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12/05/2012

Couleurs de l'âme

Sous mon clavier, il y a un Firmin qui trépigne pour prendre vie en ce moment. Je lui concocte doucement une longue nuit, dont je ne vous parlerais pas plus avant… Mais Christophe, notre "Maître d'activités" nous ayant demandé de réaliser une description de lieu sous l'influence contrariée de deux états d'âme différents, Firmin en a profité et s'est incrusté dans un décor que je n'avais guère songé à lui octroyer…

Vient la tentation de vous en faire profiter. Après tout, Firmin a atteint son but, il existe et je connais sa fierté. Firmin aime la terre de Provence, il aime la chaleur sèche et est ravi de la promenade. J'espère que  vous apprécierez cette balade au fil de ses états d'âme …



 

Printemps

 

Aveuglé par la luminosité du petit matin, Firmin s’arrête un instant sur le seuil de la maison, cligne des yeux quelques minutes avant de s’habituer à la clarté trop blanche  de l’aube. Il est à peine six heures,  en ce matin du 6 juin, et sa colline commence à s’éveiller doucement sous la douceur du ciel à l’azur transparent,  luisant à peine  sous le rayonnement oblique du soleil. Son regard capte d’abord la barrière de couleurs vives où le vermillon tranchant des géraniums et  les camaieux mauves des pétunias alternent dans les pots qu’Éliette, sa femme, a soigneusement transplantés comme chaque printemps.  Elle délimite ainsi l’espace de la terrasse,   un quadrilatère mi-herbu mi- gravillonné, où trône un majestueux tilleul à l’ombre fraîche, idéal pour accueillir la table des repas.

 

Firmin et Éliette ont acheté, il y a plus de quarante ans maintenant, cette ferme abandonnée dans l’arrière-pays varois alors que leurs enfants étaient encore en âge scolaire. Un point de chute formidable pour les vacances en famille, une bouchée de pain pour une masure certes en piteux état, mais entourée d’un espace extraordinaire pour les enfants, un hectare de friche maquisarde qui permettait aux petits Parisiens de connaître une détente au grand air, sans contraintes de voisinage. De plus, à l’époque, on pouvait encore voir la mer depuis la façade de la maison, la côte n’étant qu’à six kilomètres en contrebas, un saut de puce pour rejoindre le voilier accosté dans le port tout proche.

 

Firmin s’étire une nouvelle fois devant le spectacle doré. Certes, les toitures cannelées des villas récentes  ont relevé progressivement l’horizon et masquent maintenant en grande partie le miroitement bleuté au fond du panorama. Le beige rosé des tuiles se mêle au vert sombre des chênes et des pins. Au début, Éliette et lui se sont insurgés, puis ils se sont habitués à la modification du paysage. Tant qu’une façade criarde, une verrue de béton percée de fenêtres indiscrètes ne s’érigerait pas comme une tour offensive devant leurs yeux…   Mais Firmin est resté ferme sur ses positions et a toujours refusé de céder les arpents sollicités par les promoteurs. Au moins, il leur reste l’espace, même si les enfants y viennent moins souvent avec leurs progénitures. Éliette et lui sont fidèles au poste dès le mois d’avril, et jusqu’aux premiers brouillards de Novembre, ils garderont maison ouverte pour qui souhaitera venir partager gîte et couvert à "la bastide". Cette maison au confort rustique est devenue au fil des années un refuge solide contre les tempêtes du monde, un havre de plus en plus confortable où célébrer les joies et les succès de leur tribu.

 

Comme tous les matins, Firmin entreprend le tour du propriétaire, à pas mesurés, sans presse. Il donne à Éliette le temps de se réveiller à son rythme dans la maison aménagée au fil des années. Il sait combien sa femme apprécie maintenant le ralentissement du rythme des journées.  Suivant un rituel instauré graduellement, il consacre d’abord son attention  aux quelques rangées de pieds de vigne. Témoins vigilants de la vaillance du vignoble,  des rosiers multicolores montent la garde devant chaque rang. Chacun d’eux rappelle un événement, le rouge vermillon pour  la naissance de Sabine leur fille, le rose tendre pour celle de  Simon le cadet. Le jaune célèbre leurs vingt-cinq ans de mariage. Firmin adresse aux fleurs pleinement épanouies un regard ému, les arbustes ploient sous les corolles veloutées, aux pétales serrés. Il s’engage entre les rangées de ceps bien alignés, où le feuillage s’est amplement développé, il inspecte quelques feuilles d’un œil expert, à la recherche de ces taches blanches ou marrons qui signeraient le passage d’insectes ou de parasites. Avec plaisir, il effleure du bout de ses doigts un peu gourds les embryons de rafles qui se forment déjà au sein du feuillage. Sous l’ombrage du vert profond, elles paraissent si pâles, presque blanches. Firmin sourit : comme la nature est bien faite !

 

 Le vieil homme a contourné la maison maintenant et entreprend de gravir la restanque derrière le mur nord. Son pas se fait plus lourd sur la terre rocailleuse. De petites pierres mal arrimées au sol  roulent sous ses pieds, il trébuche presque sur les accidents du terrain.

 

— Ouf, souffle-t-il en s’épongeant le front d’un large mouchoir , c’est bientôt plus de mon âge, ce terrain devient chaque jour plus pentu. Il faudra que je rappelle le nouveau jardinier  pour finir le nettoyage du sous-bois…

 

Demain, Firmin fêtera ses quatre-vingt-neuf ans, et il savoure par avance la perspective d’un tête-à-tête attendri que lui prépare à coup sûr  sa tendre Éliette.

 

 

 

 

 

Automne

 

Décidément, l’air devient plus frais en cette fin Septembre. Firmin remonte la fermeture éclair de son gilet et regrette déjà d’avoir oublié son écharpe posée sur une chaise de la chambre.  Debout sur la grosse pierre plate qui marque le seuil de la maison, il s’accoutume lentement à la lueur grise du lever du jour.  Derrière la crête de l’Estérel, à sa gauche, les premiers rougeoiements du soleil annoncent l’arrivée de la grosse boule flamboyante. Dans quelques minutes, l’astre paraîtra au-dessus  des roches rouges et l’embrasement sera total. Des années que Firmin se lève si tôt pour ne pas manquer l’apothéose matinale.

 

Mais ce matin, le regard du vieil homme se pose d’abord sur la rangée de poteries à la lisière de la terrasse. Malgré les arrosages crépusculaires, la sécheresse a eu raison de l’éclat des géraniums. Les dernières inflorescences dressent leur hampe d’incarnat éteint, les pétunias poussent leurs corolles flétries au bout des tiges dénudées. La danse lumineuse des couleurs s’est assoupie sous un voile de poussière, l’été finissant  a usé  aussi la vivacité des couleurs.

 

Firmin entreprend son tour de jardin rituel. Passant près du tilleul généreux qui ombrage toujours les déjeuners, il remarque les coussins des chaises qui ont été oubliés là la veille au soir. Bah, tant pis, il faudra bien les remplacer à la saison prochaine, si… Son cœur se sert et il se refuse à formuler plus avant sa pensée.

 

Les rosiers à l’entrée des vignes livrent vaillamment leurs derniers boutons de la saison. Quelques fleurs trop ouvertes  achèvent de se faner, le bout des pétales rouillés et recroquevillés témoigne de leur fatigue. Subtilité des roses alanguis  et des rouges ternis que l’éclat du soleil a patiné, décoloré comme un bouquet de mariage conservé sous cloche. 

 

Bientôt, la vigne rendra les armes, elle aussi. Les vendangeurs passeront demain, ils couperont d’un geste expert  les grappes noires  qui pèsent lourdement sur les ramures.  Une demi-journée suffira pour dépouiller les ceps de leurs efforts, et la vigne sèchera aux derniers souffle du vent ses feuilles roussies que personne ne viendra contempler cet automne.

 

Un soupir gonfle la poitrine de Firmin. Était-ce l’été de trop ?

Pourquoi la chaleur du midi s’est-elle montrée si harassante, au cœur de la belle saison? Pourquoi le vent a-t-il si souvent coupé leur souffle, les poussant à délaisser hamacs et chaises longues pour la pénombre fraîche de l’intérieur ? 

Son cœur se serre encore, et cette fois, Firmin ne refuse pas la grosse boule qui se noue dans sa gorge, qui broie sa poitrine et soulève une lame de fond qui noie d’un coup ses yeux. Après tout, cette vigne miniature, témoin de tous ses bonheurs, ne peut-elle pas aussi accueillir cette angoisse folle qui l’habite désormais ?  Assis à même le sol, seul au milieu des rangées de fruits promis à une récolte somptueuse, Firmin accepte de déverser sa détresse sur cette terre craquelée.

