Les yeux de Mourad (21/12/2009)

Soraya Allouche ne peut retenir un soupir en franchissant la porte d'enceinte de la centrale. Ce nouvel entretien avec sa jeune cliente n'a encore rien donné, mais elle espère que son message finira par franchir la barrière mentale que la jeune Souad a dressée entre sa vérité et le monde réel.  La jeune avocate redoute le poids de cette affaire, en passe de transformer une tragédie d'ordre privé en fait de société. En témoigne déjà la poignée de journalistes qui guettent sa sortie. Elle sait qu'elle doit absolument les éviter pour le moment, ajuste ses lunettes noires, remonte le col de son manteau et sert nerveusement sa mallette contre elle.
Tandis qu'elle presse le pas vers sa voiture, elle imagine la jeune fille de retour dans sa cellule, seule devant les feuilles de papier qu'elle lui a confiées. Ce que Souad ne peut dire maintenant, en prise au traumatisme des événements, Soraya est persuadée qu'elle saura trouver les mots nécessaires dans la solitude de la réclusion. L'avocate ignore encore la teneur des éléments du drame, mais elle est intimement persuadée que la confession qu'elle attend de  Souad lui permettra d'obtenir la modification de l'acte d'accusation qui pèse sur le destin de la prévenue : passer de tentative de meurtre avec préméditation à légitime défense, n'est-ce pas le rêve de tout avocat ?


C'est en remontant le temps que Souad a fini par libérer le tumulte des impressions qui  l'oppressent. Elle s'est glissée à nouveau dans le cœur de cette fin d'après-midi où son sort s'est noué. La confession qu'elle remettra à son avocate n'est pas achevée, elle a pris la forme d'un journal intime centré sur le moment précis où elle a dû prendre sa décision. Souad ne pourra jamais formuler  plus précisément le  fil conducteur du drame.




La prison de Mourad a des murs, forcément.
La mienne est  fermée par les yeux de Mourad.
Demain il sort de prison.
Ça fait trois ans qu'il y est enfermé. Ça fait trois ans que je suis libre.
Libre de vivre sans peur au milieu de ma famille.  

Mais s'il revient demain, ma famille sera  à nouveau la sienne.
Une famille ordinaire autour de notre mère et de mes frères, les grands et les petits.
Mes sœurs, je n'en ai plus. Mourad les a fait partir.
Sefana, ma préférée, elle n'a qu'un an de plus que moi, a été mariée l'année dernière. Pour elle, c'est le pire. Elle est  partie, partie définitivement je crois.
Mourad a choisi un cousin, fils du frère de ma mère... Le lien avec le Pays, il a dit à ma mère. Et elle a obéi.
Elle a obéi à son fils aîné, comme toujours. Sans broncher. Et j'ai perdu ma sœur.


On s'est écrit trois fois, toutes les deux. Puis son mari a lu mes lettres, il lui a interdit de poursuivre notre correspondance. Sefana  s'est retrouvée exilée dans sa belle-famille, condamnée à la peine conjugale : faire des enfants, cuisiner et tenir la maison de son mari, accepter tout ce qu'il décide pour elle, dans un pays qu'elle connaît à peine.  Au mieux, elle va devenir une deuxième Boussaïna.
Boussaïna est  la plus âgée des filles. Notre aînée. Mariée-quatre-enfants, tout est dit.

Mourad sort de prison demain.
Il revient à la maison et, à part moi, toute la famille se réjouit.
Malik et Bilal, mes petits frères, sautent sur le sofa. Ils profitent de l'absence de ma mère. Elle est  partie en toute urgence faire des courses pour préparer le retour de son fils prodigue.
Il vaudrait  mieux que je surveille les deux athlètes sur canapé, mais j'ai besoin de mettre de l'ordre dans mes idées. J'ai prétexté mes devoirs pour le lycée. Pourtant, j'ai du mal à me concentrer sur ce travail qui  m'intéresse habituellement. Ce soir, j'ai l'impression d'étouffer, mon cœur bat à toute vitesse... J'ai peur, alors histoire d'ordonner mon angoisse, je gribouille mes idées. Des idées, j'ai intérêt à en trouver de bonnes pour éviter que ça recommence. J'ai une confiance nulle dans mon avenir...
Ou plutôt, je sais trop bien comment ça va se passer, recommencer comme avant.

