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26/10/2011

l'alpiniste

 

 

C’était elle qui avait pris le cliché.

Pourquoi a –telle éprouvé le besoin de le sortir de l’album ce matin ?

Lucie caresse la photo d’un doigt tremblant.

- Heureusement qu’à l’époque, on prenait encore des photo papier, soupire-t-elle.

Par la fenêtre, elle voit la masse formidable  du Massif, et la face grise de l’Aiguille de la Vanoise. Sur la photo qui tremble entre ses doigts, l’angle de vue est exactement le même :  en face de l’aplomb d’une centaine de mètres qui ouvre les «affaires sérieuses » de la course. À partir de ce point-là, on est sur une pente à soixante pour cent, l’encordage est obligatoire…

Malgré la clarté ensoleillée de la matinée, elle sait bien qu’on ne peut pas encore distinguer les grimpeurs,  même depuis la terrasse  du Fontanette, le restaurant d’altitude où elle  vit et travaille. Mentalement, elle rejoint la cordée qui va « faire »l’Aiguille aujourd’hui. Il leur faudra encore deux bonnes heures pour arriver exactement en face de la fenêtre, d’où le cliché qu’elle tient dans les mains a été pris, il y a quinze ans, déjà.

Lucie frissonne malgré elle et se penche par –dessus le dossier du fauteuil qu’elle a poussé devant la fenêtre. Elle ne peut s’empêcher de vérifier encore une fois que la vue  depuis le siège est bien conforme. Elle s’en veut de se sentir si fébrile, alors qu’elle sait pertinemment qu’il n’y a rien à craindre, cette fois.

Son frère Marc est  un guide expérimenté. Savoyard pure souche, il  pratique la montagne depuis toujours. L’hiver en ski, dès la belle saison,  il ne pense plus que piolet, cordage, spits. Aussi,  s’il a décidé d’emmener Martin, son neveu, c’est qu’il sait que c’est le bon moment. Le temps est clair depuis au moins trois jours maintenant, et les prévisions météo franchement bonnes. Lucie ne doute pas que Martin, son fils de quinze ans, est maintenant fin prêt pour réaliser enfin cette course. Depuis des mois, la perspective de s’affronter à « la Petite Pasquier » l’a motivé à un entraînement drastique. Malgré ses craintes, légitimes, Lucie n’a pu que s’incliner.  La « Petite Pasquier » représente  une voie mythique pour  les  montagnards du massif de la Vanoise !

 

Cette première de Martin soulève des vagues d’émotions. Lucie  se souvient combien elle-même  et son frère Marc ont rêvé du jour où ils seraient enfin jugés dignes de s’attaquer à cette voie, un beau dénivelé de  350 mètres,  raide et athlétique contre une roche dure.

Techniquement, c’est l’épreuve initiatique  avec son dosage de passages difficiles, de pans escarpés et ombragés, froid comme une face Nord, avec un surplomb court mais délicat à mi-course, elle s’en souvient parfaitement, même si elle n’a plus jamais eu l’opportunité de s’y confronter depuis la naissance de Martin.

À nouveau, ses yeux reviennent à la photo ancienne. Elle sourit à l’évocation des circonstances de la prise de vue.  Elle venait de s’offrir alors un nouvel appareil photo, un Canon à focales variables,  grand angle, macro, zoom  avec un grossissement par sept , déjà énorme,  corrigé par un stabilisateur, du vrai matériel de pro… « Les marmottes de la Vanoise  auraient la vedette », on l’avait assez plaisanté sur sa  marotte photographique. Elle mourait d’envie de l’utiliser.  Et puisque sa maternité nouvelle l’empêchait de grimper, elle pouvait s’accaparer le massif par le biais de l’objectif…

En cette fin de printemps,   Marc et Philippe avaient décidé de s’offrir  en duo « la Petite Pasquier ,   en guise d’échauffement, avant l’arrivée des premiers clients… Toujours complices ces deux-là, même quand ils affectaient d’être rivaux. Philippe avait quand même l’avantage d’être, l’aîné des deux, et mettait volontiers en avant son expérience. Il n’hésitait jamais à rappeler qu’il connaissait mieux que Marc la plupart des sommets alpins mais aussi certaines pentes fameuses des Andes péruviennes, sans compter les deux voyages au Népal réalisés grâce à un client aussi original que richissime. Ces bonnes fortunes dataient d’avant son mariage avec Lucie et la naissance de Martin,   mais  Philippe aimait jouer encore de cette aura. Alors, une fois de plus, la dernière, Marc avait laissé le leadership à son ami et beau-frère.

 

 

L’esprit de Lucie est écartelé entre les deux horizons qui s’ouvrent devant ses yeux. Par la fenêtre, la roche grise de l’Aiguille  a perdu ses ombres bleutées du petit matin.  À huit heures, le soleil franchit enfin  la barrière de la Grande Casse,   la lumière devient plus crue, la muraille pierreuse blanchit, les reliefs s’affaissent. Encore une petite heure de marche,   et les grimpeurs du jour auront atteint le mur. Elle devra être en poste, mais elle ne s’affole pas, elle a déjà disposé son matériel à l’angle de la terrasse du restaurant, comme il y a quinze ans…

À quinze ans d’intervalle, elle s’apprête à prendre le même cliché…

Son cœur se serre.

C’est une grave erreur…

Et pourtant, Lucie refuse de s’avouer superstitieuse.

Le cliché est très net. Le fond rocheux de la paroi apparaît dans toute sa rugosité. L’ombre du grimpeur, le contour de son casque projeté sur la pierre accentue la profondeur des champs. Sous l’arrondi du casque, les cheveux châtains de Philippe s’échappent en boucles indisciplinées. À l’époque, malgré ses trente-cinq ans,  il conservait fièrement son allure d’adolescent. Pourtant, il était bel et bien père d’un fils  de six mois, pour lequel il projetait déjà toutes les étapes  de son apprentissage.

Dans  cette position de trois quarts dos, on pressent la vitalité et la hardiesse des gestes, la force de l’homme dans  l’effort. Philippe est collé à la paroi, tendu vers le haut du mur,  il est  relié à son équipier  vingt mètres en dessous  par une corde aussi vitale qu’un cordon ombilical ;  cette corde coule  de sa taille jusqu à sa cuisse. Impossible de voir son visage, mais qui le connaît bien sait qu’il est juste concentré dans l’action.

Voilà, c’était moins de trois minutes avant que le drame n’ arrive.

Ce qu’on ne voit pas sur la photo, c’est le plongeon de l’homme, quelques minutes après.   Pendant qu’elle guettait dans son viseur l’apparition de Marc, avec le décalage dû à la distance de sécurité entre les deux encordés, l’homme de tête avait déjà franchi l’arête bosselée qui limite le surplomb. En prenant pied sur le ressaut  au-dessus du dévers, il était sorti du champ de vision de Lucie, la dièdre inclinant à gauche la roche en un léger repli. C’est souvent la surprise, les plans invisibles que le soleil n’éclaire jamais. La plaque de glace attendait là, en embuscade. Comment un grimpeur aussi expérimenté que Philippe a-t-il pu l’ignorer ?

Longtemps, Marc a retenu le corps de Philippe qui s’est violemment balancé, après une chute de quarante mètres. Son premier réflexe a été d’assurer la prise par deux nouveaux mousquetons hâtivement clipés, mais cramponné à la paroi,  il n’a pu qu’essayer d’amortir le balan, choqué par le silence de son ami…

 

Lucie est froide maintenant.

Regarder la photo, c’est revivre à l’infini ce moment tragique, l’accident  qui a basculé leur vie. En évoquant  les événements de ce matin maudit, ses mains agissent sans qu’elle en ait vraiment conscience. Elle a numérisé la photo,  puis elle a cliqué sur le programme de retouche de son ordinateur. Dire qu’elle sait ce qu’elle prépare, qu’elle suit une idée précise? Non, elle agit comme une somnambule, l’esprit scindé en deux… Sur la même paroi, en ce moment, Marc et  Martin   s’apprêtent à attaquer le mur abrupt,  il leur faudra une bonne heure. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle pourra prendre les photos, comme il y a quinze ans, sans émotion, sans penser surtout. Puis viendra le dévers, et le surplomb…

 

Lucie a quitté à regret la chambre, la fenêtre et le fauteuil. Depuis la terrasse du restaurant, les possibilités de cadrage sont plus ouvertes. Quand elle aperçoit enfin les grimpeurs, elle les immortalise longuement, l’un après l’autre, tendus qu’ils sont eux aussi dans leurs efforts. Puis elle change l’objectif du nouvel appareil, élargit le plan, les saisit tous les deux ensemble, ce qui demande du champ.

 Satisfaite, elle rentre enfin et s’active à intégrer les photos nouvelles. Sans réfléchir, elle les copie dans le fichier qu’elle vient d’ouvrir pour numériser le cliché d’autrefois. Ses doigts s’affairent sur le clavier tandis qu’elle suit mentalement les grimpeurs dans les derniers mètres qui les séparent du sommet. Là, ils vont souffler un moment, éperdus d’admiration devant le panorama conquis. Ils se sentiront  à l’égal des dieux créateurs, le temps de reprendre souffle. Puis Marc engagera Martin à boire son lait chocolaté pour recharger les accus, et la descente s’engagera, lente, prudente, presque toute en rappel.

 

 Sans qu’elle se souvienne l’avoir commandé, l’imprimante a craché les pixels reconstitués sur le papier glacé. La nouvelle photo n’est pas aussi nette que l’original, comme toujours avec le matériel informatique, mais le résultat est quand même satisfaisant.

Lucie revient alors vers le fauteuil roulant toujours immobilisé devant la fenêtre. Elle se penche  sur  l’homme  immobile, calé là  depuis si longtemps. Mais le temps n’a plus de prise sur lui.