La fatigue d’Éliette, ses saignements de nez, ses vertiges multiples ont pris un nom hier. En baptisant les malaises de sa femme d’une désignation barbare, les médecins ont dressé un pronostic, ils ont tranché leur avenir d’un couperet  glacial.

Demain il faudra se battre.  Mais aujourd’hui, Firmin se terre une dernière fois au sein de cette nature rude et prodigue.  La poussière de la terre peut bien coller des rigoles grises sur ses joues  burinées, jamais autant qu’en ce jour, l’homme n’a perçu combien notre sort est lié au cycle des saisons. Hier, il est entré dans son hiver.  

 

                     

 

 

26/10/2011

l'alpiniste

 

 

C’était elle qui avait pris le cliché.

Pourquoi a –telle éprouvé le besoin de le sortir de l’album ce matin ?

Lucie caresse la photo d’un doigt tremblant.

- Heureusement qu’à l’époque, on prenait encore des photo papier, soupire-t-elle.

Par la fenêtre, elle voit la masse formidable  du Massif, et la face grise de l’Aiguille de la Vanoise. Sur la photo qui tremble entre ses doigts, l’angle de vue est exactement le même :  en face de l’aplomb d’une centaine de mètres qui ouvre les «affaires sérieuses » de la course. À partir de ce point-là, on est sur une pente à soixante pour cent, l’encordage est obligatoire…

Malgré la clarté ensoleillée de la matinée, elle sait bien qu’on ne peut pas encore distinguer les grimpeurs,  même depuis la terrasse  du Fontanette, le restaurant d’altitude où elle  vit et travaille. Mentalement, elle rejoint la cordée qui va « faire »l’Aiguille aujourd’hui. Il leur faudra encore deux bonnes heures pour arriver exactement en face de la fenêtre, d’où le cliché qu’elle tient dans les mains a été pris, il y a quinze ans, déjà.

Lucie frissonne malgré elle et se penche par –dessus le dossier du fauteuil qu’elle a poussé devant la fenêtre. Elle ne peut s’empêcher de vérifier encore une fois que la vue  depuis le siège est bien conforme. Elle s’en veut de se sentir si fébrile, alors qu’elle sait pertinemment qu’il n’y a rien à craindre, cette fois.

Son frère Marc est  un guide expérimenté. Savoyard pure souche, il  pratique la montagne depuis toujours. L’hiver en ski, dès la belle saison,  il ne pense plus que piolet, cordage, spits. Aussi,  s’il a décidé d’emmener Martin, son neveu, c’est qu’il sait que c’est le bon moment. Le temps est clair depuis au moins trois jours maintenant, et les prévisions météo franchement bonnes. Lucie ne doute pas que Martin, son fils de quinze ans, est maintenant fin prêt pour réaliser enfin cette course. Depuis des mois, la perspective de s’affronter à « la Petite Pasquier » l’a motivé à un entraînement drastique. Malgré ses craintes, légitimes, Lucie n’a pu que s’incliner.  La « Petite Pasquier » représente  une voie mythique pour  les  montagnards du massif de la Vanoise !

 

Cette première de Martin soulève des vagues d’émotions. Lucie  se souvient combien elle-même  et son frère Marc ont rêvé du jour où ils seraient enfin jugés dignes de s’attaquer à cette voie, un beau dénivelé de  350 mètres,  raide et athlétique contre une roche dure.

Techniquement, c’est l’épreuve initiatique  avec son dosage de passages difficiles, de pans escarpés et ombragés, froid comme une face Nord, avec un surplomb court mais délicat à mi-course, elle s’en souvient parfaitement, même si elle n’a plus jamais eu l’opportunité de s’y confronter depuis la naissance de Martin.

À nouveau, ses yeux reviennent à la photo ancienne. Elle sourit à l’évocation des circonstances de la prise de vue.  Elle venait de s’offrir alors un nouvel appareil photo, un Canon à focales variables,  grand angle, macro, zoom  avec un grossissement par sept , déjà énorme,  corrigé par un stabilisateur, du vrai matériel de pro… « Les marmottes de la Vanoise  auraient la vedette », on l’avait assez plaisanté sur sa  marotte photographique. Elle mourait d’envie de l’utiliser.  Et puisque sa maternité nouvelle l’empêchait de grimper, elle pouvait s’accaparer le massif par le biais de l’objectif…

En cette fin de printemps,   Marc et Philippe avaient décidé de s’offrir  en duo « la Petite Pasquier ,   en guise d’échauffement, avant l’arrivée des premiers clients… Toujours complices ces deux-là, même quand ils affectaient d’être rivaux. Philippe avait quand même l’avantage d’être, l’aîné des deux, et mettait volontiers en avant son expérience. Il n’hésitait jamais à rappeler qu’il connaissait mieux que Marc la plupart des sommets alpins mais aussi certaines pentes fameuses des Andes péruviennes, sans compter les deux voyages au Népal réalisés grâce à un client aussi original que richissime. Ces bonnes fortunes dataient d’avant son mariage avec Lucie et la naissance de Martin,   mais  Philippe aimait jouer encore de cette aura. Alors, une fois de plus, la dernière, Marc avait laissé le leadership à son ami et beau-frère.

 

 

L’esprit de Lucie est écartelé entre les deux horizons qui s’ouvrent devant ses yeux. Par la fenêtre, la roche grise de l’Aiguille  a perdu ses ombres bleutées du petit matin.  À huit heures, le soleil franchit enfin  la barrière de la Grande Casse,   la lumière devient plus crue, la muraille pierreuse blanchit, les reliefs s’affaissent. Encore une petite heure de marche,   et les grimpeurs du jour auront atteint le mur. Elle devra être en poste, mais elle ne s’affole pas, elle a déjà disposé son matériel à l’angle de la terrasse du restaurant, comme il y a quinze ans…

À quinze ans d’intervalle, elle s’apprête à prendre le même cliché…

Son cœur se serre.

C’est une grave erreur…

Et pourtant, Lucie refuse de s’avouer superstitieuse.

Le cliché est très net. Le fond rocheux de la paroi apparaît dans toute sa rugosité. L’ombre du grimpeur, le contour de son casque projeté sur la pierre accentue la profondeur des champs. Sous l’arrondi du casque, les cheveux châtains de Philippe s’échappent en boucles indisciplinées. À l’époque, malgré ses trente-cinq ans,  il conservait fièrement son allure d’adolescent. Pourtant, il était bel et bien père d’un fils  de six mois, pour lequel il projetait déjà toutes les étapes  de son apprentissage.

Dans  cette position de trois quarts dos, on pressent la vitalité et la hardiesse des gestes, la force de l’homme dans  l’effort. Philippe est collé à la paroi, tendu vers le haut du mur,  il est  relié à son équipier  vingt mètres en dessous  par une corde aussi vitale qu’un cordon ombilical ;  cette corde coule  de sa taille jusqu à sa cuisse. Impossible de voir son visage, mais qui le connaît bien sait qu’il est juste concentré dans l’action.

Voilà, c’était moins de trois minutes avant que le drame n’ arrive.

Ce qu’on ne voit pas sur la photo, c’est le plongeon de l’homme, quelques minutes après.   Pendant qu’elle guettait dans son viseur l’apparition de Marc, avec le décalage dû à la distance de sécurité entre les deux encordés, l’homme de tête avait déjà franchi l’arête bosselée qui limite le surplomb. En prenant pied sur le ressaut  au-dessus du dévers, il était sorti du champ de vision de Lucie, la dièdre inclinant à gauche la roche en un léger repli. C’est souvent la surprise, les plans invisibles que le soleil n’éclaire jamais. La plaque de glace attendait là, en embuscade. Comment un grimpeur aussi expérimenté que Philippe a-t-il pu l’ignorer ?

Longtemps, Marc a retenu le corps de Philippe qui s’est violemment balancé, après une chute de quarante mètres. Son premier réflexe a été d’assurer la prise par deux nouveaux mousquetons hâtivement clipés, mais cramponné à la paroi,  il n’a pu qu’essayer d’amortir le balan, choqué par le silence de son ami…

 

Lucie est froide maintenant.

Regarder la photo, c’est revivre à l’infini ce moment tragique, l’accident  qui a basculé leur vie. En évoquant  les événements de ce matin maudit, ses mains agissent sans qu’elle en ait vraiment conscience. Elle a numérisé la photo,  puis elle a cliqué sur le programme de retouche de son ordinateur. Dire qu’elle sait ce qu’elle prépare, qu’elle suit une idée précise? Non, elle agit comme une somnambule, l’esprit scindé en deux… Sur la même paroi, en ce moment, Marc et  Martin   s’apprêtent à attaquer le mur abrupt,  il leur faudra une bonne heure. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle pourra prendre les photos, comme il y a quinze ans, sans émotion, sans penser surtout. Puis viendra le dévers, et le surplomb…

 

Lucie a quitté à regret la chambre, la fenêtre et le fauteuil. Depuis la terrasse du restaurant, les possibilités de cadrage sont plus ouvertes. Quand elle aperçoit enfin les grimpeurs, elle les immortalise longuement, l’un après l’autre, tendus qu’ils sont eux aussi dans leurs efforts. Puis elle change l’objectif du nouvel appareil, élargit le plan, les saisit tous les deux ensemble, ce qui demande du champ.

 Satisfaite, elle rentre enfin et s’active à intégrer les photos nouvelles. Sans réfléchir, elle les copie dans le fichier qu’elle vient d’ouvrir pour numériser le cliché d’autrefois. Ses doigts s’affairent sur le clavier tandis qu’elle suit mentalement les grimpeurs dans les derniers mètres qui les séparent du sommet. Là, ils vont souffler un moment, éperdus d’admiration devant le panorama conquis. Ils se sentiront  à l’égal des dieux créateurs, le temps de reprendre souffle. Puis Marc engagera Martin à boire son lait chocolaté pour recharger les accus, et la descente s’engagera, lente, prudente, presque toute en rappel.

 

 Sans qu’elle se souvienne l’avoir commandé, l’imprimante a craché les pixels reconstitués sur le papier glacé. La nouvelle photo n’est pas aussi nette que l’original, comme toujours avec le matériel informatique, mais le résultat est quand même satisfaisant.

Lucie revient alors vers le fauteuil roulant toujours immobilisé devant la fenêtre. Elle se penche  sur  l’homme  immobile, calé là  depuis si longtemps. Mais le temps n’a plus de prise sur lui.

 Elle porte le cliché modifié devant ses yeux, afin qu’il puisse contempler la scène. Sur le plan élargi, il y a maintenant trois grimpeurs. Martin  au milieu, Marc ferme la cordée… Mais le premier, celui qui guide et ouvre le passage, c’est Philippe,   l’homme d’avant, le fier ouvreur.

- Tu vois mon chéri,  souffle-t-elle en se penchant sur son oreille, toi aussi , tu grimpes avec eux…

 

16/07/2011

Turquie …

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Les Vacances, comme les histoires d’Amour, n’ont qu’un temps: en refluant, elles laissent les corps repus et les esprits saturés de Béatitude. Mais la mémoire est fille d’Ingratitude, et Oubli menace de trahir nos souvenirs  à mesure que nous réintégrons la Vraie vie…

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Carte postale de voyage ou récit de campagne ?

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Mon esprit hésite et tangue entre deux options également tentantes. Tandis que GéO s’investit dans le montage vidéo des clips qu’il a patiemment et méticuleusement cueillis au fil du périple, vais-je  chatouiller le clavier jusqu’à poser enfin les traces  fidèles et indestructibles de nos enchantements ?

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Le vent soufflait vigoureusement sur Bodrum au premier jour de notre halte… Idéal pour arpenter le port et  la cité sans souffrir de la chaleur. De fait, nous ignorons rapidement le côté station balnéaire en vogue; le Château  Saint Pierre  nous offre l’ombrage de ses jardins étagés et l’intérêt des vestiges du musée d’archéologie sous marine…

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À l’abri des remparts de la forteresse édifiée par les Chevaliers de Saint Jean dès 1406, nous admirons de multiples pièces d’architectures, sarcophages ou amphores remontés des profondeurs de la mer Égée.  Excellente mise en bouche pour le périple que nous engageons dès le lendemain.

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Éole s’affole en contrebas, mais les caïques glissent  sans frémir… Petite prière furtive cependant pour que le calme revienne avant la semaine suivante.

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23/06/2011

Chutes…

- Ça démarre très mal, cette journée… Ferais mieux  de rester couchée. Pas moyen pourtant… Plus de lait pour le prochain biberon.

Malgré le mal de tête lancinant qui l’a atteinte au plus profond de son sommeil, Sylviane sait qu’elle doit se procurer la précieuse poudre pour Lilly, avant qu’elle ne se réveille, d’ici moins d’une demi-heure. La pluie qui tambourine sur les vitres au moins aussi fort que la migraine vrille ses tempes la dissuade d’habiller les enfants pour sortir… Et puis surtout, éviter que le bébé de six mois ne se réveille avant qu’elle ait le temps de préparer le prochain ravitaillement.

Un coup d’œil au coin salon : Léo s’est levé et habillé seul, il a l’habitude… Il s’est aussi préparé son petit-déjeuner comme un grand, du haut de ses cinq ans : le paquet de biscuits traîne sur la moquette à côté du canapé et  sur la table basse une briquette de lait chocolaté écrasée témoignent de son autonomie.

- Je sors une seconde Léo, souffle-t-elle à son fils, tu restes avec Lilly, mais ne la réveille surtout pas…Je vais au coin de la rue chercher du lait, je reviens dans un quart d’heure…

Léo ne détourne même pas la tête de l’écran de la télé où il regarde les dessins animés depuis un bon moment. Il opine simplement  du chef pour montrer qu’il a compris, comme d’habitude.

 Dans sa hâte, Sylviane enfile son pantalon de survêtement par-dessus son pyjama, elle glisse le plus gros de ses cheveux rebelles dans le chouchou qui traîne sur le lavabo, endosse son vieux blouson  à capuche ; elle glisse le porte-monnaie déjà trop plat dans la poche et claque machinalement la porte derrière elle.

- J’aurais dû prendre la clé ! Tant pis, Léo m’ouvrira, mais ça risque de réveiller Lilly.

 Fugace pensée disparue aussitôt  tandis qu’elle se lance dans l’escalier du petit immeuble où elle occupe encore un deux pièces étriqué au troisième étage, sans ascenseur évidemment.

 

 

Resté seul, Léo en a assez de ces dessins animés déjà vus plusieurs fois. Il éprouve le besoin de se dégourdir les jambes et en traversant l’entrée que vient de quitter sa mère, il se saisit du ballon qu’il a laissé tomber là la veille, en remontant du square. Le souvenir brûlant de la gifle que lui a value son dernier tir dans l’appartement arrête son pied à temps. S’il cassait encore quelque chose, Maman serait furieuse. Et puis s’il drible, le bruit va réveiller Lilly…

Alors, il ouvre la porte de l’appartement ; sur le palier, il ne cassera rien…

 

Au début, le ballon roule doucement vers la porte de la voisine, la vieille, très vieille Madame Saboura. Un petit tacle professionnel permet d’éviter le choc contre le battant de bois, qui n’aurait pas manqué de faire sortir la voisine. Léo n’a guère envie qu’elle s’offre encore à le garder, avec ses vieux biscuits rassis… Mais il a poussé le ballon un rien trop fort et celui-ci roule vite vers les marches. Le voilà qui rebondit rapidement sur les degrés, prenant de la hauteur au fur et à mesure. La course de la sphère s’achève pile dans la porte de droite, au deuxième étage. Le choc est terrible pour les Dutellier, qui achèvent leur toilette.  Pour Robert Dutellier, c’est l’alarme qui ouvre la porte à sa paranoïa latente.  Il se persuade qu’il s’agit d’un tir d’arme à feu dans le hall de l’immeuble et somme Anne, sa femme, d’appeler la police, tandis qu’il s’enferme aux toilettes, histoire de laisser les voyous se calmer…

Sur le palier, le ballon reprend de la vigueur après ce heurt, il rebondit de plus belle jusqu’à la rampe, dont il attaque la tranche de trois-quart. Ce faisant il évite la porte de l’appartement de gauche et c’est dommage, car il aurait tiré de sa torpeur suicidaire Hervé Galinet, abruti par les curieux mélanges alcool-cannabis et  autres substances  inusitées avec lesquelles il lutte contre la dureté des temps. Galinet n’a rien entendu au fond de son brouillard cérébral. Pourtant dans sa cuisine, l’eau bout depuis un quart d’heure dans une casserole, elle  continue de déborder à gros flots sur le brûleur à gaz qui menace de s’éteindre sous les vagues bouillonnantes. Mais Hervé Galinet a oublié qu’il avait envie d’un café…

 

