Éric Emmanuel Schmitt (16/01/2008)
J’ai achevé hier soir l'ÉVANGILE SELON PILATE, d’Éric Emmanuel Schmitt.
C’est une gourmandise que j’essaie de savourer encore un petit peu, laissant s’évanouir lentement le plaisir de cette lecture.
J’ai abordé pour la première fois les rivages de cet auteur à travers deux petits bijoux apportés par ma fille. Comme nous ne nous voyons pas très fréquemment, éloignement géographique oblige, nos échanges de musique et de lecture prennent toujours une valeur particulière, nous nous réservons l’une pour l’autre nos morceaux de choix. J’ai découvert ainsi Corinne Bailey Rae, il y a plus de deux ans grâce à elle, elle a repiqué mon téléchargement d’Ayo, mais elle est aussi venue chercher de vieux standards comme mes enregistrements historiques de Billy Holiday ou de Samson François. Bref, nos échanges culturels sont aussi des découvertes affectives, ou l’inverse, et ce n’est pas anodin car l’amitié, l’affection, ou même l’estime que l’on porte à celui ou celle qui ouvre devant nous une porte nouvelle conditionne en partie notre adhésion.
En partie seulement, reste ensuite ce face à face, en huis clos, que nous développons, ou non, avec l’artiste, écrivain, poète, musicien…
Un huis clos en effet, une intimité réelle quand il s’agit d’un auteur que les lectures d’ouvrages différents régalent également. Des préférences naissent effectivement, et elles varient parfois dans le temps ou la discussion qui s’instaure. En l’occurrence, cet effet se confirme pour moi avec les différents ouvrages de EE Schmitt, sans que j’éprouve pour autant l’envie de sacraliser son art… Non, justement, ce qui me plaît dans ses oeuvres, c’est cette facilité apparente du verbe, ces phrases simples, qui coulent sans accroc, ces mots familiers et justes. Il n’y a pas d’apparat, et pourtant la prose rutile dans des descriptions percutantes. Je reviens un instant sur la description de Jérusalem qui ouvre la première lettre de Pilate dans l’ouvrage cité. Ce tableau fondé sur le ressenti de l’odorat associé à l’ouïe, construit d’entrée de jeu l’inadéquation du narrateur au lieu de l’intrigue, lieu qui devient alors un personnage « antipathique »…et conditionne le point de vue adopté pour dérouler l’intrigue.( cf L'ÉVANGILE SELON PILATE , note sources vives)
J’ai abordé mon premier Schmitt en ouvrant OSCAR ET LA DAME ROSE, il y a deux ans. Enthousiasmée ! Malgré la dureté du thème, l' accompagnement à la mort d’enfants malades, le livre ne conduit pas à une profonde dépression empathique. L’ouvrage semble bref, et c’est tant mieux car il fonctionne évidemment à l’émotion, mais sans voyeurisme. E E Schmitt excelle dans l’art de la suggestion par la légèreté de sa plume, les phrases courtes, la délicatesse du vocabulaire, l’angle adopté pour développer son intrigue. L’intrigue justement qui n’est rien d’autre que… Le fil des jours qu’Oscar apprend à savourer d’autant mieux qu’ils lui sont comptés. Dire que je n’avais pas la gorge serrée serait mentir, mais l’émotion suscitée est génératrice de réaction, elle pousse à la générosité, ce qui n’est pas le cas de toutes les larmes qui nous échappent parfois…
Quand un livre m’emballe, je ménage toujours un intermède avant d’aborder son frère… J’ai donc attendu la fin de ma lecture suivante pour ouvrir enfin MONSIEUR IBRAHIM ET LES FLEURS DU CORAN, qui me hélait du haut de la pile sur le coin du chevet. Enfin, je m’emparai du bouquin, une édition physiquement réussie, sobriété du cartonnage beige à peine rosé, au mince double filet rouge… La classe sans le poids du luxe !!!