 Elle porte le cliché modifié devant ses yeux, afin qu’il puisse contempler la scène. Sur le plan élargi, il y a maintenant trois grimpeurs. Martin  au milieu, Marc ferme la cordée… Mais le premier, celui qui guide et ouvre le passage, c’est Philippe,   l’homme d’avant, le fier ouvreur.

- Tu vois mon chéri,  souffle-t-elle en se penchant sur son oreille, toi aussi , tu grimpes avec eux…

 

22/10/2011

Hotel ***

journal, chiens,  animaux, soins,

 

Les nuits fraichissent, même sous nos étoiles varoises.

D'ailleurs, les gifles du Mistral ont crûment porté un sort aux espérances nautiques des profiteurs du Sud.

La semaine dernière, GéO se vantait encore des séances piscine partagées avec Copain et Guss, 

C'en est bel et bien fini, cette fois.

Fraîcheur nocturne, c'est aussi portes ouvertes à notre petit peuple , nuitées au chaud dans la cuisine,

au plus près des maîtres…

Soit, mais GéO avait mieux dans sa besace de bricoleur:

Ses mains habiles ont bâti un abri contre la bise.

Copain s'y est faufilé sans hésiter.

Guss s'est montré déconcerté, il a pointé le nez d'abord, pas encore décidé.

 Mais quelques croquettes prestement lancées ont eu raison de ses réticences.

Les voilà installés dans un  hotel*** rutilant.

 

02/10/2011

Réflexions dominicales…


24°7 ou 25°4 ?
À quel thermomètre se fier avant de confier à l’onde fraîche mes pieds brûlants, mes mollets échauffés… Mon corps tout entier arraché à la torpeur siesteuse de ce dimanche quasi estival ?

Ne vous moquez point ! Je sais que vous jouissez aussi de la quiétude ensoleillée. Je n’ai donc aucune honte à vous confier mon dilemme. GéO, s’appuyant  quant à lui sur les certitudes du bon Dr Coué,   préconise de ne choisir en toutes circonstances que la vérité qui fait plaisir. Il opte pour le compteur optimiste quand j’ai tendance à échafauder une vérité relative tenant pour avérées et certaines les valeurs de l’un et les annonces de l’autre.
En vertu de quoi, j’ai évalué une bonne moyenne à 25° et me suis gourmandée: j’ai bravement lâché mon bouquin et me suis astreinte à quelques dizaines de longueurs. L’exercice est vivifiant, tonique confie GéO quand je le croise au milieu du bassin, et m’insuffle la force de remonter vous conter mes réflexions.


Car il m’arrive de réfléchir… Enfin, soyons honnête… de profiter des réflexions d’autrui.
À l’heure bénie du café, qui chez nous est souvent sieste-lecture, moment sacré de la mi-journée s’il en est, mes yeux ont accroché sur un meuble un petit livre rouge, aussi mince  d’apparence qu’il m’est précieux de contenu.

Rainer Maria Rilke, lettres à un jeune poète, écriture, création, Atelier d'écriture

Ce précieux recueil de conseils épistolaires ne s’adresse pas qu’au jeune poète en question*, et malgré l’empreinte du temps, il demeure un ouvrage d’une rare finesse, d’une sensibilité acérée, d’une  actualité percutante.
C’est à Ginette, compagne de l’ACL de Néoules, que je  voudrais dédier tout particulièrement les lignes relevées. Réfléchissant sur la définition de l’Acte créateur et de l’Écriture vendredi dernier, Ginette a exprimé entre autres sentiments, le déclic de la solitude comme pulsion d’écriture. Et puis, comme souvent, Ginette demande l’expertise, l’aval de Christophe, elle clame son besoin d’encouragement. Et j’ai trouvé dans la toute première lettre ces phrases qui traduisent, me semble-t-il, les réserves qu’émet notre animateur à décerner à nos travaux une échelle de valeur.

 D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique.Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux.
(…)
  Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur.… Demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple « je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité.
(…)
Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à vos travaux, car vous en  jouirez comme d’une possession naturelle, qui vous sera chère, comme d’un de vos modes de vie et d’expression. Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge.

( Extrait de la lettre du 17 février 1903)

 

Tout comme Ginette, il m’arrive parfois de ressentir une solitude de coureur de fond quand je confie à ces pages l’une de mes conte-gouttes, sans percevoir l’intérêt d’éventuel lecteur. Un petit pincement de joie me ragaillardit quand je constate que certains textes, bien qu’anciens, sont ouverts au gré du zapping des souris de passage. Les mots de Rainer Maria Rilke m’ont mis du baume au cœur et confortent cette assurance nouvelle qui est mienne. Décidément, les réflexions dominicales ont du bon.

 
* Il s’agit de Franz Xaver Kappus, alors élève  cadet dans une école militaire autrichienne, et devenu plus tard romancier. On a oublié aujourd’hui ses œuvres, mais on lui doit la publication de dix lettres qu’il a reçues du poète déjà reconnu. Que son nom passe à la postérité pour ce geste, il a permis à nombre d’entre nous d’y puiser de très intéressants réconforts. 

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, édité dans la collection cahiers rouges de chez Grasset.