C'est l'histoire… (04/06/2011)

C'est l'histoire  est un jeu de créativité proposé dans le cadre de l' ACL.

Les lignes en vert constituent le point de départ d'une histoire. C'est  Galina qui a donc imaginé la situation que je me suis ensuite appliquée à dérouler… Lorsque nous nous sommes revues quinze jours plus tard, elle ignorait comment j'avais mené son affaire…

 

écriture, nouvelle, récit, acl, Cambodge, tempête

Tempête à bord…

 

 

    C’est l’histoire de cette traversée et de son équipage sur le paquebot “Cambodge “. J’avais alors vingt-trois ans. Mes malles étaient entassées dans la cale parmi d’autres et inaccessibles. Je passais le plus clair de mon temps à visiter le paquebot avec ses couloirs, ses escaliers, ses écoutilles à n’en plus finir. Parfois même, je prenais des portes et des couloirs sans savoir où ils me mèneraient. Mais ce qui me plaisait le plus, c’était de me retrouver à la coupée du commandant.

    Là, j’observais la passerelle du paquebot s’étendant devant moi, se terminant en pointe, comme une flèche, faisant corps avec l’étendue de l’Océan.          

 

**

    Comme souvent, ce jour-là, je m’étais glissée dans la coupée, avec l’accord tacite et bienveillant des marins de quart. Depuis mon  poste d’observation, je réalisais peu à peu une certaine tension des hommes à leurs postes.

             Au loin, l’horizon s’assombrissait et devenait menaçant. Le commandant pris le message que lui tendait son personnel radio.

          - Nous allons rencontrer une tempête, assez forte, informez le personnel et l’équipage, lança-t-il.

         À peine avait-il donné ses ordres que  l’apparence des flots autour de nous s’était complètement modifiée. Du bleu profond auquel nous étions habitués, la mer avait viré au gris sombre, se creusant de plus en plus profondément, les crêtes  mouvantes et désordonnées  s’ornant de larges festons blancs.

    Semblant prendre conscience de ma présence pourtant discrète, le commandant m’ordonna de regagner les ponts inférieurs avec les autres passagers. Son ton était tellement déterminé que j’obtempérai sans répliquer.

 

    Il était d’ailleurs grand temps de se mettre à l’abri. En quittant le pont supérieur, j’eus le temps de regarder par les baies vitrées du grand salon. Je vis passer en un éclair ce que j’identifiais comme des matelas ou des couvertures de transats, que le personnel n’avait pas eu le temps de ramasser. »Profits et pertes » pensais-je en souriant. L’instant d’après, le navire plongea violemment dans un creux et je me retrouvais accroupie sur le sol, résolue à trouver rapidement un moyen de stabiliser ma posture.

 

***

 

    Nous étions assez nombreux  réunis dans le salon du pont moyen, où se déroulaient régulièrement les spectacles nocturnes proposés pour égayer les soirées à bord. À cette heure de la journée, il était habituellement désert, mais son décor cosy semblait tout à fait approprié pour éviter de penser au ciel subitement assombri, aux éclairs aveuglants qui se déchaînaient maintenant tout autour de notre paquebot. Comme moi, la plupart des passagers étaient résolus à faire confiance à notre capitaine et à l’équipage. Les histoires de croisières entendues ça et là faisaient suffisamment état de leurs expériences… Ils en avaient tous vu d’autres ! À l’abri de l’écrin aveugle que formait cette salle de spectacle, les passagers faisaient front avec patience.  La dépression semblait sérieuse et malgré sa taille respectable, notre navire était agité de soubresauts intempestifs. Le capitaine avait expliqué par l’intermédiaire du réseau de communication interne qu’il essayait de ne pas dérouter le navire mais qu’il devait manœuvrer au plus près pour prendre  les lames de trois quarts afin de maintenir la stabilité du bâtiment. Rassurés par ces commentaires, les voyageurs reclus plaisantaient,   forçant parfois la note, comme s’il s’agissait de sauver la face.    Peu à peu cependant, et malgré les collations proposées par le personnel dévoué, chacun se sentit gagner par un malaise désagréable, de plus en plus manifeste à la longue. Les conversations s’éteignirent au fil des heures.  Nous cherchions à suivre les mouvements du paquebot, persuadés qu’en acceptant  mentalement ces déplacements brutaux, nous échapperions à l’inévitable mal de mer qui s’annonçait de plus en plus dominateur… Hélas, nos efforts n’étaient pas également récompensés.

    Les haut-parleurs grésillèrent  enfin. Réconfortés, nous nous redressions déjà sur nos banquettes, quand la voix du Capitaine  requit notre attention :

    - Mesdames et Messieurs, la tempête que nous traversons actuellement risque de se prolonger toute la nuit…  Compte tenu des conditions particulières, ceux d’entre-vous qui le désirent pourront se restaurer d’un repas froid  au self- service du pont moyen, puis nous vous prions de regagner vos cabines le plus rapidement possible. En aucun cas vous n’êtes autorisés à sortir sur les ponts supérieurs. Merci de votre compréhension.

    Ce message eut pour effet d’accentuer le découragement qui guettait certains d’entre nous. Je vis en particulier le visage de ma voisine se froisser en une mimique trahissant son angoisse. En dépit de son âge mûr, elle semblait sur le point de pleurer comme une fillette éperdue.

 

****

 

    Au milieu de la déroute générale qui s’annonçait, j’entendis alors la voix claironnante de l’un des animateurs de nos soirées divertissantes… Son timbre nasillard et instable, comme s’il était en mue perpétuelle, était aisément reconnaissable. Accentuant le déséquilibre que le tangage du paquebot lui imposait, l’homme se dirigeait vers l’estrade arrondie réservée aux spectacles. Ses comparses habituels le rejoignirent à leur tour. Dans la confusion des heures précédentes, personne n’avait reconnu leurs silhouettes, mais leur intervention les sortaient de l’anonymat. L’un d’eux se mit au piano, et même si ses doigts n’attrapaient qu’une note sur trois, la mélodie endiablée qu’il semblait poursuivre dopa l’assistance. Sans réfléchir, je me mis à fredonner cette musique  qu’en temps habituel je n’apprécie qu’à dose homéopathique. Je n’étais pas la seule à réagir de cette façon. Les animateurs se mirent à frapper dans les mains, manœuvre pourtant risquée car il leur fallait surtout assurer leur position verticale ! Inévitablement, l’un d’entre eux perdit l’équilibre et se retrouva affalé devant la grand-mère prête à pleurer tout à l’heure. Ragaillardie, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire et tenta de prêter main-forte au comédien étalé à ses pieds. Ce fut le début d’un sketch inattendu. Faisant mine d’aider son voisin, chacun endossa le rôle des dominos, et charivari du navire ou pas, voilà le salon envahi de clowns à quatre pattes, se livrant à des galipettes  involontaires ou provoquées, accompagnés d’un fond sonore délirant et tapageur.

    En quelques minutes, Angoisse et Impatience avaient cédé la place à l’hilarité et au défoulement enjoué.

     Confortés par ce succès, les animateurs enchaînèrent les numéros que  la tempête réinterprétait avec force remous. Ces saynètes déjà vues au cours des soirées précédentes paraissaient tout à coup nettement plus drôles, leur effet comique contaminant les assistants qui ne résistèrent pas tous à la tentation d’y ajouter un grain de sel de leur cru… Si bien que la salle était en effervescence depuis plus de deux heures, sans que quiconque ait prêté attention aux interventions diffusées depuis le poste de commandement.

 

     La nuit s’avançait cependant, et avec le point de l’aube, le vent perdit enfin de sa force. L’amplitude des lames s’amenuisait imperceptiblement, mais dans la salle peu s’en rendirent compte en temps réel. L’excitation générale avait permis d’occulter le désagrément des roulis et la crainte légitime devant les colères de la mer.

 

 

*****

 

     De mémoire de Capitaine, jamais une si longue traversée n’avait connu une ambiance pareille !

    Après un repos bien mérité, équipage et passagers se retrouvèrent à tous moments du périple comme les membres privilégiés d’une compagnie confraternelle. Il semblait difficile d’échapper à cette solidarité née de l’épreuve dominée ensemble.

             Alors que le début de la traversée m’avait apporté l’ivresse des espaces infinis dépourvus d’horizon, la volupté de remplir mes poumons d’air vif saturé d’embruns, d’emplir  mon esprit d’images et de sensations de liberté entre ciel et mer, voilà que le plus beau moment de ce voyage avait eu lieu dans le ventre aveugle  de ce paquebot, au même titre que mes valises entassées dans la soute. Quelle ironie !

      Au plus vif  de la tempête, le commandant et ses marins de quart, bien trop occupés à leur poste pour s’enquérir du confort des passagers, n’avaient pas eu connaissance de notre désobéissance à leur injonction de repli dans nos cabines. Ignorant la liesse qui nous avait unis, ils attribuaient cette atmosphère si  subtilement chaleureuse à notre soulagement et notre reconnaissance pour leur qualité de pilotage. Personne n’a  ensuite songé à les détromper.

    Voilà des années que j’ai accompli ce voyage qui devait changer ma vie à tout jamais… J’avais embarqué le cœur partagé entre le déchirement de quitter ce pays d’Asie qui m’avait vu grandir, et une insatiable curiosité pour l’Europe et ses promesses…

    S’il me fut donné un moyen de surmonter mon dilemme, c’est à cette tempête que je le dois. Car cette nuit-là, j’ai partagé un moment de solidarité inoubliable, et  j’ai souvent revu la petite grand-mère au bord des larmes… Car sous son regard bienveillant,   au milieu des heurts du tangage,  j’ai embrassé pour la première fois l’homme qui, bien des années plus tard, est devenu le père de mes enfants 

 

19:39 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : écriture, nouvelle, récit, cambodge, bateau, mer, tempête | |  del.icio.us |  Facebook | |  Imprimer