 Léo s’est élancé dans la cage d’escalier, à la poursuite de son ballon rouge et noir. Malgré ses cinq ans seulement, il a conscience que sa maladresse ne passera pas inaperçue. Il espère encore rattraper l’objet avant que l’un des voisins ne s’en mêle. Sans pitié, le  ballon prolonge sa descente infernale vers les appartements du premier. Du plat de la main courante, il atterrit en face sur la courbe du mur,    entraîné dans ce mouvement de va et vient par la synergie, la force de la chute multipliée par la vitesse des rebonds… La sphère caoutchoutée a acquis sa vitesse maximale quand elle percute la tête d’Adèle Saboura, de retour de ses courses matinales. Adèle, la voisine de Sylviane, a  atteint quatre-vingt-six ans et peine à marcher, mais pour rien au monde elle ne renoncerait à son appartement du troisième, qu’elle entretient seule, s’acharnant à refuser l’aide de la mairie pour les courses et les menus travaux. Agrippée à la rampe de la main droite,   sa canne dans la main gauche ne l’empêche pas de saisir les barreaux pour tirer  sur se bras et hisser ses pieds enflés, un degré après l’autre, les trois étages à grimper comme un défi journalier au temps qui passe. Elle a entendu les chocs successifs et deviné plus qu’elle n’a vu l’ombre du projectile. La violence de l’impact ne lui laisse aucune chance et tandis que son corps tout cassé s’affale par-dessus la rambarde, elle atteint le carrelage du hall  au rez-de-chaussée plus vite que l’objet assassin.  Le ballon marque une halte sur le palier du premier, brise au passage l’applique murale qui éclaire les parties communes. Il semble déconcerté par les morceaux de verre qui se déposent sur le parquet, zigzague un instant comme une boule de billard avant de rouler mollement vers la dernière volée de marches. Le premier degré franchit, sa chute infernale reprend, sans violence, comme s’il avait épuisé sa brutalité dans l’agression d’Adèle.

 

Léo saute maintenant les marches du plus vite qu’il le peut… S’il le pouvait, il descendrait sur la rampe, mais il n’est pas mûr encore pour imaginer de telles acrobaties. Alors il s’élance vaillamment dans le vide, bravant sa crainte de tomber comme son ballon… Il arrive sur le palier du premier étage, il n’a pas vu la chute de la vieille Adèle, il se tenait contre le mur et n’avait pas le panorama sur l’ensemble de la cage d’escalier… Mais il a entendu la résonance terrifiante de l’impact. Il n’aime pas la sensation du verre pilé sous les semelles de ses chaussons. Encore un étage, il est certain que son ballon n’ira pas plus loin que le hall de l’immeuble… Alors il pose le pied sur la marche suivante, encore une fois, il entend distinctement le dernier rebond du caoutchouc gonflé sur le dallage… Cette fois, Léo imagine tellement fort la butée de l’objet contre le portail de la rue, il se voit déjà en train de le ramasser et de remonter le plus rapidement possible auprès de Lilly…

À la troisième marche avant le sol, il réalise qu’il n’a pas la clé de l’appartement… Mais sa pensée disparaît dans l’éblouissement soudain de l’énorme boule de feu qui mange la cage d’escalier dans son dos. Il n’a même pas conscience du vacarme qui secoue  le quartier tout entier. Le souffle de l’explosion le propulse contre les conteneurs des poubelles comme une poussière minuscule et sa dernière pensée avant de s’évanouir est pour ce ballon qu’il voudrait ne plus lâcher… Un bien vilain ballon qui  lui a échappé sans ménagement, qui a provoqué tant de dégâts mais n’a pas su déranger la bonne personne. Dans l’appartement d’Hervé Galinet, l’eau a fini par éteindre la flamme de la cuisinière, laissant s’échapper le gaz. Les coups de boutoir répétés par les différentes chutes ont fini par ramener l’homme à l’envie de son jus matinal ; dans son semi coma, il a allumé les lumières sans sentir l’odeur putride des émanations… Les pompiers ont travaillé longtemps afin d’extraire les victimes ; personne ne pourra  jamais imputer au ballon le décès d’Adèle.

Léo, lui a compris, mais il n’a rien dit quand les pompiers l’ont enfin trouvé au milieu des gravats, recroquevillé dans le ventre éclaté des poubelles.   Il a bien trop peur que Maman lui confisque le ballon qu’il tient très fort contre son cœur.

 

 

 

04/06/2011

C'est l'histoire…

C'est l'histoire  est un jeu de créativité proposé dans le cadre de l' ACL.

Les lignes en vert constituent le point de départ d'une histoire. C'est  Galina qui a donc imaginé la situation que je me suis ensuite appliquée à dérouler… Lorsque nous nous sommes revues quinze jours plus tard, elle ignorait comment j'avais mené son affaire…

 

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Tempête à bord…

 

 

    C’est l’histoire de cette traversée et de son équipage sur le paquebot “Cambodge “. J’avais alors vingt-trois ans. Mes malles étaient entassées dans la cale parmi d’autres et inaccessibles. Je passais le plus clair de mon temps à visiter le paquebot avec ses couloirs, ses escaliers, ses écoutilles à n’en plus finir. Parfois même, je prenais des portes et des couloirs sans savoir où ils me mèneraient. Mais ce qui me plaisait le plus, c’était de me retrouver à la coupée du commandant.

    Là, j’observais la passerelle du paquebot s’étendant devant moi, se terminant en pointe, comme une flèche, faisant corps avec l’étendue de l’Océan.          

 

**

    Comme souvent, ce jour-là, je m’étais glissée dans la coupée, avec l’accord tacite et bienveillant des marins de quart. Depuis mon  poste d’observation, je réalisais peu à peu une certaine tension des hommes à leurs postes.

             Au loin, l’horizon s’assombrissait et devenait menaçant. Le commandant pris le message que lui tendait son personnel radio.

          - Nous allons rencontrer une tempête, assez forte, informez le personnel et l’équipage, lança-t-il.

         À peine avait-il donné ses ordres que  l’apparence des flots autour de nous s’était complètement modifiée. Du bleu profond auquel nous étions habitués, la mer avait viré au gris sombre, se creusant de plus en plus profondément, les crêtes  mouvantes et désordonnées  s’ornant de larges festons blancs.

    Semblant prendre conscience de ma présence pourtant discrète, le commandant m’ordonna de regagner les ponts inférieurs avec les autres passagers. Son ton était tellement déterminé que j’obtempérai sans répliquer.

 

    Il était d’ailleurs grand temps de se mettre à l’abri. En quittant le pont supérieur, j’eus le temps de regarder par les baies vitrées du grand salon. Je vis passer en un éclair ce que j’identifiais comme des matelas ou des couvertures de transats, que le personnel n’avait pas eu le temps de ramasser. »Profits et pertes » pensais-je en souriant. L’instant d’après, le navire plongea violemment dans un creux et je me retrouvais accroupie sur le sol, résolue à trouver rapidement un moyen de stabiliser ma posture.

 

***

 

    Nous étions assez nombreux  réunis dans le salon du pont moyen, où se déroulaient régulièrement les spectacles nocturnes proposés pour égayer les soirées à bord. À cette heure de la journée, il était habituellement désert, mais son décor cosy semblait tout à fait approprié pour éviter de penser au ciel subitement assombri, aux éclairs aveuglants qui se déchaînaient maintenant tout autour de notre paquebot. Comme moi, la plupart des passagers étaient résolus à faire confiance à notre capitaine et à l’équipage. Les histoires de croisières entendues ça et là faisaient suffisamment état de leurs expériences… Ils en avaient tous vu d’autres ! À l’abri de l’écrin aveugle que formait cette salle de spectacle, les passagers faisaient front avec patience.  La dépression semblait sérieuse et malgré sa taille respectable, notre navire était agité de soubresauts intempestifs. Le capitaine avait expliqué par l’intermédiaire du réseau de communication interne qu’il essayait de ne pas dérouter le navire mais qu’il devait manœuvrer au plus près pour prendre  les lames de trois quarts afin de maintenir la stabilité du bâtiment. Rassurés par ces commentaires, les voyageurs reclus plaisantaient,   forçant parfois la note, comme s’il s’agissait de sauver la face.    Peu à peu cependant, et malgré les collations proposées par le personnel dévoué, chacun se sentit gagner par un malaise désagréable, de plus en plus manifeste à la longue. Les conversations s’éteignirent au fil des heures.  Nous cherchions à suivre les mouvements du paquebot, persuadés qu’en acceptant  mentalement ces déplacements brutaux, nous échapperions à l’inévitable mal de mer qui s’annonçait de plus en plus dominateur… Hélas, nos efforts n’étaient pas également récompensés.

    Les haut-parleurs grésillèrent  enfin. Réconfortés, nous nous redressions déjà sur nos banquettes, quand la voix du Capitaine  requit notre attention :

    - Mesdames et Messieurs, la tempête que nous traversons actuellement risque de se prolonger toute la nuit…  Compte tenu des conditions particulières, ceux d’entre-vous qui le désirent pourront se restaurer d’un repas froid  au self- service du pont moyen, puis nous vous prions de regagner vos cabines le plus rapidement possible. En aucun cas vous n’êtes autorisés à sortir sur les ponts supérieurs. Merci de votre compréhension.

    Ce message eut pour effet d’accentuer le découragement qui guettait certains d’entre nous. Je vis en particulier le visage de ma voisine se froisser en une mimique trahissant son angoisse. En dépit de son âge mûr, elle semblait sur le point de pleurer comme une fillette éperdue.

 

****

 

    Au milieu de la déroute générale qui s’annonçait, j’entendis alors la voix claironnante de l’un des animateurs de nos soirées divertissantes… Son timbre nasillard et instable, comme s’il était en mue perpétuelle, était aisément reconnaissable. Accentuant le déséquilibre que le tangage du paquebot lui imposait, l’homme se dirigeait vers l’estrade arrondie réservée aux spectacles. Ses comparses habituels le rejoignirent à leur tour. Dans la confusion des heures précédentes, personne n’avait reconnu leurs silhouettes, mais leur intervention les sortaient de l’anonymat. L’un d’eux se mit au piano, et même si ses doigts n’attrapaient qu’une note sur trois, la mélodie endiablée qu’il semblait poursuivre dopa l’assistance. Sans réfléchir, je me mis à fredonner cette musique  qu’en temps habituel je n’apprécie qu’à dose homéopathique. Je n’étais pas la seule à réagir de cette façon. Les animateurs se mirent à frapper dans les mains, manœuvre pourtant risquée car il leur fallait surtout assurer leur position verticale ! Inévitablement, l’un d’entre eux perdit l’équilibre et se retrouva affalé devant la grand-mère prête à pleurer tout à l’heure. Ragaillardie, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire et tenta de prêter main-forte au comédien étalé à ses pieds. Ce fut le début d’un sketch inattendu. Faisant mine d’aider son voisin, chacun endossa le rôle des dominos, et charivari du navire ou pas, voilà le salon envahi de clowns à quatre pattes, se livrant à des galipettes  involontaires ou provoquées, accompagnés d’un fond sonore délirant et tapageur.

    En quelques minutes, Angoisse et Impatience avaient cédé la place à l’hilarité et au défoulement enjoué.

     Confortés par ce succès, les animateurs enchaînèrent les numéros que  la tempête réinterprétait avec force remous. Ces saynètes déjà vues au cours des soirées précédentes paraissaient tout à coup nettement plus drôles, leur effet comique contaminant les assistants qui ne résistèrent pas tous à la tentation d’y ajouter un grain de sel de leur cru… Si bien que la salle était en effervescence depuis plus de deux heures, sans que quiconque ait prêté attention aux interventions diffusées depuis le poste de commandement.

 

     La nuit s’avançait cependant, et avec le point de l’aube, le vent perdit enfin de sa force. L’amplitude des lames s’amenuisait imperceptiblement, mais dans la salle peu s’en rendirent compte en temps réel. L’excitation générale avait permis d’occulter le désagrément des roulis et la crainte légitime devant les colères de la mer.

 

 

*****

 

     De mémoire de Capitaine, jamais une si longue traversée n’avait connu une ambiance pareille !

    Après un repos bien mérité, équipage et passagers se retrouvèrent à tous moments du périple comme les membres privilégiés d’une compagnie confraternelle. Il semblait difficile d’échapper à cette solidarité née de l’épreuve dominée ensemble.

             Alors que le début de la traversée m’avait apporté l’ivresse des espaces infinis dépourvus d’horizon, la volupté de remplir mes poumons d’air vif saturé d’embruns, d’emplir  mon esprit d’images et de sensations de liberté entre ciel et mer, voilà que le plus beau moment de ce voyage avait eu lieu dans le ventre aveugle  de ce paquebot, au même titre que mes valises entassées dans la soute. Quelle ironie !

      Au plus vif  de la tempête, le commandant et ses marins de quart, bien trop occupés à leur poste pour s’enquérir du confort des passagers, n’avaient pas eu connaissance de notre désobéissance à leur injonction de repli dans nos cabines. Ignorant la liesse qui nous avait unis, ils attribuaient cette atmosphère si  subtilement chaleureuse à notre soulagement et notre reconnaissance pour leur qualité de pilotage. Personne n’a  ensuite songé à les détromper.

    Voilà des années que j’ai accompli ce voyage qui devait changer ma vie à tout jamais… J’avais embarqué le cœur partagé entre le déchirement de quitter ce pays d’Asie qui m’avait vu grandir, et une insatiable curiosité pour l’Europe et ses promesses…

    S’il me fut donné un moyen de surmonter mon dilemme, c’est à cette tempête que je le dois. Car cette nuit-là, j’ai partagé un moment de solidarité inoubliable, et  j’ai souvent revu la petite grand-mère au bord des larmes… Car sous son regard bienveillant,   au milieu des heurts du tangage,  j’ai embrassé pour la première fois l’homme qui, bien des années plus tard, est devenu le père de mes enfants 

 

30/10/2010

La Dauphine et le Baby-foot


C’était le dernier achat de Jean-Paul.

Il n’avait pas encore reçu sa feuille de route, mais il n’avait évidemment aucun doute sur l’imminence de l’Appel. En cette année 1959, la tournure des événements  sentait le roussi, pour reprendre l’expression de son père, et Jean-Paul, comme  tous les amis de sa classe, ne se berçait pas d’illusions. Pour  tous ceux qui, comme lui, devaient fêter leurs vingt ans, ce serait sans appel vingt-huit mois minimum d’incorporation.

 Et pourtant, il l’avait achetée,  sa Dauphine, convoitée si longtemps; il avait accroché aux formes rondes et élégantes de la voiture ses rêves d’avenir, l’argument décisif qui avait fait fléchir André, son père, pourtant peu enclin aux fantasmes.

- Tu comprends Papa, l’argent que j’ai gagné à l’usine depuis deux ans, il est déjà investi. La voiture, elle sera là quand je reviendrai, je n’aurai plus qu’à finir les démarches pour la licence du Taxi. Tu verras, c’est un bon plan…Maintenant, je te montre comment tu vas la faire tourner de temps à autre, pour que la batterie  ne se vide pas…

André avait accepté de garder la voiture dans le garage du pavillon. De toutes les façons, il n’avait jamais eu de voiture et n’avait même jamais passé son permis de conduire…

 

Depuis le départ de Jean-Paul pour l’Algérie,  chaque dimanche, André ouvrait en grand la porte du garage, tirait la bâche de protection, la pliait soigneusement, avant de se livrer méticuleusement au rituel  d’entretien promis à son fils : faire tourner le moteur sur place cinq à dix minutes,  passer la chiffonnette douce sur la carrosserie.  Il lustrait les chromes et lessivait les optiques, sans oublier le rétroviseur tout rond apposé sur la portière gauche, une option dont Jean- Paul était très fier.   Ce faisant, il se livrait à son monologue  intérieur, ponctué de quelques mots échappés malgré lui, véritable conversation entre la voiture et lui-même : si une lettre de son fils était arrivée dans la semaine, André transmettait les nouvelles telles qu’il les avait lues et digérées:  les potins de chambrée,  les exercices d’entraînement,  les menus événements que le soldat avait le droit de  raconter… Cette discussion intime le soulageait d’un poids terrible, l’absence de son fils unique, il avait l’impression de s’adresser à la Dauphine comme il aurait donné des nouvelles à la fiancée que Jean-Paul avait perdue.

 

De son côté, Monique, son épouse, s’affairait à l’étage dans la chambre de leur enfant. Sans exagération, c’était la pièce la mieux entretenue du pavillon, où pourtant, Monique ne ménageait pas sa peine. Car cette pièce quasiment  intouchable avant le départ de Jean-Paul, était devenu son sanctuaire : Le lit fait de draps propres, pour quand il aura une permission, la poussière  inexistante essuyée tous les deux jours, les vitres de la fenêtre lessivées une fois par semaine, malgré les volets fermés. André la taquinait :

- Si tu crois que JP va faire attention au ménage !

- À force de frotter cette armoire, tu vas la rendre plus aveuglante qu’un miroir…

Monique n’avait cure de ses menues moqueries, elle s’acharnait tout particulièrement sur l’électrophone Teppaz que la famille entière s’était cotisée pour offrir aux vingt ans de Jean-Paul. Au lieu de l’installer dans le salon, pour en profiter, comme son fils le lui avait suggéré, elle l’avait soigneusement refermé et installé sur la table devant la  fenêtre, le  "bureau " de son enfant. Le plus difficile consistait à dépoussiérer cette étrange matière mi-tissu mi-plastique dont semblait faite la coque de l’appareil. On  aurait dit un tissu pied-de-poule, un granité de plastique qui accrochait la poussière de sorte que celle-ci  menaçait d’entrer par  la trame qui recouvrait les haut-parleurs intégrés.

Et puis il y avait maintenant dans l’angle de la pièce le baby-foot. Ça, c’était plus récent. Le baby-foot avait été gagné des années auparavant, personne ne savait plus comment, par Jean-Paul et son groupe de copains, dans une kermesse, un gros lot, elle n’avait peut-être jamais su exactement. Comme il fallait bien entreposer l’engin quelque part, le groupe avait choisi le pavillon de ses parents, le plus spacieux de tous les logements de la bande. D’abord, André et Monique n’y avaient pas consenti de bon cœur, ils redoutaient l’un et l’autre le bruit que les parties allaient générer. En réfléchissant bien ils s’étaient dit qu’après tout, les gamins seraient mieux là qu’à traîner Dieu  savait où, dans les cafés par exemple, et ils avaient accepté à condition que ça se passe dans le garage… Il y en avait eu des parties, dans ce sous-sol, puis des surprises-parties, avec whisky-coca, musique à fond, et les filles qui avaient commencé à s’introduire, une par une, toujours souriantes et gentilles… Il y avait eu pour finir Patricia, jolie comme un cœur…Mais elle avait  rompu net avec son Jean-Paul, à deux mois de l’incorporation! Celle-là, elle ne lui pardonnerait pas la mine tirée et l’humeur chamailleuse de son garçon, le premier  chagrin d’amour asséné.

 

L’arrivée de la Dauphine avait bousculé l’ordre des choses. Il avait fallu monter le baby-foot au premier étage, dans la seule chambre aménagée sous comble. Alors, voilà, elle pestait un peu en époussetant aussi l’engin, se coinçait les mains dans les figurines de bois qui tournaient vicieusement dès qu’elle cherchait à soulever la poussière du tapis vert au fond. Mais en même temps, ce baby-foot, c’était aussi un peu de Jean-Paul qui était rentré dans son antre, comme s’il allait débarquer du train et  jeter son barda à terre avant de faire tourner les barres d’un revers de poignet.

André et la Dauphine, Monique dans la chambre, tous deux tenaient  ainsi de secrètes conversations avec leur rejeton. Les pensées qui s’exprimaient-là allaient bien au-delà des mots posés sur le papier des lettres échangées. D’abord, tout le monde savait que les missives personnelles étaient lues, et cette idée dérangeait. Comment parler de soi, de son compagnon, des soucis familiaux ou intimes, quand le premier lecteur serait un sergent quelconque, qui connaîtrait les secrets des familles avant leurs destinataires ! Parfois, le courrier parvenait très irrégulièrement, certaines lettres mettaient plus de quinze jours, et cela créait des trous dans la relation… Alors les soins apportés au mobilier de la chambre, à la Dauphine du garage, c’était une résistance du cœur pour maintenir solide le lien. Attention, personne ne se laissait démoraliser, envahir par d’absurdes pensées de danger… Pour rien au monde on n’aurait cédé un pouce de terrain à l’angoisse, à  la peur, aux idées noires.

 

Au fil des mois, Jean-Paul avait eu deux permissions, dont une passée en France. Il avait fait un saut à Draveil, trois jours d’éclaircie et d’oasis. Il n’avait pas prêté attention à sa chambre, au mobilier rutilant, le Teppaz n’avait même pas été ouvert. Deux des copains présents étaient montés dans la chambre, mais Monique n’avait pas entendu le tapage d’une partie de baby-foot en cours… Et André avait dû insister pour que Jean-Paul sortît la Dauphine de sa bâche, en fasse le tour, écoutât ronronner le moteur, avant de céder et de l’emmener au moins jusqu’à la station d’essence.

N’empêche, pour les parents, tout était en ordre, ils avaient fait de leur mieux pour préparer le retour de l’absent…

 

 

Ç’aurait dû être un jour comme un autre. Un samedi tranquille, ménage et courses, un peu de repos après déjeuner.

On a sonné à la porte du pavillon. Monique est allée ouvrir, jetant son torchon en même temps qu’un « laisse, j’y vais » à l’adresse d’André, plongé dans l’Aurore de la veille.

Le gendarme l’a saluée, lui a parlé doucement en tendant un feuillet bleu.

Monique serait incapable de se souvenir des paroles du messager. Ses doigts ont attrapé la missive, sans l’ouvrir…À quoi bon ?

De son fauteuil au salon, André a vue sur l’entrée, il a perçu la stature du gendarme dans l’encadrement de la porte. Monique n’a pas pensé à lui dire d’entrer.  Elle se tient droite en face de lui, immobile, si longtemps qu’elle aurait pu être statufiée. Le gendarme a salué, d’un geste rapide de la main au képi, il est parti à reculons semble-t-il.

Alors, André s’est levé du fauteuil, a glissé vers le corridor jusqu'à l’escalier qui descend au garage, sans même tenter de parler à sa femme.  D’une main tremblante,  il caresse la bâche de la Dauphine,  comme la robe d’une femme.

Tout bas,  comme pour ne pas mettre en fuite le souvenir de son enfant, il lui parle à mots doux, espacés par sa respiration haletante,  il prononce des mots qui disent qu’il va prendre soin de la Dauphine encore, qu’il ne cessera jamais de l’attendre, de préparer son retour.

 

 

 

 

05/03/2010

L' Ange



Notre voyage- surprise de cette fin février s’est révélé une fois encore un retour aux sources du cœur : Le complot mené par Nouchette et GéO n’a peut-être pas pris la forme imaginée initialement par les compères, mais comme il s’agit d’une histoire d’Ange, il a bien fallu s’adapter aux conditions nouvelles.

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Notre Ange se porte bien. Il s’est fait tirer le portrait en multiples exemplaires; déjà photogénique, il multiplie les poses à l’envi,   mais conserve jalousement son mystère.
À  une certaine manière d’exiger le repos de sa mère,    je le soupçonne de veiller déjà sur ses parents… À tout le moins, Nouchette ne risque pas de commettre des excès de table, ni de bricolage…À moins d’établir son campement dans le coin toilettes  fleuri du   nouvel appartement…


J’adore l’idée que ma fille vit en co-location intra-utérine.


Cette pensée éveille une foule de souvenirs, de sensations plénières entre  euphorie exaltée et malaises diffus. Des bouffées de plénitude béate alternant avec ces spasmes vomitifs du petit matin, le dégoût soudain de certains mets succédant à une tenace fringale. Nous avons toutes connu ce sentiment décalé de n’être plus tout à fait l’unique Maître de notre corps, cette  l’obligation de se plier à des règlements intérieurs où l’on n’a pas son mot à dire… Vaille que vaille,   semaine après semaine, l’Ange établit son nid, creuse sa place au sein du ventre accueillant, pousse ce qui le gêne et commence à ériger une rotondité à peine perceptible sur la silhouette de sa génitrice. Comment expliquer ce sentiment de fierté à regarder ainsi évoluer celle qui reste ma Douce, et qui m’apparaît en songe comme l’Enfant Révélé qu’elle fut à mes yeux émerveillés?


Ces deux-là ont encore six mois pour s’accoutumer à la solidarité physiologique, puis il leur faudra apprendre la séparation organique… Avant l’ultime moment de la confrontation face-à- trois-faces.  Parce que le Père a aussi son mot à dire, son envie de protection, d’intervention, sa projection personnelle ; qu’attend un futur Papa quand il assiste, médusé et impuissant aux nausées de sa bien-aimée transformée d’un coup en marmotte revendiquant d’habiter  jour et nuit sous la couette ?  Il s’attendrit sûrement devant les métamorphoses, simultanément patient et curieux, attentif aux angoisses qui pointent et aux étapes incontournables. La séance photo de la première échographie représente la première entrée en contact,   un rendez-vous concret où l’Ange revêt d’un coup une existence propre, il a un physique,   certes encore un peu flou, des attitudes, des sursauts marqués quand la technicienne blasée secoue son antre.


Effets paradoxaux du progrès, cette surveillance vidéo lui vole son intimité : elle anticipe considérablement la prise de contact, elle répond à des questionnements  qu’elle a suscités : Le squelette est vérifié, les doigts décomptés, le crâne examiné, les membres inspectés, les mesures normalisées. Dans la nuit des temps, les femmes enceintes n’avaient aucun moyen de contrôle sur le mystère de la Vie auquel elles participaient, souvent involontairement. Cette formidable  avancée technologique ouvre l’affreuse boîte de Pandore du perfectionnement.
Que ma Douce vive sa grossesse sereinement me paraît une finalité nécessaire et suffisante pour préparer de beaux jours à cet Ange qui vient à nous. Je n’ai pas de meilleur vœu à formuler pour accompagner mon enfant parvenu  à l’étape même de notre première rencontre.


Une si belle aventure…

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21/12/2009

Les yeux de Mourad

Soraya Allouche ne peut retenir un soupir en franchissant la porte d'enceinte de la centrale. Ce nouvel entretien avec sa jeune cliente n'a encore rien donné, mais elle espère que son message finira par franchir la barrière mentale que la jeune Souad a dressée entre sa vérité et le monde réel.  La jeune avocate redoute le poids de cette affaire, en passe de transformer une tragédie d'ordre privé en fait de société. En témoigne déjà la poignée de journalistes qui guettent sa sortie. Elle sait qu'elle doit absolument les éviter pour le moment, ajuste ses lunettes noires, remonte le col de son manteau et sert nerveusement sa mallette contre elle.
Tandis qu'elle presse le pas vers sa voiture, elle imagine la jeune fille de retour dans sa cellule, seule devant les feuilles de papier qu'elle lui a confiées. Ce que Souad ne peut dire maintenant, en prise au traumatisme des événements, Soraya est persuadée qu'elle saura trouver les mots nécessaires dans la solitude de la réclusion. L'avocate ignore encore la teneur des éléments du drame, mais elle est intimement persuadée que la confession qu'elle attend de  Souad lui permettra d'obtenir la modification de l'acte d'accusation qui pèse sur le destin de la prévenue : passer de tentative de meurtre avec préméditation à légitime défense, n'est-ce pas le rêve de tout avocat ?


C'est en remontant le temps que Souad a fini par libérer le tumulte des impressions qui  l'oppressent. Elle s'est glissée à nouveau dans le cœur de cette fin d'après-midi où son sort s'est noué. La confession qu'elle remettra à son avocate n'est pas achevée, elle a pris la forme d'un journal intime centré sur le moment précis où elle a dû prendre sa décision. Souad ne pourra jamais formuler  plus précisément le  fil conducteur du drame.




La prison de Mourad a des murs, forcément.
La mienne est  fermée par les yeux de Mourad.
Demain il sort de prison.
Ça fait trois ans qu'il y est enfermé. Ça fait trois ans que je suis libre.
Libre de vivre sans peur au milieu de ma famille.  

Mais s'il revient demain, ma famille sera  à nouveau la sienne.
Une famille ordinaire autour de notre mère et de mes frères, les grands et les petits.
Mes sœurs, je n'en ai plus. Mourad les a fait partir.
Sefana, ma préférée, elle n'a qu'un an de plus que moi, a été mariée l'année dernière. Pour elle, c'est le pire. Elle est  partie, partie définitivement je crois.
Mourad a choisi un cousin, fils du frère de ma mère... Le lien avec le Pays, il a dit à ma mère. Et elle a obéi.
Elle a obéi à son fils aîné, comme toujours. Sans broncher. Et j'ai perdu ma sœur.


On s'est écrit trois fois, toutes les deux. Puis son mari a lu mes lettres, il lui a interdit de poursuivre notre correspondance. Sefana  s'est retrouvée exilée dans sa belle-famille, condamnée à la peine conjugale : faire des enfants, cuisiner et tenir la maison de son mari, accepter tout ce qu'il décide pour elle, dans un pays qu'elle connaît à peine.  Au mieux, elle va devenir une deuxième Boussaïna.
Boussaïna est  la plus âgée des filles. Notre aînée. Mariée-quatre-enfants, tout est dit.

Mourad sort de prison demain.
Il revient à la maison et, à part moi, toute la famille se réjouit.
Malik et Bilal, mes petits frères, sautent sur le sofa. Ils profitent de l'absence de ma mère. Elle est  partie en toute urgence faire des courses pour préparer le retour de son fils prodigue.
Il vaudrait  mieux que je surveille les deux athlètes sur canapé, mais j'ai besoin de mettre de l'ordre dans mes idées. J'ai prétexté mes devoirs pour le lycée. Pourtant, j'ai du mal à me concentrer sur ce travail qui  m'intéresse habituellement. Ce soir, j'ai l'impression d'étouffer, mon cœur bat à toute vitesse... J'ai peur, alors histoire d'ordonner mon angoisse, je gribouille mes idées. Des idées, j'ai intérêt à en trouver de bonnes pour éviter que ça recommence. J'ai une confiance nulle dans mon avenir...
Ou plutôt, je sais trop bien comment ça va se passer, recommencer comme avant.

J'ai eu trois ans de tranquillité.
Les trois années que Mourad a passé en prison.
J'ai réussi à éviter les parloirs en famille, les dimanches de visite.
J'ai obtenu d'aller au lycée, malgré les colères de Mourad. Il a dit à ma mère que je  ne devais pas "prendre la grosse tête",    qu'il ne fallait pas que je "m'y croie", que je devais continuer à aider à la maison.  À chaque visite, il lui  a dit: «surveille Souad et visse-la bien »... Ma mère rapporte les ordres de Mourad comme s'il était son mari, elle accepte tout sans broncher. C'est sa faute si Mourad est aussi dur avec nous.


D'un autre côté, je dois reconnaître qu'elle a bien voulu quand même que j'aille à Jean Zay. Avant moi, Soufiane était le seul à être allé dans un lycée. Mais lui, c'est un garçon, et mon père était encore vivant. Alors forcément, Mourad ne faisait pas la loi. Mourad n'a pas dû aller longtemps à l'école... C'est un souvenir vague, j'étais encore petite quand mon père a été écrasé par sa machine à l'usine. Maman s'est retrouvée seule avec nous sept,   je n'avais que huit ans, et mes deux derniers frères n'étaient que des nourrissons. D'abord mon oncle Khaled s'est occupé de nous, puis Mourad a grandi. Mais il était déjà méchant, bien avant.  Je n'ai pas souvenir d'être descendue à la cave sans crainte, à cause des pièges qu'il m'y tendait.  Et après il a commencé à me faire mal, exprès, pour voir si j'allais me plaindre.

Il pleut à verse. La pluie tambourine sur les vitres. J'ai gribouillé les gouttes qui tombent comme des flèches sur la marge de ma copie. Au début, mon stylo a tracé des traits légers et nombreux, juste une ombre sur les lignes de la marge. Puis j'ai réalisé que mes hachures évoquaient des javelots, et je les ai accentuées, serrées, appuyées sur la page pour que les pointes transpercent Mourad devant la porte de la prison, demain matin. Je voudrais bien que mon dessin se réalise, comme une prière des religions primitives.... Il paraît qu'il y a des gens qui croient à ces sortilèges. Moi, je ne peux pas accepter ces sornettes, je veux devenir  scientifique. Passer mon bac S à la fin de l'année. Les profs y croient tous. Ils me disent que j'ai le niveau.  Que je pourrai faire la fac, aller à Paris, à Jussieu...
Mourad a été   arrêté vers le milieu de ma troisième, il a pris trois ans. L'idéal, ç'aurait été qu'il y reste jusqu'après mon bac... Mais en fait, avec la prison d'avant le procès, et la remise de peine, je n'ai pas eu le temps d'être prête... Et puis, qui va se soucier d'une fille de seize ans, bientôt dix-sept, qui voudrait juste décider d'elle-même ?  Il me manque deux trimestres ... Il faut que je trouve une solution pour tenir jusque-là.
Parce que si je reste ici comme une gourde à attendre Mourad, il va me regarder de ses yeux noirs, froncer ses énormes sourcils et m'ordonner de descendre à la cave, sous n'importe quel prétexte... Et personne ne s'étonnera... Il me rejoindra, comme avant... JE NE VEUX PAS QUE ÇA RECOMMENCE !

