entreposés généralement les bouteilles d’eau minérale et les sodas.
- Excuse-moi, je me sens un peu bête, je ne connais pas encore tous vos rangements…
- C’est rien ma petite tantine, ne t’affole pas, la fête ne fait que commencer, on a la nuit devant nous…
- Mais pas les enfants tout de même, il faudra bien les coucher…
- Tout de suite après les cadeaux ? Ah là, je te souhaite bien du courage si tu t’attaches à un tel programme… Ce soir, je crois qu’ils prendront leurs quartiers libres…

Avant la deuxième tournée d’apéritif, et pendant que les femmes de la maisonnée attirent les enfants sur la terrasse pour guetter la comète du Père Noël, jeu auquel même les préados se prêtent, tous les pères organisent la chaîne pour remonter les innombrables paquets du sous-sol et les installer autour du sapin. Il faut faire vite, les autres vont avoir froid dehors, et on attend encore André qui a un peu de mal à enfiler la houppelande défraîchie par les années de service. Père Noël, c’est un métier, il faut faire attention aux divers accessoires et la barbe de coton commence à s’effilocher sérieusement.
- J’avais pourtant rappelé à Jacqueline qu’il fallait arranger ça, mais elle s’est lancée dans tellement de choses à la fois, c’est bien d’elle, ce genre d …
- Oh, ça ne fait rien, papa, vous y êtes ? Ils s’impatientent dehors, souffle Delphine, venue aux nouvelles.
- Bon, ça ira, tu peux les faire rentrer.

S’ensuit un bon moment de tumulte, des Waous, des chouettes, des ça y est, je l’ai mon jeu, des bravos, des encore pour moi ? des t’as vu, ils ont l’air contents, non ? Ah dis donc, ça vaut le coup.…
L’excitation des enfants emporte d’un coup toutes les préoccupations, les tensions entre Delphine et Rodrigo et leur dispute au cours du trajet, la perspective de chômage qui guette David et le mine pour sa famille nombreuse, l’insupportable partage de sa fille unique pour Julien, la peur du lendemain non-maîtrisable pour Martine à l’orée de sa retraite…
- Mais, Fabien, je ne t’ai pas vu filmer ? Oh zut, je comptais sur toi…
- Mais enfin maman, j’avais Théo dans les bras…
- Tu pouvais laisser Sabine s’en occuper.… Oh, c’est bête cette histoire, je voulais quand même conserver un souvenir de tout ça…
- C’est pas grave, ma tantine Jacotte, je vous passerai nos photos numériques, avec un joli montage, c’est aussi bien qu’un film…
- Oui, mais… Merci Corinne, c’est gentil à toi.
Pour un peu, Jacqueline sentait une grosse boule dans sa gorge, et ses yeux mouillés, résultat de tant d’efforts et d’énervement pour parfaire ce moment magique.
- Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un petit raté qui gêne l’accomplissement absolu du rêve ?


Pendant que les enfants découvrent leurs jeux respectifs, et ne peuvent s’empêcher de regarder avec envie ceux des cousins, les deux grands-mères profitent d’un petit répit. Les jeunes pères, Julien, David, Rodrigo coupent les emballages, montent les pièces détachées, disposent les piles dans les logements prévus. Delphine et Corinne rattrapent leurs discussions perdues en ramassant les papiers et les emballages. André et Pierre se sont appropriés la cuisine pour l’ouverture des coquillages. Ils sont assez contents de se retrouver, d’établir à nouveau la complicité qu’ils partageaient quand leurs femmes se voyaient plus souvent. Ils n’ont jamais souhaité s’immiscer dans les mouvements d’humeur, les petites rivalités fraternelles que leur point de vue masculin range dans la catégorie "broutilles". D’ailleurs, leurs préoccupations passent plus par la case « combien de litres au cent » ou « tu t’en sors avec ton comptable ? » que par ces sempiternelles comparaisons des exploits de la progéniture…

C’est alors qu’explosent les premiers pleurs. Au milieu des nouveaux jouets, Olivier a marché sur la télécommande de la voiture d’Enzo, et c’est le premier drame… L’un pleure parce qu’il est tombé sur le derrière, l’autre parce qu’il croit son jouet abîmé.


C’est le signal qu’il est temps de penser au repas. Les enfants regroupés sur une table à part, pour laisser aux adultes le loisir de se consacrer à leur propre plaisir. Le service se répartit facilement, les bras ne manquent pas. Quand enfin, Jacqueline s’assoit à sa place, tous ses invités installés, son regard croise à l’autre bout de la table celui d’André, et elle se sent brutalement saisie d’une insurmontable émotion, gratitude mêlée d’angoisse. À nouveau, la vilaine boule s’installe dans sa gorge, ses yeux s’humectent. Elle se domine de son mieux, mais son trouble n’a échappé ni à André, ni à Fabien.
- Eh bien maman, qu’est-ce qui t’arrive ?
- Ce n’est rien, c’est que je suis si heureuse de vous voir tous ici ce soir… Je voudrais qu’on en garde un souvenir extraordinaire, qu’on ne puisse pas oublier cette soirée.…
Malgré le concert de protestations qui s’ensuit, elle ajoute dans son for intérieur : parce qu’avec ce qui nous attend en janvier, la visite à l’hôpital prévue pour la prostate d’André, qui peut dire ce qui nous est réservé?
Mais André justement est bien tranquille, il sait que sa femme aura la force de repousser encore ce gros souci. Ce soir, la priorité est de profiter de la fête, la maladie que le couple n’a pas divulguée restera éloignée de cette parenthèse.
Levant son verre plein de liquide ambré, il propose un toast à la tablée, le regard illuminé de tendresse vrillé dans les yeux de Jacqueline :
- Eh bien, buvons à la Joie qui nous réchauffe et au bonheur de vous réunir, Buvons à la trêve de Noël !

C’est le moment que choisit Enzo le finaud, pour lancer sa remarque :
- Vous avez vu, je crois que le Père Noël, il a mal aux pieds! Il a fait comme Papy, il avait les mêmes chaussons… Y va sûrement se faire gronder par sa femme en rentrant …
Ce qui prouve que toutes les trêves ne sont que des îlots éphémères de Paix, même dans les hautes sphères du Bonheur.