Je ne fus pas déçue, l’intrigue s’y déroulait plus légère, presque insouciante jusqu’au dénouement poignant, servie toujours par un poétique recours aux images colorées, pleines, gourmandes, sensuelles en un mot.
Ces deux ouvrages furent mes hors-d’œuvre, mais on l’a compris, plutôt menu gastronomique que cantine.
Au printemps dernier, toujours grâce à Nouchette, je me lançai dans LA PART DE L’AUTRE, édition de Poche. L’œuvre est plus importante, tant par son développement que par la thématique. Il s’agit pour EE Schmitt de confronter deux options du destin d’un personnage historique, en imaginant les développements parallèles de deux chemins de vie d’un même homme, grâce au postulat « et si… »
Et si… Adolf Hitler avait été reçu à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne …
Moins facile d’accès que les deux ouvrages cités plus haut, le roman expose, à l’image du double escalier à spirale de Chambord, les différentes étapes de la formation et de l’évolution de ses deux personnages. Le destin documenté de Hitler et la vie potentielle d’Adolf H, s’enroulent autour d’un même axe temporel, des galères estudiantines et vagabondes aux frimas d’une famille handicapée d’amour, des misères et petites gloires du front pendant la grande guerre à l’apprentissage politique de l’Un à Munich, les découvertes de la vie de bohème dans le Paris mythique des années trente pour l’Autre. Petit à petit, on le voit bien, la double spirale perd son parfait parallélisme, distordue par les influences des éléments du possible.
L’exercice peut paraître un peu périlleux, le temps de s’immerger dans les premières pages, puis les deux personnages se répondant fait pour fait, surtout dans les deux premiers tiers du récit, le lecteur trouve rapidement ses repères. Le questionnement est saisissant et fécond, une manière de revisiter aussi le montage historique d’une période troublée. Si le destin de l’Europe et du monde n’avait tenu qu’à un non événement.…
Reste que… Le postulat de départ permet l’évolution comparée des possibles d’un individu, et la manière dont Éric Emmanuel Schmitt tire les ficelles développe la vision philosophique du rapport entre l’homme et son époque. On observe la formation d’un monstre schizophrénique, on frémit de constater l’effet de ses frustrations sur la marche du monde, et on se prend à penser que les Maîtres des Beaux Arts de Vienne auraient pu faire un effort…
Plus sérieusement, le regret du lecteur pourrait plutôt reposer sur la légèreté du développement psychologique des personnalités considérées. Certes, les frustrations de toutes natures, les ambitions tronquées, les difficultés de communication, les inhibitions sexuelles sont soigneusement décrites et constituent les différents axes du développement de la démonstration. Le point de vue de l’auteur nous conduit à observer un cas d’étude, il y manque les palpitations psychologiques des personnages d’un « vrai roman ». Sans doute, l’auteur n’a pas souhaité alourdir son sujet, déjà ambitieux et rigoureusement documenté…
Je ne crois cependant pas être seule à regretter ce manque de chair pour habiller l’Un et l’Autre , et l'inconsistance du dénouement en ce qui concerne le destin d’Adolf H. Bons sentiments, notion de sacrifice, tout cela est amené un peu à l’emporte-pièce, comme si l’auteur n’avait plus eu la vision claire et lucide de son personnage à partir du moment où l’intrigue doit se poursuivre dans un contexte historique virtuel… l’Allemagne des années de guerre sans la guerre, c’est en soit un autre sujet, difficile d’en dresser un tableau en dix pages .
Et si Éric Emmanuel Schmitt devait lire tout ce que ses lecteurs, admirateurs ou détracteurs, écrivent à leur tour sur ses livres… , je vous laisse, au gré de votre humeur, projeter ce qui arriverait à notre bonne République des Lettres. Heureusement que notre doux pays tolère encore le pluralisme des idées et l’arc-en-ciel de nos opinions.
20:05 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, EE Schmitt, lecture, écrivains, culture, philosophie de l'histoire, transmission | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer