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24/05/2008

Acclimatation

Notre famille s’est donc agrandie… Un événement, une joie, de la tendresse en bouffées excitantes …et une Grosse Bêtise, sûrement !

Il ne faut jamais regretter ses coups de cœur…
La première nuit, nous nous sommes tous deux éveillés à l’écoute des bruits, dans la cuisine contiguë, épiant malgré nous l’entente des deux animaux, leur besoin de sortir, les gémissements potentiels du chiot transplanté… Rien n’a justifié cette insomnie relative, si ce n’est la petite voix intérieure qui susurre « ce n’est guère raisonnable »…

Depuis trois jours, notre quotidien se ralentit considérablement, à l’observation attendrie de ce bout de zan noiraud, confirmé en bonne santé par la véto. Reste à parer aux multiples idées fantaisistes qui germent déjà dans l’esprit vif de notre explorateur. Les coins de nappes dentellisés, il n’a pas tardé à monter à l’assaut des fils électriques et sa présence à nos pieds dans le bureau n’est qu’un moyen transitoire de se rassurer, il y a tant de câbles tentateurs par ici ! Simple vérification tandis que je pianote ce rapide message, mais non, tout va bien, il s’est endormi entre les pattes de Zuko.

Le gentil Zuko s’est excité toute la journée de mercredi, à laver de sa langue vigoureuse cette peluche odorante de senteurs inconnues… À l’heure du souper, il s’est calmé et la soirée s’est déroulée dans une ambiance câline, presque Noël, nous nous sommes retrouvés à réveillonner dans la cuisine, ventre affectif de la maisonnée, avant de les installer là pour la première nuit.

La cohabitation semble réussie, Gros Mimi conserve néanmoins une prudente réserve : elle tolère les bondissements soudain de la boule hirsute, mais du plus loin possible.
Copain devrait être débaptisé, né en 2008, il pourrait s’appeler DARK, ou son extension Dark Vador, Darky, ou même Darkos, pour coller à l’actualité. Droopy ou Derrick, Dragon pour le souffle épique ou Doudou comme le suggère amoureusement Mélissa notre petite voisine de dix ans qui s’attendrit et me confie :
- Moi, dès que j’ai dix-huit ans, je me prends un chien rien qu’à moi !
Allez savoir, pour GéO, Copain est le compagnon attendu parmi le petit peuple de la maisonnée. Ce prénom semble emblématique de sa destinée. Pourquoi pas ? Copain tu es, Copain tu restes…



02/01/2008

Trêves de Noël

Les invités sont arrivés au compte-goutte, dans l’après-midi pour la plupart, mais Jacqueline était déjà en cuisine depuis l’avant-veille. Elle n’avait requis l’aide que d’une seule des convives, sa sœur Martine, comme au temps de leur jeunesse. Ce n’était pas leur premier Noël commun, mais il y avait quand même un lustre que l’événement ne s’était pas produit. Pour ces jeunes sexagénaires, cette réunion de famille avait pris des allures de connivence après des années de distanciation. L’idée en était née simplement au cours de l’automne, à cause du décès d’une grand-tante un peu oubliée, qui les avait involontairement réunies en disparaissant définitivement de leur paysage familial.


Leurs enfants respectifs avaient accepté l’idée de ce grand Noël après quelques tergiversations avec les compagnons et conjoints ; mais justement, la rareté de la chose l’avait emporté sur les habitudes d’indépendance. Et puis les cousins s’étaient perdus de vue et s’amusaient déjà à l’idée de découvrir leur progéniture mutuelle. La commande au père Noël avaient vite pris des proportions inquiétantes jusqu’à une série d’appels téléphoniques, relayé par les aller-retour d’emails, et les budgets-cadeaux avaient retrouvé des plafonds moins exorbitants … Sauf pour Jacqueline, qui tenait à recevoir tout le monde « sur un pied d’égalité » et avait un peu triché avec son compte en banque, sacrifiant contre ses habitudes à l’idée d’un emprunt « revolving »…
- Après tout, on ne vit qu’une fois, je saurai bien m’en remettre en évitant les soldes de janvier.


