05/02/2012
Ragtime
EL Doctorow
Édition originale 1975
Première de mes lectures « Kindle », j’ai téléchargé Ragtime en version originale, manœuvre d’une simplicité déconcertante. Ce qui m’a permis de renouer avec un exercice que je n’avais plus commis depuis lurette, et ma foi, si mon rythme de lecture est moins rapide qu’en français, j’ai beaucoup apprécié l’usage de la liseuse électronique. La simplicité d’utilisation du dictionnaire intégré permet de ne pas vraiment interrompre le fil du texte. De même les fonctions surlignage et notes offrent la possibilité d’oublier crayon de papier, carnet ou post it qui me ramenaient (avec un certain contentement, je l’admets) aux années studieuses. L’objet est donc adopté, ce qui ne va évidemment pas m’aider à résoudre l’effondrement de la pile des livres-papier qui attendent patiemment leur tour…
La première impression produite à la lecture de Ragtime évoque la peinture, une fresque impressionniste et fourmillante d’une Amérique bouillonnante aux portes du XXème siècle.
Lentement, les chapitres initiaux du roman dressent une suite de petits tableaux dont on se dit d’abord qu’ils nous dépeignent, par le prisme d’une mosaïque, une société dynamique et novatrice, une représentation du rêve américain, d’autant que Doctorow renforce ces symboles de réussite en mêlant des personnages réels ( Freud , Houdini) à ceux qu’il crée de toutes pièces.… Le procédé intrigue et amuse, surtout quand le point de vue narratif situe le lecteur dans la réflexion du créateur : à maintes reprises, l’auteur précise par exemple qu’on ne sait pas grand chose des origines de certains personnages — Coalhouse ou Sarah par exemple— mais j’en retiendrais comme illustration plus évidente la dénomination des personnages centraux : en français Père, Mère, le plus jeune frère de Mère… sans indiquer jamais leur véritable nom. Ce procédé est intéressant en ce qu’il situe d’office le lecteur comme membre de cette famille nantie et bien installée d’une banlieue confortable de New York.
De fait, plus on avance dans le déroulement de la fresque, plus les fêlures de cette société idéale apparaissent : la marginalisation de certains personnages sert de ressort aux rencontres des protagonistes que tout oppose, comme Evelyn Nesbit, dont le sort est chamboulé par la jalousie de son mari. Elle est amenée à côtoyer d’abord un architecte de renommée internationale avant de se laisser fasciner par un artiste maudit, épisode qui la confronte à notre curieux plus jeune frère de Mère le temps d’une idylle invraisemblable, dont le descriptif initial est franchement hilarant et saugrenu. Le plus surprenant, et pas le moins intéressant réside dans l’évolution de la relation entre Evelyn et Emma Goldman, militante anarchiste dont la présence souligne à maintes reprises la complexité et la violence sous-jacente des rapports de classe dans cette Amérique laborieuse :
« In Seattle, for instance, Emma Goldman spoke to an IWW local and cited Evelyn Nesbit as a daughter of the working class whose life was a lesson in the way all daughters and sisters of poor men were used for the pleasure of the wealthy. »
Ces épiphénomènes de l’intrigue ne masquent pas le ton âpre de l’analyse sociale que dresse en fait E.L Doctorow : dès que nous faisons connaissance avec Tateh (prototype du Juif errant ?) et sa petite fille, l’écrivain aborde la description d’une société plus fragile, plus tendue, où les bouillonnements sociaux mènent aux grèves et aux affrontements répressifs. Et de fait, l’errance de Tateh et de sa fillette préfigure les crises sociales à venir. Le combat de Coalhouse Walker est emblématique du problème racial inhérent aux USA, question qui alimente d’ailleurs une bonne part de la créativité littéraire, musicale et cinématographique de ce vaste état. Sans avoir l’air d’y toucher, le sujet principal du roman s’organise autour de ce personnage apparemment si bien intégré, si raffiné. L’astuce de E L Doctorow consiste à le marginaliser à partir de ces qualités :
« It occured to Father one day that Coalhouse Walker Jr didn’t know he was a Negro. The more he thought about this the more true it seemed. Walker didn’t act or talk like a colored man. He seemed to be able to transform the customary deferences practiced by his race so that they reflected to his own dignity rather than the recepient’s … »
Effectivement le drame se noue à partir de cette appréciation fondamentale. Coalhouse ne peut supporter l’injure qui lui est faite par le biais de son automobile et la cécité de la société à l’égard des coupables est responsable du déchaînement de la violence aveugle qui s’ensuit.
Insensiblement, les touches impressionnistes de la première partie cèdent la place aux portraits plus sombres d’une société qui vit au bord d’un précipice. Dans la lumière, les avancées des progrès industriels, avec la longue description du réseau de transports desservant la mégapole, les expéditions polaires aux côtés de Peary comme vitrine de l’esprit pionnier, l’emballement du financier Pierpont Morgan à l’égard de l’industriel Henry Ford. Dans le clair obscur qui se dessine au-delà de ces épisodes, les luttes ouvrières, la misère sociale, la réalité d’une émigration qui ne trouve pas l’Eldorado promis, le racisme et les ostracismes de toutes sortes…
« Tracks ! tracks ! It seemed to the visionaries who wrote for the popular magazines that the future lay at the end of parallel rails. There were longdistance locomotive railroads and interurban electric railroads and streetrailways and elevated railroads, all laying their steel stripes on the land, crisscrossing like the texture of an indefatigable civilization… »
Au fil de ce récit pointilliste, E L doctorow ne cèle d’ailleurs aucunement ses prises de positions quant à la résolution sociale des heurts qu’il suggère, quitte à user d’une ironique naïveté.