C'est carrément impossible de ne pas obéir à Mourad.
C'est à cause de ses yeux. À cause  de cette façon  particulière de nous regarder... Comme s'il y avait dans son regard la volonté d'un prophète...C'est la force qui lui a permis de s'imposer partout...Personne ne s'oppose à Mourad.  En comptant les trois barres qui forment notre quartier, il a presque une cinquantaine de types sous ses ordres. L'avantage pour nous, c'est qu'on est protégé des autres bandes. C'est-la-sœur-à-Mourad, c'est une marque de privilèges, même après son arrestation... Pourtant, c'est lui que je redoute, c'est lui qui veut m'enfermer dans la famille, comme un oiseau dans une cage.

Mourad sera libéré demain... Ça veut dire que je n'ai que ce soir pour décider de ce que je dois faire.  De ce que je veux devenir.
Comme Myriam  et  Soraya. Elles ont quitté la cité, elles se sont émancipées. C'est vrai, elles l'ont fait, je devrais donc pouvoir  y arriver.  Je me souviens que leur départ a beaucoup fait jaser, que beaucoup disaient que ça déconsidérait les parents. Mais Sefana et moi, on avait compris que c'était la jalousie, tous  ces ragots.
En fait, les parents de Soraya devaient plutôt être fiers d'avoir une fille avocate ! Mais ils faisaient semblant de rester modestes, parce qu'ils voulaient être tranquilles. En attendant, elles habitent ailleurs, et  plus personne ne se préoccupe de les surveiller.
C'est ça la Liberté, L'Égalité ...
Pour la fraternité, ce qu'il y a de sûr, c'est que c'est un piège. Au premier sens du mot, c'est le droit à la tyrannie. ... Si j'en avais un jour le pouvoir,  je ferais enlever ce mot-là,   fraternité, parce que dans tous les  cas, il n'est jamais appliqué dans le bon sens. Les mots et la réalité ne font pas toujours bon ménage...


Si je pouvais partir ailleurs ... Voilà une idée à creuser.  Continuer à habiter ici, c'est idiot, Mourad n'acceptera jamais que je ne reste pas à la maison...
... Et ma mère, elle comprendrait ma mère ?
Elle comprend quoi à notre vie, ma mère ?
Jamais elle n'a dit le moindre mot contre Mourad, contre ses trafics, ses  activités, sa façon de nous commander tous...
Elle ne dit rien non plus contre Soufiane, qui a abandonné tous ses boulots les uns après les autres. Pourtant avec sa formation d'électricien automobile il peut trouver un emploi, quand il veut. Mais il a préféré jouer au  petit soldat pour son frère aîné.

Je suis certaine qu'elle n'a pas protesté quand Mourad a organisé le mariage de Sefana depuis la centrale. De sa cellule, il a trouvé le temps d'écrire au bled, de combiner ses projets ... Sefana a été mise au courant la semaine avant son départ. Elle est partie  seule, avec Soufiane pour représenter la famille ... Et personne n'a trouvé cette situation anormale.  Elle s'est débattue, elle a voulu se sauver, nous avons pleuré  et crié jusqu'à perdre nos voix toutes les deux, mais elle a fini par suivre  Soufiane, et basta... Plus personne n'en parle, j'ai parfois l'impression d'être la seule à me souvenir de ma sœur, si proche, si gaie, si généreuse.  Même quand nous nous disputions, elle était toujours la première à revenir et  à faire la paix.

Je cherche la photo où nous sommes toutes les deux, allongées sur notre lit. C'était peu de temps avant ... Elle y est magnifique, avec ses  longs cheveux bouclés : séance maquillage en chambre sur les  conseils de Biba. Superbe! Digne d'une série genre  Miss Cité des Cerisiers !


Cette photo-là, il faut que je la cache, mieux vaut que Mourad ne tombe pas dessus. Soufiane, il s'en moque, il ne rentre jamais dans ma chambre, la chambre des filles. Mais Mourad, il est bien plus curieux, plus exigeant. Rien ne lui échappe...
Comme avant, il nous regardera à tour de rôle, de ses yeux noirs impénétrables. Ça va durer un moment et le silence s'installera finalement, comme si son regard avait le pouvoir de déshydrater nos langues, sécher nos gosiers, ankyloser nos cerveaux. Quand il aura bien plombé l'atmosphère, il se redressera contre le dossier de sa chaise, il soupirera,  et de petites étoiles  commenceront  à briller sur ses prunelles, elles perdront cet aspect mat  et lourd, marc de café séché. D'un coup, il aura les yeux rieurs, illuminés d'étincelles  pétillantes alors que ses lèvres resteront figées. En un instant, il paraîtra très beau, aussi charmant  qu'un prince de contes, à cet instant, on aura tous envie de l'aimer ...
Son ordre partira comme un coup de poing, personne ne protestera.

J'ai aidé les petits à leurs devoirs, c'était facile.  Ensuite, nous avons tous dîné et Soufiane m'a embêtée en me demandant pourquoi je faisais la tête. Il semblait attendre que je saute de joie... Je me suis soudain sentie  mal à l'aise. D'habitude, c'est à peine s'il me voit.  Ce soir, il n'a cessé de me taquiner au sujet de ma tête, de mon humeur, de ce que je devrais préparer pour demain... C'est là qu'il m'a fait peur.
Qu'est-ce que Mourad lui a dit de moi ?
Qu'est-ce qu'il a reçu comme consigne à mon sujet ?
Sans délirer,   je suis persuadée que Soufiane  connaît une partie de mon secret, punition sans raison qui permet à Mourad de me blesser  à volonté...
À volonté, c'est à moi de décider, de montrer ma volonté de ne plus être son jouet...
À moi d'apprendre à lutter contre le regard de Mourad.
À moi de savoir comment l'empêcher  de ruiner  ma vie.


Il paraît qu'il existe des associations d'entraide pour les filles et les femmes.
Il faut que je trouve Soraya. Elle comprendra le problème. Elle connaît Mourad, c'est sûr, ils ont grandi pratiquement en même temps.  Elle est avocate, donc, elle connaît les lois de France et celles de notre quartier. Si je lui parle de Mourad, elle saura sûrement combien il est malfaisant...
Et même si je blessais Mourad, si je ... Elle saurait sûrement me défendre.
La société nous rend Mourad, elle croit avoir assez puni le chef de bande, alors il me reste à me battre pour moi-même. Je n'ai vraiment pas le choix.

En rangeant la photo de Sefana, tout à l'heure, j'en ai trouvé une plus ancienne, où nous sommes tous réunis autour des parents, installés comme des rois sur le canapé, Bilal et Malik, encore bébés, sur leurs genoux. Nous sommes disposés en couronne autour d'eux, à la façon des familles royales sur les photos de Gala. Mourad et Soufiane  sont debout à l'arrière-plan. Boussaïna, toute menue, se tient devant Soufiane, sans le cacher. Sefana et moi sommes  figées devant Mourad.  Il a posé ses mains sur nos épaules : je fais une grimace parce qu'il me pince le cou et je me suis tout à coup souvenue avoir été grondée parce que j'avais gâché le cliché en gigotant.  C'est une parfaite photo de famille. Elle avait été prise pour être envoyée au bled.


En remontant de la cave, un jour de mes douze ans, j'ai pris ce cliché vieillot dans la boîte à photos.
J'ai longtemps caché cette image dans les toilettes, sur le dessus des étagères où sont rangés nos produits d'entretien.


Un soir, je suis restée longtemps dans ce cabinet, parce que j'avais dû fabriquer une compresse d'eau fraîche pour l'appliquer sur la brûlure de cigarette que Mourad m'avait faite en bas du ventre, au milieu de la toison qui commençait à tout juste à pousser. Il trouvait ça drôle de brûler ce duvet avant qu'il frise. J'avais mal, mais je ne pouvais pas montrer les marques à cet endroit-là.  Pour passer le temps, j'ai repris la photo dans sa cachette. Mon idée première, le jour où je l'avais subtilisée était de la déchirer et de la jeter dans les toilettes. Mais je n'avais pas osé sur le moment, de peur que des morceaux flottent et me trahissent.
Ce soir-là, la douleur de la brûlure s'est estompée, quand de la pointe  de mes lacets, j'ai crevé les yeux de Mourad.
Sur la photo.
C'est ça, ma porte de sortie.
Si Mourad perd ses yeux...

Maintenant, que Mourad reste aveugle ou qu’il meurt, quelle différence…
Puisque qu’elle a eu la force de lui jeter au visage l’huile brûlante de la poêle à brick, elle a  effacé son pouvoir maléfique…
Elle peut bien habiter  une prison de béton,   la souffrance de Mourad est devenue sa geôle à vie.
Elle  ne regrette rien.…