Un menu enfant, un apéritif prolongé pour mener à l’heure H, l’ouverture des huîtres réservée aux maris de Martine et Jacqueline, Pierre et André. Martine apportera le saumon fumé « de chez mon traiteur, tu verras, il est formidable ! » et Jacqueline confectionnera la farce de la dinde dès vendredi.
« Avec le cognac et le réfrigérateur, ça ne craint rien… », Voilà la teneur de la dizaine d’appels téléphoniques entre les deux sœurs, qui ne se contactaient plus que pour leurs anniversaires et la bonne année.

Le grand jour est arrivé, la nervosité qu’elle a essayée d’éviter se manifeste quand même. Son fils Fabien et Sabine sont arrivés les premiers, sitôt la sieste du bébé achevée. Elle leur a réservé la chambre du rez-de-chaussée, puisque son petit-fils sera le plus jeune représentant de la nouvelle génération, les parents auront un accès direct pour surveiller leur bébé de trois mois. À peine sont-ils installés qu’arrivent Martine et Pierre. Le déchargement de la voiture est leur principal souci, mais André et Fabien devraient aider. Seulement Fabien se débat avec l’ouverture du lit pliant et ne se montre pas assez rapidement disponible. Martine ne peut retenir une remarque d’impatience devant « les jeunes qui sont de plus en plus perso ». Jacqueline s’en contrarie un brin, son fils « n’est encore qu’un tout jeune papa, il faut du temps pour se roder tout de même », mais Pierre et André se sont débrouillés pour entreposer les victuailles dans le sous-sol assez frais et le sujet retombe comme un soufflé.
Jacqueline en profite pour proposer à sa soeur le tour du propriétaire, en commençant par la chambre des jeunes, de sorte que Sabine pourra finir de s’installer tranquillement, on sait qu’avec son nourrisson, elle n’aura guère de répit entre deux biberons.
À l’étage, le palier débouche sur un long couloir qui dessert une série impressionnante de portes.
- Tu vois, je vous ai installés dans la chambre en face de la nôtre, tout près de la salle de bain. Il y a aussi la salle de douche au bout du couloir, et dans la chambre du fond, André a installé des matelas par terre, avec les deux lits de camps, c’est le dortoir pour tous les petits-enfants. Pour les couples, Delphine garde sa chambre avec Rodrigo, à côté de la vôtre. La porte en face, ce sera la chambre de Corinne et David, comme ça ils pourront intervenir au dortoir des gosses si c’est nécessaire, après tout ils auront leurs trois garçons près d’eux et enfin, Julien dans ma lingerie, que j’ai arrangée avec le canapé-lit, il est le seul célibataire, alors je pense que ça lui ira… En ce qui concerne les petites-filles, Amélie et Sarah n’ont qu’un an d’écart, elles se partageront le grand lit de la chambre des enfants… Ouf, qu’en penses-tu ?

- Ma foi, je suis surtout impressionnée par les dimensions de ta maison, c’est presque un château… Attends, je compte, ça te fait combien de chambres en tout ? Une en bas, la vôtre, la nôtre, celle de ta fille, le dortoir, cinq ah oui j’oublie encore celle que tu donnes à Corinne et David, plus ta lingerie comme tu dis, ça fait sept, tu fais comment pour le ménage ?
Jacqueline est un peu gênée, elle n’a pas prévu la réaction de sa sœur et s’en veut de provoquer un peu de jalousie, là où elle souhaite juste être accueillante. Mais c’est fait…


Dans le séjour, règne une certaine agitation autour du sapin. À leur tour sont arrivés justement Corinne, la fille de Martine et Pierre, accompagnée de son mari David et leurs trois garçons, François, Philippe et un petit dernier Olivier. Déjà passablement excités encore qu’un peu intimidés, ils se familiarisent avec les lieux en passant d’une pièce à l’autre, le salon où trône un majestueux sapin décoré et une crèche sur le buffet, la salle à manger où le couvert a été mis dès le matin, la cuisine, séparée par une vaste entrée assez sombre. Ils se sont faits tancer déjà deux ou trois fois parce qu’ »il ne faut pas crier près de la chambre du bébé », mais d’un tour à l’autre, ils oublient la consigne. Sabine commence à maugréer contre ce manque d’éducation, mais elle happe du regard le froncement de sourcil de sa belle-mère et se reprend à temps. C’est vrai, il faut y mettre chacun du sien, elle se l’est promis, mais elle aurait préféré un Noël plus calme pour se reposer enfin…