J'ai eu trois ans de tranquillité.
Les trois années que Mourad a passé en prison.
J'ai réussi à éviter les parloirs en famille, les dimanches de visite.
J'ai obtenu d'aller au lycée, malgré les colères de Mourad. Il a dit à ma mère que je  ne devais pas "prendre la grosse tête",    qu'il ne fallait pas que je "m'y croie", que je devais continuer à aider à la maison.  À chaque visite, il lui  a dit: «surveille Souad et visse-la bien »... Ma mère rapporte les ordres de Mourad comme s'il était son mari, elle accepte tout sans broncher. C'est sa faute si Mourad est aussi dur avec nous.


D'un autre côté, je dois reconnaître qu'elle a bien voulu quand même que j'aille à Jean Zay. Avant moi, Soufiane était le seul à être allé dans un lycée. Mais lui, c'est un garçon, et mon père était encore vivant. Alors forcément, Mourad ne faisait pas la loi. Mourad n'a pas dû aller longtemps à l'école... C'est un souvenir vague, j'étais encore petite quand mon père a été écrasé par sa machine à l'usine. Maman s'est retrouvée seule avec nous sept,   je n'avais que huit ans, et mes deux derniers frères n'étaient que des nourrissons. D'abord mon oncle Khaled s'est occupé de nous, puis Mourad a grandi. Mais il était déjà méchant, bien avant.  Je n'ai pas souvenir d'être descendue à la cave sans crainte, à cause des pièges qu'il m'y tendait.  Et après il a commencé à me faire mal, exprès, pour voir si j'allais me plaindre.

Il pleut à verse. La pluie tambourine sur les vitres. J'ai gribouillé les gouttes qui tombent comme des flèches sur la marge de ma copie. Au début, mon stylo a tracé des traits légers et nombreux, juste une ombre sur les lignes de la marge. Puis j'ai réalisé que mes hachures évoquaient des javelots, et je les ai accentuées, serrées, appuyées sur la page pour que les pointes transpercent Mourad devant la porte de la prison, demain matin. Je voudrais bien que mon dessin se réalise, comme une prière des religions primitives.... Il paraît qu'il y a des gens qui croient à ces sortilèges. Moi, je ne peux pas accepter ces sornettes, je veux devenir  scientifique. Passer mon bac S à la fin de l'année. Les profs y croient tous. Ils me disent que j'ai le niveau.  Que je pourrai faire la fac, aller à Paris, à Jussieu...
Mourad a été   arrêté vers le milieu de ma troisième, il a pris trois ans. L'idéal, ç'aurait été qu'il y reste jusqu'après mon bac... Mais en fait, avec la prison d'avant le procès, et la remise de peine, je n'ai pas eu le temps d'être prête... Et puis, qui va se soucier d'une fille de seize ans, bientôt dix-sept, qui voudrait juste décider d'elle-même ?  Il me manque deux trimestres ... Il faut que je trouve une solution pour tenir jusque-là.
Parce que si je reste ici comme une gourde à attendre Mourad, il va me regarder de ses yeux noirs, froncer ses énormes sourcils et m'ordonner de descendre à la cave, sous n'importe quel prétexte... Et personne ne s'étonnera... Il me rejoindra, comme avant... JE NE VEUX PAS QUE ÇA RECOMMENCE !

C'est carrément impossible de ne pas obéir à Mourad.
C'est à cause de ses yeux. À cause  de cette façon  particulière de nous regarder... Comme s'il y avait dans son regard la volonté d'un prophète...C'est la force qui lui a permis de s'imposer partout...Personne ne s'oppose à Mourad.  En comptant les trois barres qui forment notre quartier, il a presque une cinquantaine de types sous ses ordres. L'avantage pour nous, c'est qu'on est protégé des autres bandes. C'est-la-sœur-à-Mourad, c'est une marque de privilèges, même après son arrestation... Pourtant, c'est lui que je redoute, c'est lui qui veut m'enfermer dans la famille, comme un oiseau dans une cage.

Mourad sera libéré demain... Ça veut dire que je n'ai que ce soir pour décider de ce que je dois faire.  De ce que je veux devenir.
Comme Myriam  et  Soraya. Elles ont quitté la cité, elles se sont émancipées. C'est vrai, elles l'ont fait, je devrais donc pouvoir  y arriver.  Je me souviens que leur départ a beaucoup fait jaser, que beaucoup disaient que ça déconsidérait les parents. Mais Sefana et moi, on avait compris que c'était la jalousie, tous  ces ragots.
En fait, les parents de Soraya devaient plutôt être fiers d'avoir une fille avocate ! Mais ils faisaient semblant de rester modestes, parce qu'ils voulaient être tranquilles. En attendant, elles habitent ailleurs, et  plus personne ne se préoccupe de les surveiller.
C'est ça la Liberté, L'Égalité ...
Pour la fraternité, ce qu'il y a de sûr, c'est que c'est un piège. Au premier sens du mot, c'est le droit à la tyrannie. ... Si j'en avais un jour le pouvoir,  je ferais enlever ce mot-là,   fraternité, parce que dans tous les  cas, il n'est jamais appliqué dans le bon sens. Les mots et la réalité ne font pas toujours bon ménage...


Si je pouvais partir ailleurs ... Voilà une idée à creuser.  Continuer à habiter ici, c'est idiot, Mourad n'acceptera jamais que je ne reste pas à la maison...
... Et ma mère, elle comprendrait ma mère ?
Elle comprend quoi à notre vie, ma mère ?
Jamais elle n'a dit le moindre mot contre Mourad, contre ses trafics, ses  activités, sa façon de nous commander tous...
Elle ne dit rien non plus contre Soufiane, qui a abandonné tous ses boulots les uns après les autres. Pourtant avec sa formation d'électricien automobile il peut trouver un emploi, quand il veut. Mais il a préféré jouer au  petit soldat pour son frère aîné.

Je suis certaine qu'elle n'a pas protesté quand Mourad a organisé le mariage de Sefana depuis la centrale. De sa cellule, il a trouvé le temps d'écrire au bled, de combiner ses projets ... Sefana a été mise au courant la semaine avant son départ. Elle est partie  seule, avec Soufiane pour représenter la famille ... Et personne n'a trouvé cette situation anormale.  Elle s'est débattue, elle a voulu se sauver, nous avons pleuré  et crié jusqu'à perdre nos voix toutes les deux, mais elle a fini par suivre  Soufiane, et basta... Plus personne n'en parle, j'ai parfois l'impression d'être la seule à me souvenir de ma sœur, si proche, si gaie, si généreuse.  Même quand nous nous disputions, elle était toujours la première à revenir et  à faire la paix.

Je cherche la photo où nous sommes toutes les deux, allongées sur notre lit. C'était peu de temps avant ... Elle y est magnifique, avec ses  longs cheveux bouclés : séance maquillage en chambre sur les  conseils de Biba. Superbe! Digne d'une série genre  Miss Cité des Cerisiers !


Cette photo-là, il faut que je la cache, mieux vaut que Mourad ne tombe pas dessus. Soufiane, il s'en moque, il ne rentre jamais dans ma chambre, la chambre des filles. Mais Mourad, il est bien plus curieux, plus exigeant. Rien ne lui échappe...
Comme avant, il nous regardera à tour de rôle, de ses yeux noirs impénétrables. Ça va durer un moment et le silence s'installera finalement, comme si son regard avait le pouvoir de déshydrater nos langues, sécher nos gosiers, ankyloser nos cerveaux. Quand il aura bien plombé l'atmosphère, il se redressera contre le dossier de sa chaise, il soupirera,  et de petites étoiles  commenceront  à briller sur ses prunelles, elles perdront cet aspect mat  et lourd, marc de café séché. D'un coup, il aura les yeux rieurs, illuminés d'étincelles  pétillantes alors que ses lèvres resteront figées. En un instant, il paraîtra très beau, aussi charmant  qu'un prince de contes, à cet instant, on aura tous envie de l'aimer ...
Son ordre partira comme un coup de poing, personne ne protestera.

J'ai aidé les petits à leurs devoirs, c'était facile.  Ensuite, nous avons tous dîné et Soufiane m'a embêtée en me demandant pourquoi je faisais la tête. Il semblait attendre que je saute de joie... Je me suis soudain sentie  mal à l'aise. D'habitude, c'est à peine s'il me voit.  Ce soir, il n'a cessé de me taquiner au sujet de ma tête, de mon humeur, de ce que je devrais préparer pour demain... C'est là qu'il m'a fait peur.
Qu'est-ce que Mourad lui a dit de moi ?
Qu'est-ce qu'il a reçu comme consigne à mon sujet ?
Sans délirer,   je suis persuadée que Soufiane  connaît une partie de mon secret, punition sans raison qui permet à Mourad de me blesser  à volonté...
À volonté, c'est à moi de décider, de montrer ma volonté de ne plus être son jouet...
À moi d'apprendre à lutter contre le regard de Mourad.
À moi de savoir comment l'empêcher  de ruiner  ma vie.


Il paraît qu'il existe des associations d'entraide pour les filles et les femmes.
Il faut que je trouve Soraya. Elle comprendra le problème. Elle connaît Mourad, c'est sûr, ils ont grandi pratiquement en même temps.  Elle est avocate, donc, elle connaît les lois de France et celles de notre quartier. Si je lui parle de Mourad, elle saura sûrement combien il est malfaisant...
Et même si je blessais Mourad, si je ... Elle saurait sûrement me défendre.
La société nous rend Mourad, elle croit avoir assez puni le chef de bande, alors il me reste à me battre pour moi-même. Je n'ai vraiment pas le choix.

En rangeant la photo de Sefana, tout à l'heure, j'en ai trouvé une plus ancienne, où nous sommes tous réunis autour des parents, installés comme des rois sur le canapé, Bilal et Malik, encore bébés, sur leurs genoux. Nous sommes disposés en couronne autour d'eux, à la façon des familles royales sur les photos de Gala. Mourad et Soufiane  sont debout à l'arrière-plan. Boussaïna, toute menue, se tient devant Soufiane, sans le cacher. Sefana et moi sommes  figées devant Mourad.  Il a posé ses mains sur nos épaules : je fais une grimace parce qu'il me pince le cou et je me suis tout à coup souvenue avoir été grondée parce que j'avais gâché le cliché en gigotant.  C'est une parfaite photo de famille. Elle avait été prise pour être envoyée au bled.


En remontant de la cave, un jour de mes douze ans, j'ai pris ce cliché vieillot dans la boîte à photos.
J'ai longtemps caché cette image dans les toilettes, sur le dessus des étagères où sont rangés nos produits d'entretien.


Un soir, je suis restée longtemps dans ce cabinet, parce que j'avais dû fabriquer une compresse d'eau fraîche pour l'appliquer sur la brûlure de cigarette que Mourad m'avait faite en bas du ventre, au milieu de la toison qui commençait à tout juste à pousser. Il trouvait ça drôle de brûler ce duvet avant qu'il frise. J'avais mal, mais je ne pouvais pas montrer les marques à cet endroit-là.  Pour passer le temps, j'ai repris la photo dans sa cachette. Mon idée première, le jour où je l'avais subtilisée était de la déchirer et de la jeter dans les toilettes. Mais je n'avais pas osé sur le moment, de peur que des morceaux flottent et me trahissent.
Ce soir-là, la douleur de la brûlure s'est estompée, quand de la pointe  de mes lacets, j'ai crevé les yeux de Mourad.
Sur la photo.
C'est ça, ma porte de sortie.
Si Mourad perd ses yeux...

Maintenant, que Mourad reste aveugle ou qu’il meurt, quelle différence…
Puisque qu’elle a eu la force de lui jeter au visage l’huile brûlante de la poêle à brick, elle a  effacé son pouvoir maléfique…
Elle peut bien habiter  une prison de béton,   la souffrance de Mourad est devenue sa geôle à vie.
Elle  ne regrette rien.…

12:53 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : écriture, nouvelle | |  del.icio.us |  Facebook | |  Imprimer