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30/01/2015

La muse horlogère

        Odette se dépêche. Toute sa vie, elle s’est dépêchée. Sa carrière entière n’a été qu’une course contre le temps. Et la nouvelle étape de sa vie, la retraite, qu’elle voulait paisible et indolente suit le même tempo : du matin au soir, Odette se dépêche…

Pourtant, elle avait pris de bonnes résolutions, cette retraitée de fraîche date, au moment de dire adieu à l’hôpital et aux malades qui requéraient tant de soins, aux collègues soignants qui étouffaient comme elle sous l’urgence des tâches! Elle s’était promis un rythme nonchalant,    des promenades pédestres sans horaires, des après-midi sans bousculade  consacrés à la lecture ou au bavardage oisif entre amies choisies.

Moins d’un mois après le début de cette trêve idyllique, Odette s’était inscrite à la  gymnastique du troisième âge, histoire de rendre service à la voisine  Géraldine en l’accompagnant  au cours. Puis elle avait accepté d’être lectrice bénévole à la maison de retraite, à la demande de l’association gérant la bibliothèque du village. Le sport lundi et jeudi, la lecture mardi et vendredi, elle pouvait encore  disposer du mercredi et du week-end pour explorer les chemins du canton, quand elle avait rencontré Christophe. Ce poète enthousiaste l’avait convaincu de partager la richesse de son expérience professionnelle en participant à son atelier d’écriture. D’emblée, l’idée l’avait enchantée. Elle savait qu’elle avait toujours eu envie d’écrire, sans jamais se  l’avouer.    Ce fut une révélation. Elle allait s’octroyer le loisir d’épanouir un talent qu’elle était certaine de nourrir  quelque part tout au fond de ses rêves.  

 

 

Dorénavant, ses  soirées du mercredi sont ponctuées de réunions studieuses où Odette s’enchante de ses propres  trouvailles.  Avec ses compagnons de plume, elle  jouit des innombrables mots savoureux qu’elle peut  désormais exhumer des territoires inconnus de sa mémoire. Quelle joie de se sentir aussi inventive, de s’autoriser à jouer avec les phrases comme un enfant bâtit une ville de briques en plastique! Au fil du temps cependant, Christophe a institué un rituel chronophage : les séances  débutent par la présentation de travaux effectués à la maison. L’inspiration ne  lui manque jamais, Odette s’adonne sérieusement à ce nouveau défi; La cuisine grammaticale et les champs lexicaux ouvrent à ses yeux éblouis de nouveaux horizons. Elle explore consciencieusement les veines artistiques de l’art littéraire, réfléchissant rétrospectivement à l’embellissement de sa vie à travers le prisme de l’écriture.

 Ce travail conçu  d’abord comme un divertissement prend  au long  des semaines et des mois  une importance de plus en plus considérable. Odette est passée des cahiers couverts de signes manuscrits aux pages virtuelles d’un ordinateur dont elle a fait tout exprès l’emplette. Quelques semaines de formation ont été nécessaires avant qu’elle ne tienne le clavier pour un ami. Peu à peu, ses doigts se sont liés avec les touches, Odette les laisse agir seuls à la rencontre de la bonne lettre, elle pianote enfin sur les petits carrés blancs avec la dextérité d’une pianiste accomplie.  À la mesure d’une cantate, les mots prennent forme, les phrases déroulent leur cheminement régulier, les textes couvrent  les pages blanches sans répit. Odette compose l’allégorie fluide d’une vie généreuse accomplie sans regret.  Elle s’immerge dans le fleuve de sa rédaction avec fièvre et en oublie le boire et le manger, elle  perd le rythme naturel de ses journées,   elle ne compte pas les heures passées devant l’écran. 

 

 

Odette écrit … Et Christophe fait parfois la moue. Ses collègues de l’atelier opinent en écoutant les suites pour clavier numérique  rédigées dans l’intimité de sa maison, mais ce public prévenant n’est pas conquis. Maintes fois, l’apprentie écrivain sort de ces séances le cœur écorné par la déception face aux réactions mitigées qui ont accueilli ses envolées. Il lui faut reprendre son œuvre, rayer les vocables superflus, chasser les lourdeurs syntaxiques.  Raturer, corriger, supprimer, caviarder, renier, saborder, autant de prescriptions qu’elle accueille avec humilité malgré son désappointement.

Au bout de quelques mois, Odette prend conscience des écueils cachés sous les flots de sa nouvelle passion.  Chaque mercredi, elle se rend à l’atelier d’écriture poussée par l’enivrante sensation du travail bien accompli. Chaque soirée du mercredi la voit rentrer chez elle au pas lent d’une âme meurtrie. Elle pose alors sa sacoche et son ouvrage, repoussant au week-end la promesse d’arranger son texte selon les recommandations amicales et pressantes qui lui ont été prodiguées ; mais le samedi, le dimanche se passent sans qu’elle sente en elle la force de reprendre ses notes et d’expédier ad Patres le fruit de ses ardeurs. Aussi, quand arrive le mercredi matin, Odette n’a d’autres expédients que de s’attabler devant son traitement de texte et d’ouvrir le fichier resté en suspens.  Au début, ses doigts hésitent en pressant les touches impassibles. Peu à peu cependant, la concentration revient et notre retraitée sent monter une excitation étrange. Une exultation mortifère s’empare de la main qui saisit d’un mouvement de souris un pan entier de phrase  pour la précipiter  d’un clic dans l’oubli. Construire, détruire, telle devient la finalité de ses efforts, tandis que ses yeux montent  régulièrement vers l’aiguille de l’horloge. Le temps, le temps guette Odette, la presse de nettoyer les ornementations du récit, d’abolir virgules et circonstancielles, de bannir adverbes et conjonctions. L’heure sonne presque quand surgissent des crachotements de l’imprimante trois lignes insolentes échappées du rouleau compresseur, trois lignes brèves, où subsistent quelques mots, une allitération, une image éphémère, le frémissement subtil de l’air au printemps…

 

 

15/01/2015

Collisions


        Pourquoi donc lire un polar ? La vraie vie n’est-elle pas assez noire en ce début d’année ?  En fait, il me semble que lire des horreurs bien au chaud dans son lit ou blotti sur son canapé revient à  s’octroyer des vacances de la vraie vie, plombée par son cortège d’incertitudes et d’angoisses, en accédant temporairement à la vision délirante d’événements dont on sait bien, à tout prendre, qu’on sortira indemne. C’est le propre de la fiction. La construction d’une histoire inventée dont la fonction permet la prise de recul face à une réalité étouffante, sordide, révoltante… Donc, j’ai achevé Collisions, un polar  signé Emma Dayou alors que commençait tout juste le cauchemar de la semaine dernière. Et de me dire que cette intrigue  fondée sur d’obscurs secrets, pour effroyable qu’elle soit, se révèle moins barbare que l’actualité.

 

Pourtant, l’ambiance de cette nuit lilloise est sinistre, plombée par la pluie et la découverte d’un premier cadavre de femme pour la jeune Claire, dont  cette affaire constitue le baptême au sein  de  la police judiciaire. Emma Dayou pose d’entrée  le décor et  l’atmosphère avec justesse et poésie :

«  La pluie répandait des milliers de gouttes d’eau. Elles martelaient sans répit le sol, rebondissaient, dégoulinaient des toits, s’infiltraient dans le col du blouson de Claire (…)Les lampes aveuglantes de l’équipe scientifique éclairaient le cadavre d’une femme blonde et nue. Une photographie de l’ensemble s’imposa à elle. Le blanc du corps. Le noir de la nuit. La blondeur des cheveux auréolée par le halo des lumières  des projecteurs troublé par la pluie. » (Incipit du Roman, page 9)

 

En une suite de courts chapitres aux connotations précises, personnage concerné date et heure, l’auteure  confère au développement de son intrigue un aspect détaché de l’affect, une précision documentaire, comme s’il s’agissait d’un rapport. Paradoxalement, la psychologie des personnages, en particulier les caractères féminins en paraissent d’autant plus touchants.  Claire, en premier lieu que le caractère sexuel de l’agression déstabilise plus qu’elle ne le souhaiterait. Très rapidement se juxtapose le drame caché de Rose, une jeune adolescente élevée par un père solitaire. Les progrès de l’enquête se dévoilent peu à peu au rythme des pistes suivies par les différents membres de l’équipe. Emma Dayou tire un parti intéressant des différences entre les quatre policiers. Les « vieux de la vieille » aux pratiques expérimentées, l’informaticien aux astuces geek, la jeune femme et ses intuitions qu’elle doit imposer.

Bien sûr, je ne vous dévoilerai pas davantage les ressorts du suspense, qui promet fausses pistes et frissons de bout en bout.  L’auteur joue à maintenir l’équilibre entre les deux intrigues, et le lien ténu tissé subtilement  entre les protagonistes. Les derniers chapitres sont prenants à souhait, la résolution de l’enquête se double d’une menace mortifère concernant une nouvelle victime, le lecteur  est contraint de se hâter pour en finir… Bref, mission réussie pour ce roman noir.

 Si Collisions répond aux critères du genre policier, je voudrais pour ma part souligner l’écriture d’Emma Dayou. Au-delà du rythme des phrases et du découpage de l’intrigue, qui appartiennent bien à l’évolution du genre— j’ai noté plus haut les descriptions du décor—je reviens  sur la psychologie des personnages féminins. Chacune d’elles  oppose sa fragilité à une force intérieure qui lui permet de résister : ainsi Rose, l’adolescente  mentionnée plus haut, dont nous mesurons simultanément la confusion et le désir de surmonter  son épreuve :

« Son seul désir maintenant était de tenir dans le monde des Autres. Ne pas tomber. Des gestes simples comme se lever le matin, s’habiller, monter dans un bus, s’asseoir à côté de quelqu’un en classe lui demandaient beaucoup d’efforts, mais elle y arrivait. Elle devait y arriver sinon elle serait en danger. Personne ne devait apprendre ce qui s’était passé. Les flocons de coton devaient rester dans la taie d’oreiller. Elle devait avoir les cheveux lissés. Ne rien dire, ne rien montrer. Rester debout. « ( Page 23) 

 Des mots qui suscitent une empathie instinctive par des portraits en creux  de personnages humains, forcément attachants.  Une incursion captivante dans ce quartier de la cité nordiste qui vaut le détour…

 

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Collisions

Emma Dayou

L’aube (septembre 2014)

ISBN :978-2-8159-1075-0

 

 

 

12/01/2015

Le temps de la réflexion

Hier était encore le temps de l'action. Hier, nous étions submergés d'émotions. Hier nous sommes descendus dans la rue  pour démontrer  notre rejet de la haine, notre volonté de refus de la violence.  Peu d'entre  nous  se sont rassemblés dans les rues, sur les places, autour des symboles de notre histoire pour complaire à de pseudo leaders en qui nous ne croyons plus.

Quatre jours durant, le peuple français a été livré aux émotions. Aujourd'hui recommence la vraie vie, le moment où la réflexion sera notre plus sûr moyen d'avancer à nouveau, sans découragement. Sans accepter de laisser partir au souffle du temps ce qui a été partagé sans calcul, sans céder  aux tentatives de récupérations. Pour alimenter ce temps de réflexion,  je vous convie à écouter Boris Cyrulnik dans cet extrait d'interview. Cet homme à la voix douce et posée,  a le don de me rassurer, et de donner foi en l'Homme, c'est peu dire.

  http://bcove.me/yt3oo2dt

Un seul danger à suivre ces propos, l'envie d'aller acheter son dernier ouvrage, les âmes blessées, qui m'accompagnera sans doute dans les semaines à venir…On en reparle bientôt?

 

10/01/2015

Un secret du docteur Freud

De la lecture de ce roman, ma première impression concerne le ton, la nature du récit. Malgré sa qualification de roman, j’ai maintes fois pensé qu’il s’agissait d’un documentaire, une compilation d’informations somme toute fort plausible.  Éliette Abécassis réussit à mener son ouvrage sur une ligne à la fois  intimiste et inquiétante, même si le lecteur sait pertinemment que le Père de la psychanalyse a bel et bien réussi à quitter l’Autriche.

Le récit se situe à Vienne, au lendemain de l’Anschluss. Les nazis entendent établir leur loi sans tarder, régler le sort des juifs, et Freud représente une double cible, à la fois par ses origines familiales et par  sa position professionnelle. La psychanalyse,   jeune science encore, est honnie par les nouveaux maîtres de Berlin et Vienne, considérée comme un cancer de la pensée. L’ouverture du roman montre justement Sigmund Freud exhortant ses disciples et amis à fuir le plus rapidement possible. Le vieil homme est conscient du danger, mais sent confusément qu’il ne peut s’extraire aussi rapidement  à sa vie. De fait, son fils Martin trouve dans les archives un document dont le rappel le bouleverse.  Cette lettre ranime une querelle douloureuse qui l’a irrémédiablement séparé d’un ami très proche.  Éliette Abécassis nous montre un Freud  très humain,   devenu fragile malgré son aura et l’influence qu’il exerce en Europe comme dans le monde déjà. La maladie et l’âge en sont responsables,   mais l’auteure s’attache à restituer les pensées d’un homme qui ne peut trancher  le cours de son existence, reléguer d’un seul coup les étapes qui ont jalonné  son parcours intellectuel. L’écrivain nous décrit les scrupules et les désirs de son personnage, tandis que la menace se fait chaque jour plus pressante. Nous entrons dans l’univers d’un homme pressé par le temps, par les différents membres de sa famille, par ses amis, parfaitement conscient  que les intimidations dont il est l’objet ne sont pas de simples bravades. Éliette Abécassis met admirablement en scène cette intensité dramatique lorsqu’elle développe les interventions de la princesse Bonaparte, amie historique et disciple du médecin et surtout lorsqu’elle décrit les deux face à face qui opposent Freud au représentant de ses ennemis, le sinistre Sauerwald.

Ce sont les points fort de cet ouvrage. On sourira  à l’évocation d’un Freud gâteux de son chien, on s’étonnera de la discrétion obligeante de Martha, la femme du docteur, ou à l’impétuosité capricieuse de Marie Bonaparte, autant d’éléments destinés à  donner vie aux différents protagonistes. Mais j’ai trouvé un peu longue la résolution du fameux secret, que nous finissons par comprendre, alors même que sa teneur donne  un éclairage particulier à l’élaboration de toute l’œuvre du docteur Freud,   ce qui m’a laissé une impression d’inachevé. 

Sigmund Freud, éliette Abécassis, freud et l'anschluss, histoire et exil de Freud

 

Un secret du docteur Freud

Éliette Abécassis

Flammarion

Août 2014

ISBN :978-2-0813-3085-6

08/01/2015

À nos amis…

À nos amis qui témoignent leur solidarité

 

Charlie hebdo, attentat, compassion, réflexions

 

 Nous pouvons adresser nos sincères remerciements pour leurs pensées amicales et compassionnelles.  Certes, c'est un journal français qui est atteint, et par là, la nature de notre  Nation où la liberté d'expression est inscrite dans nos gènes et notre constitution.  Il ne faut pas se leurrer cependant:  Charlie Hebdo paie la note, mais c’est le fondement de notre civilisation qui est visée. Ce crime dépasse nos frontières, hélas.  Beaucoup d’entre nous se sont réunis et se réunissent encore aujourd’hui   dans les grandes villes ou les bourgades   pour participer à un rassemblement de témoignage et d'hommage. Depuis combien d’années n’avions-nous pas vu notre peuple aussi  unanimement touché et solidaire ? Est-ce que cette émotion partagée ébranlera un peu   la haine et l'intolérance de ceux qui fomentent ces massacres? Je ne veux pas être naïve…

 

Charlie hebdo, attentat, combat, réflexions, rire vainqueur

 

Je pense surtout au monde qui se construit pour nos enfants et petits-enfants. Ils risquent fort de connaître la Haine qu'ont connue nos anciens au cours du  XXe siècle. Alors,   c’est ainsi que voleraient  en éclats les efforts accomplis ensuite  pour construire l’Europe et la Paix ?  Tout ce chemin parcouru vaille que vaille  pour aboutir  à ce brusque retour en arrière?

Charlie hebdo, attentat, combat, réflexions, rire vainqueur

 

 

Espérons bien fort que cette tuerie restera un fait isolé, mais restons vigilants, chez vous comme chez nous de nombreux " fous de Dieu" se croient  investis du droit de vie et de mort. Une semaine de deuil  suffira-t-elle pour effacer ces raisonnements assassins ? Ne nous laissons pas cueillir par ceux qui vivent des dissensions et des rejets. La victoire doit rester dans le camp de ceux qui acceptent l’Autre, « celui qui croit au ciel, celui qui n’y croit pas », celui qui est né quelque part, qui vient d’ailleurs ou qui ne connaît que cette terre, mais qui comprend et s’amuse  de tout sans a priori « pour ce que rire est le propre de l’homme «. Ce qui était vrai sous la plume de François  Rabelais peut-il cesser d’être une raison de vivre ?