Retour à la cuisine : les petits-fours salés sont près à être réchauffés, Corinne propose son aide pour terminer les petits canapés , ce qui ne l’empêche nullement de repousser lestement ses trois lascars dont les doigts chapardent quelques amandes à chaque nouveau passage. Ses remarques sont proférées avec patience, presque mécaniquement. Sabine, à la recherche d’un coin d’évier pour nettoyer son biberon de dix-huit heures, s’amuse de la régularité mécanique des « non, Olivier, ça suffit François, j’ai dit non, Philippe… » proférés à nouveau dans l’autre sens cinq minutes plus tard… Ultérieurement, Sabine confiera à Fabien, son compagnon :
- C’est comme un déclic, je me suis vue à sa place dans quelques années, et je te jure, je me suis mis un post-it dans la cervelle : faut être plus efficace, sinon, on devient chèvre !

Enfin Julien, fils aîné de Martine, se présente avec sa fille Amélie, qu’il a dû passer chercher chez sa mère. Celle-ci a consenti à laisser Amélie profiter de ce réveillon extraordinaire. Elle-même a très peu connu l’oncle et la tante de son ex-mari, mais elle a convenu que ces retrouvailles valaient la peine, et puis, elle emmène Amélie en vacances dès le surlendemain, c’est bien pour la petite de fêter Noël avec son père… Julien se dit surtout heureux de revoir ses cousins, son divorce est encore récent, un grand Noël lui permet de flouter un peu le vague à l’âme qui n’est pas bien loin derrière les « hello, comment ça va, t’as pas changé… » de circonstance. Il espère aussi que sa mère sera assez accaparée pour oublier de faire peser sur lui ses regards de biche navrée, qui n’arrangent rien du tout, et aggravent plutôt la lourdeur de son cœur… Justement, c’est bien, sa soeur Corinne prend en main son installation à l’étage, André organise discrètement la descente des cadeaux de la voiture jusqu’au sous-sol et Amélie rejoint rapidement ses cousins déjà bien familiarisés. Elle découvre les lieux et fine mouche du haut de ses treize ans, commence à chercher où peuvent se cacher les paquets attendus… Évidemment, les garçons se joignent à la chasse, le circuit salon-salle-à- manger-cuisine reprend du service.

De fait, en cuisine, Jacqueline et Martine commencent à s’inquiéter, non pour la dinde qui rôtit à merveille, four baissé, il suffit qu’elle cuise à cœur maintenant, sans dessécher. Un grand tablier blanc jusqu’aux chevilles, Jacqueline tire à demi la grille qui supporte l’énorme plat et arrose régulièrement la bête monstrueuse dont la peau roussie gondole et éclate comme un chewing-gum soufflé. Ce qui rend Martine bien nerveuse après ses petits-enfants invariablement présents lors de l’opération.
- Allez jouer ailleurs vous quatre…
- Mais qu’est-ce qu’ils font quand même, Delphine et Rodrigo ? Il ne travaillait pas aujourd’hui je crois, Delphine m’a parlé de RTT pour tous les deux, je n’ai pas confondu. Enfin, c’est peut-être la circulation, quand même, je vais demander à André de les appeler sur leur portable…
C’est la troisième fois qu’André appelle sa fille, mais la messagerie accueille invariablement son questionnement.

Alors que les deux sœurs se sont résolues à commencer l’apéritif au salon, tant l’énervement des enfants grandit, la sonnette retentit enfin !
- La circulation bien sûr, comment traverser le carrefour Pompadour à cette heure-ci ! Le portable ? Oh, la batterie comme toujours, dès qu’on en a besoin, elle ne tient plus la charge. J’avais dit à Rodrigo de me le changer, mais il n’a pas eu le temps, moi non plus d’ailleurs.
- Enfin, vous êtes là, je crois qu’on peut commencer, comme vous connaissez la maison, vous vous installerez plus tard… Enzo, Sarah, venez vite faire la connaissance de vos petits cousins…


Pierre et André s’attellent donc enfin au service du champagne, bouchons qui sautent simultanément et flûtes inclinées vers les goulots pour éviter les pertes.
Martine s’inquiète :
- Et le Champomi, tu te souviens où les bouteilles ont été rangées ? Tu ne les a pas laissées dans la voiture au moins ?
Sa voix un peu aiguë est noyée dans le brouhaha général, les enfants se précipitent davantage sur les canapés et les petits-fours brûlants, qu’ils recrachent vivement dans une serviette parce qu’ils se sont brûlés.
Corinne et Delphine, tout à la joie de se retrouver après ces quelques années, ont perdu un peu la vigilance habituelle et semblent indifférentes aux verres vides de leurs enfants. Martine est donc repartie en cuisine, où elle tourne et vire sur elle-même sans mettre la main sur les précieuses boissons. C’est Fabien, de passage vers la chambre du bébé qui lui sauve la mise en lui montrant le réduit frais où sont entreposés généralement les bouteilles d’eau minérale et les sodas.
- Excuse-moi, je me sens un peu bête, je ne connais pas encore tous vos rangements…
- C’est rien ma petite tantine, ne t’affole pas, la fête ne fait que commencer, on a la nuit devant nous…
- Mais pas les enfants tout de même, il faudra bien les coucher…
- Tout de suite après les cadeaux ? Ah là, je te souhaite bien du courage si tu t’attaches à un tel programme… Ce soir, je crois qu’ils prendront leurs quartiers libres…

Avant la deuxième tournée d’apéritif, et pendant que les femmes de la maisonnée attirent les enfants sur la terrasse pour guetter la comète du Père Noël, jeu auquel même les préados se prêtent, tous les pères organisent la chaîne pour remonter les innombrables paquets du sous-sol et les installer autour du sapin. Il faut faire vite, les autres vont avoir froid dehors, et on attend encore André qui a un peu de mal à enfiler la houppelande défraîchie par les années de service. Père Noël, c’est un métier, il faut faire attention aux divers accessoires et la barbe de coton commence à s’effilocher sérieusement.
- J’avais pourtant rappelé à Jacqueline qu’il fallait arranger ça, mais elle s’est lancée dans tellement de choses à la fois, c’est bien d’elle, ce genre d …
- Oh, ça ne fait rien, papa, vous y êtes ? Ils s’impatientent dehors, souffle Delphine, venue aux nouvelles.
- Bon, ça ira, tu peux les faire rentrer.

S’ensuit un bon moment de tumulte, des Waous, des chouettes, des ça y est, je l’ai mon jeu, des bravos, des encore pour moi ? des t’as vu, ils ont l’air contents, non ? Ah dis donc, ça vaut le coup.…
L’excitation des enfants emporte d’un coup toutes les préoccupations, les tensions entre Delphine et Rodrigo et leur dispute au cours du trajet, la perspective de chômage qui guette David et le mine pour sa famille nombreuse, l’insupportable partage de sa fille unique pour Julien, la peur du lendemain non-maîtrisable pour Martine à l’orée de sa retraite…
- Mais, Fabien, je ne t’ai pas vu filmer ? Oh zut, je comptais sur toi…
- Mais enfin maman, j’avais Théo dans les bras…
- Tu pouvais laisser Sabine s’en occuper.… Oh, c’est bête cette histoire, je voulais quand même conserver un souvenir de tout ça…
- C’est pas grave, ma tantine Jacotte, je vous passerai nos photos numériques, avec un joli montage, c’est aussi bien qu’un film…
- Oui, mais… Merci Corinne, c’est gentil à toi.
Pour un peu, Jacqueline sentait une grosse boule dans sa gorge, et ses yeux mouillés, résultat de tant d’efforts et d’énervement pour parfaire ce moment magique.
- Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un petit raté qui gêne l’accomplissement absolu du rêve ?


Pendant que les enfants découvrent leurs jeux respectifs, et ne peuvent s’empêcher de regarder avec envie ceux des cousins, les deux grands-mères profitent d’un petit répit. Les jeunes pères, Julien, David, Rodrigo coupent les emballages, montent les pièces détachées, disposent les piles dans les logements prévus. Delphine et Corinne rattrapent leurs discussions perdues en ramassant les papiers et les emballages. André et Pierre se sont appropriés la cuisine pour l’ouverture des coquillages. Ils sont assez contents de se retrouver, d’établir à nouveau la complicité qu’ils partageaient quand leurs femmes se voyaient plus souvent. Ils n’ont jamais souhaité s’immiscer dans les mouvements d’humeur, les petites rivalités fraternelles que leur point de vue masculin range dans la catégorie "broutilles". D’ailleurs, leurs préoccupations passent plus par la case « combien de litres au cent » ou « tu t’en sors avec ton comptable ? » que par ces sempiternelles comparaisons des exploits de la progéniture…

C’est alors qu’explosent les premiers pleurs. Au milieu des nouveaux jouets, Olivier a marché sur la télécommande de la voiture d’Enzo, et c’est le premier drame… L’un pleure parce qu’il est tombé sur le derrière, l’autre parce qu’il croit son jouet abîmé.


C’est le signal qu’il est temps de penser au repas. Les enfants regroupés sur une table à part, pour laisser aux adultes le loisir de se consacrer à leur propre plaisir. Le service se répartit facilement, les bras ne manquent pas. Quand enfin, Jacqueline s’assoit à sa place, tous ses invités installés, son regard croise à l’autre bout de la table celui d’André, et elle se sent brutalement saisie d’une insurmontable émotion, gratitude mêlée d’angoisse. À nouveau, la vilaine boule s’installe dans sa gorge, ses yeux s’humectent. Elle se domine de son mieux, mais son trouble n’a échappé ni à André, ni à Fabien.
- Eh bien maman, qu’est-ce qui t’arrive ?
- Ce n’est rien, c’est que je suis si heureuse de vous voir tous ici ce soir… Je voudrais qu’on en garde un souvenir extraordinaire, qu’on ne puisse pas oublier cette soirée.…
Malgré le concert de protestations qui s’ensuit, elle ajoute dans son for intérieur : parce qu’avec ce qui nous attend en janvier, la visite à l’hôpital prévue pour la prostate d’André, qui peut dire ce qui nous est réservé?
Mais André justement est bien tranquille, il sait que sa femme aura la force de repousser encore ce gros souci. Ce soir, la priorité est de profiter de la fête, la maladie que le couple n’a pas divulguée restera éloignée de cette parenthèse.
Levant son verre plein de liquide ambré, il propose un toast à la tablée, le regard illuminé de tendresse vrillé dans les yeux de Jacqueline :
- Eh bien, buvons à la Joie qui nous réchauffe et au bonheur de vous réunir, Buvons à la trêve de Noël !

C’est le moment que choisit Enzo le finaud, pour lancer sa remarque :
- Vous avez vu, je crois que le Père Noël, il a mal aux pieds! Il a fait comme Papy, il avait les mêmes chaussons… Y va sûrement se faire gronder par sa femme en rentrant …
Ce qui prouve que toutes les trêves ne sont que des îlots éphémères de Paix, même dans les hautes sphères du Bonheur.

15/12/2007

Bonne fête !

En ces temps lointains, j’avais un poste de CM1 dans une grande école privée parisienne, aussi cotée que conformiste, et malgré les cinq classes par niveaux, nous avions des effectifs systématiques de trente-six élèves. Personne n’y trouvait à redire, et bien que l’élitisme en soit un critère drastique, nous bénéficions à l’époque d’une réelle confiance de notre direction et des parents d’élèves, de sorte que nous enseignions avec plaisir et enthousiasme. Ce qui n’excluait ni la rigueur ni la méthodologie, fort heureusement.
Cette année-là, j’avais institué un temps d’auto-évaluation critique de fin de semaine, afin que les élèves apprennent à cerner leurs points forts et leurs points faibles, et organisent le plan de travail qui leur était remis, pour travailler d’abord et surtout les éléments du programme qui leur semblaient plus ardus. Évidemment cette démarche nécessitait l’aide de l’adulte. Nous étions arrivés à la mi-décembre, les contrôles du 1er trimestre achevés et l’approche des vacances jointe à l’excitation de la préparation de Noël avaient eu pour conséquence un net relâchement des efforts. Il me fallait pratiquer une bonne remontée de moral, ce que j’avais entrepris avec énergie et volontarisme. Le mot effort, à l’époque, n’était pas encore une incongruité de nature à angoisser et générer des cauchemars comme il m’a été donné de l’entendre plus récemment…
Donc, en ce début de matinée, mes élèves avaient reçu leurs cahiers des devoirs de la semaine, commentés de ma plume rouge et je me tenais plantée devant eux, au plus près des bureaux où ils étaient assis pour déverser sur leurs consciences encore endormies, ou déjà en week-end, les fruits de mes réflexions et mes exhortations à se reprendre. Ma propre fatigue combattue par le sens du devoir, je m'étais sans doute laissé emporter par mes propres arguments, et je réalisai soudain que ma diatribe durait plus qu’il n’était raisonnable de l’infliger à ces enfants. Concluant rapidement, je me retournai et posai un pied sur le bord de l’estrade, fort haute. À ce moment, dans le silence encore établi, j’entendis la voix un peu rauque de Jean qui m’interpelait :
- Madame , on sait que c’est pas le bon moment, mais on voulait vous souhaiter.…
Et sans me laisser achever mon demi-tour, le coeur des trente-six voix résonna:
- BONNE FÊTE !!!
De sous les bureaux surgirent alors plusieurs paquets insolites que je n’avais pas remarqués: d’abord, un immense sac à l’effigie d’un grand magasin de jouet, d’où émergeait un impressionnant bisounours de près d’un mètre. Puis divers petits présents, bagues et colifichets, échantillon de parfum, bandana…C’était, c’était…Inouï…

Vous imaginez le tourbillon de mes sentiments.

C’était il y a vingt ans…
Ces enfants avaient l’âge des miens, certains en étaient les camarades. Dans cette école si rigoureuse, appeler un enseignant par son prénom serait passé pour une véritable insolence . Je venais juste de leur administrer« un savon » correct pour « remettre les pendules à l’heure » et j’avais immédiatement été impressionnée par le courage de Jean, dont je conserve un souvenir très précis, pas à cause de l’anecdote citée, mais grâce à sa joie de vivre, son air coquin et ses ardeurs footballistiques qui enrouaient sa voix de Septembre à Mai.
C’était une magnifique surprise, complète… Dès le lundi, nous baptisions la peluche Benjamin III, parce qu’il y avait en classe un Benjamin bon camarade, et qu' un petit frère né la semaine précédente venait de recevoir ce joli prénom. Les élèves avaient voté dans la bonne humeur et l’avaient élu troisième du nom. À la suite, Benjamin III était allé chaque semaine en famille témoigner des efforts des récipiendaires et des photos affichées rendaient compte de l’ambiance studieuse et gaie de ma Huitième Bleue.


L’anecdote me revient en mémoire parce que j’ai entendu cette semaine un reportage concernant les enfants angoissés par l’école. Je n’arrive pas à admettre que l’ensemble des lieux d’apprentissages soit si générateur de malaise. Il me semble au contraire que les années d’angélisme et de laxisme ont permis l'installation d' un rapport de force absurde. Non seulement l’autorité nécessaire de l’enseignant est sapée, mais l’enfant perd ses repères. Soutenu par des parents qui pensent bien faire en se montrant tellement attentifs aux besoins de leur progéniture qu’ils risquent de leur inventer involontairement un mal-être, l’enfant a besoin de connaître ses limites et d’accepter la vigilance de ceux qui se consacrent à cette tâche… Mon historiette vaut exemple de cette complicité induite entre un groupe (36 élèves tout de même) et l’enseignant. Je sais que je leur demandais beaucoup d’efforts mais je ne ménageais pas ma peine pour considérer chacun d’entre eux, et valoriser leurs progrès individuels. Je crois tout simplement que ces élèves ont su intuitivement dire merci de l’intérêt qui leur était témoigné, même à travers ces réprimandes occasionnelles .

Bon, c’est vrai, je vous le concède, généraliser revient à faire un mauvais procès. Il existe de bons et de regrettables enseignants, et même un professeur honorable connaît ses bons et ses mauvais jours… Et les parents, entité collective indéfinie, sont vous, moi, mon prochain et ma voisine, des Humains motivés par les meilleures raisons du monde, et l’Amour de nos enfants…

Et si… Imaginons qu’on puisse remettre tout à plat et arranger d’un petit coup de baguette de Noël cette guéguerre du c’est-pas-moi-qu’a-commencé…
Si mettre un enfant au monde et lui donner tout l’Amour possible ne consistait pas à lui ériger un piédestal d’où il craint de tomber et doit s’agripper au premier leurre venu. Si on pouvait accepter comme un Bonheur tout avenir que l’enfant se forgerait par ses goûts et ses désirs propres, certes pour se mettre à l’abri du besoin, et non pas pour réaliser l’ambition parentale et corriger d’éventuels rêves inaccomplis, ou répondre aux normes de son clan ? Si donc on arrivait à se fourrer dans nos têtes trop pleines de parents que la réussite ne se quantifie pas seulement sur le compte en banque et l’aura d’une étiquette professionnelle… Ah j’en demande beaucoup, mais c’est bientôt Noël, et je remplis ma liste de cadeaux…