« I do not think you can be so insolent as to beleive your achievements are the result only of your own effort. Did you attribute your success in this manner, I would warn you, sir, of the terrible price to be paid. … »
Malgré le resserrement progressif de l’intrigue vers le nœud final, Edgar Laurence Doctorow ne se fait pas le chantre de l’apocalypse. Il laisse même entrevoir une sorte de miracle de la rédemption quand nous retrouvons Tateh et sa fille bien des années après leur fuite. Doctorow s’amuse à brouiller les pistes, mais il soulève un coin de voile qui semble dire : mais oui, le rêve américain n’est pas mort, il y a un champ des possibles, même s’il ne garantit pas le Bonheur…
« When he was alone he reflected on his audacity. Sometimes he suffered periods of trembling in which he sat alone in his room smoking cigarettes without a holder, slumped and bent over in defeat like the old Tateh. But his new existence thrilled him. His whole personnality had turned outward and he had become a voluble and energetic man full of the future. He felt he deserved his happiness. He’d constructed it without help. »
Loin de conforter l’image rassurante des premiers chapitres, Ragtime nous mène progressivement à la lucidité poignante d’un monde aux portes de la Barbarie, qui se précise dans l’inévitable implication des États Unis dans le premier conflit mondial. Ce roman qui commence en 1902 par la description de la belle maison de New Rochelle s’achève sur des perspectives tout autres. Un récit passionnant, étonnant parfois, remarquable par l’acuité de son regard.
19:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lecture, ebooks, ragtime, e l doctorow, littérature américaine, société, racisme | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
05/01/2012
Liseuse
Finies les parures de fêtes, hier j’ai définitivement rangé les décors du sapin et les santons de la crèche. Le temps des agapes est révolu, bulle de réjouissances crevée, parenthèse refermée, nous sommes rendus de force aux soucis d’un quotidien drapé dans sa morosité…
- Tiens, tu donnes dans le flashy, maintenant ?
- Eh oui, le High-tech tout gris, ça ressemble aux couleurs de ce début d’année: de l’énergie dépourvue d’optimisme… Alors, puisque Papa Noël a finalement déposé dans mes pantoufles MA liseuse, la couleur Barbie de l’étui ajoute cette pointe de fantaisie qui enveloppe les rêveries insouciantes et frivoles, enfin !!!…
- Ça ne te ressemble pas, m’a soufflé Nouchette, tu ne vas pas abandonner les vrais livres, les pages qu’on tourne, la couleur du papier, les formats d'éditions…
- Sans compter les libraires qui risquent d’y perdre plus que leurs âmes…
Un paradoxe de plus à assumer, cette liseuse me tentait bien. Depuis quelques mois, je furetais volontiers un peu partout en quête d’avis au sujet de ces tablettes miraculeuses. Pensez, des centaines, des milliers de livres à mots ouverts sous le miroir translucide d’un objet plus léger qu’un livre de poche !
Passant par l’une des enseignes spécialisées en produits High-tech, j’ai comparé de visu les dispositifs proposés. Effectivement, les tailles d’écran, leur système d’éclairage, l’exclusivité de la fonction… Quel dilemme ! Sans compter l’accès à la bibliothèque numérisée, l’étendue des données…
J’ai lu chez certaine geek audacieuse, que je fréquente parfois sur la blogosphère, une sourde rébellion contre les e-biblothèques, érigées en forteresses détentrices de droits et de formats et qui rendent leurs adeptes aussi prisonniers que ma p’te pomme et l’infernal itunes. Mais la question déborde largement les querelles de domaines réservés.
Les livres téléchargés via une plateforme électronique coûtent en moyenne 2/3 du prix d’un livre en version papier. Formidable pour tous les gros consommateurs, la différence de prix est substantielle. Le temps de téléchargement est ridicule, quasi instantané avec la liseuse que j’ai choisie, et donc j’ai le pouvoir de détenir une bibliothèque universelle… Sans compter la gratuité concernant les œuvres des écrivains tombées dans le domaine public : Tout Hugo et tout Balzac archivés le temps d’un clic. Ça donne envie de relire Loti, Jane Austen, Gide et Queffelec (Henri). Tiens, lui, il est passé de mode, il n’apparaît pas dans le répertoire du site.
Mais pour tous nos contemporains, qu’en sera-t-il en effet des droits d’auteur ?
Comment la filière de l’édition va-t-elle faire face à un marché qui a explosé cette année , comme en témoigne le volume des ventes de tablettes.
Entrevue dès 2004, la bataille juridique fait rage, de Princeton à Bruxelles, on réfléchit sur les droits des auteurs, les exigences éditoriales, les structures de l’accès à la numérisation.
Pour ma part, comme le suggérait Nouchette, je ne me vois pas renoncer totalement au contact physique du livre. Mais je sais aussi que nous ne cessons d’évoluer. Il y a vingt ou trente ans, nous n’imaginions pas l’omniprésence du téléphone portable dans nos vies. Aujourd’hui, Allo compte parmi les premiers mots de Mathis …
Encore une fois, c’est à chacun de nous qu’il revient de faire la part des choses: réserver la liseuse électronique aux œuvres plus anciennes, et il n’en manque pas ; continuer de rendre visite à la librairie du quartier en préservant la solidarité du lien humain dans notre environnement géographique.
Le débat est ouvert, la solution nous appartient. Ce monde où nous vivons, après tout est le nôtre.
N’empêche, elle est pas belle ma Kindle ????
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17:37 Publié dans goutte à goutte, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livres, libraires, liseuse électronique, débat des éditeurs, des libraires, ebooks, e livres | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer