19/11/2007
En marge
Nos quatre hommes sont restés seuls autour de la table et leur conversation a perdu son éclat, elle s’étire comme la dernière miette de ce repas dominical.
Leurs femmes ont déjà emporté les assiettes à la cuisine, par la porte parviennent les bruits de vaisselle, d’eau coulant à gros jet, de rires et d’apostrophes joyeuses… Les verres sont restés sur la table, et la bouteille s’incline pour l'ultime tournée vers leurs bords tendus… Ah, que les hommes repus aiment ce moment de flottement d’après festin… Une nonchalance satisfaite les gagne, légère ivresse née autant du copieux repas que de la satisfaction du repos hebdomadaire mérité. Dans cette ambiance détendue, chacun d’eux s’installe à sa façon dans son contentement.
Le plus âgé, Pierre, jeune chef d’entreprise trentenaire, aussi vif que mince, impatient et un brin autoritaire d’ordinaire, se laisse aller contre le haut dossier de sa chaise, et croise les bras sur sa poitrine, maîtrisant encore la conversation de ses plaisanteries caustiques. Il ne lâchera pas cet art obstiné de la taquinerie qui établit sa prédominance sur la tribu rassemblée.
Luc, son cousin, s’installe en maître de maison. Il s’est spontanément assis en bout de table, à la place qu’occupait son père jusqu’à son décès. La maison n’abrite plus d’Anciens, mais la génération montante s’applique à préserver les rites. Cette propriété de famille est appelée à devenir sienne très bientôt, il y a déjà installé en guise de garde-robe ses outils de bricolage bidouillés ou achetés à grands efforts budgétaires. Il sert le vin sérieusement, pourvoit au ravitaillement de la cave, mais derrière la barre impérieuse de ses sourcils, qu’on ne s’y trompe pas, il tient ses stocks. Pensez, le Morgon coule à flot en ces jours de festivités hivernales. Luc se sait investi d’une obligation morale à être l’Héritier, le fils de…, même si le rôle est déjà très lourd à endosser. De sorte que l’apostrophe « Mais c’est complètement con… » est devenue la phrase-clef de ses prises de parole, histoire de poser son autorité de médecin récemment diplômé.
Son cadet de dix ans, Laurent, se bat pour intégrer le cénacle et se sentir adoubé. Démarche malaisée s’il en est. Ce fossé d’une décade à l’entrée en âge mûr est la pire des barricades. Dans trente ans, son aîné le courtisera, mais il l’ignore encore et pour l’heure, il déguste le vin avec application et gourmandise, parle en forçant sa voix, que Dame Nature lui a donné un peu frêle à son goût. Il aimerait donner son avis, vanter ses choix, parvient à amuser de réparties fines ses interlocuteurs, mais perçoit bien que ses efforts lui permettent juste de rester à la marge.
Le dernier de la tablée, Daniel, s’est légèrement éloigné de la table. Il a reculé sa chaise d’un pas, a croisé les jambes et arrondi son dos. Rien dans son attitude ne traduit le volontarisme des trois autres. Il a pivoté sur l’axe de sa chaise et son bras gauche repose sur le haut du dossier, tandis que la main droite porte régulièrement à sa bouche la cigarette brune qu’il savoure sans retenue. À chaque inspiration, il ferme à demi son regard de chat, inspire profondément, marque un temps d’arrêt, et relâche enfin la fumée d’un souffle long. Il a incliné la tête, comme pour mieux écouter sa petite voix intérieure, en réalité il est resté attentif aux propos de Pierre et de Luc. En réponse aux anecdotes farfelues qui émaillent la conversation, un petit rire secoue son apparente inertie, et il rejette alors la tête en arrière, déglutissant avant de souffler vers le plafond la dernière bouffée ingérée.
. Comme les femmes reviennent enfin avec le café et disposent le service devant les verres à peine vides, il s’adresse gentiment à la plus proche :
- Elles ont besoin d’un coup de main, les madames ?
L’arrivée du sombre breuvage marque la fin de l’épisode languide. La pause sacrée du déjeuner a été bien respectée, retour aux projets et aux emplois du temps obligés d’un dimanche à la campagne.
Tandis que Luc et Pierre dressent leur plan d’attaque pour rendre leur matériel de plongée plus performant l’année prochaine, arranger la vanne du compresseur ou renforcer l’axe du barbecue, Laurent se joint à l’assemblée féminine pour entretenir l’immense jardin ou défaire les lourds rideaux qu’il faudra porter chez le teinturier dans la semaine… Et ce café longtemps attendu est avalé trop fort, trop chaud, trop sucré, trop rapidement.
De café, Daniel n’en veut point, il préfèrerait un petit verre de chartreuse, puis une longue, longue sieste pour clore cette journée de repos, méditant peut-être sur la félicité du paresseux, la jouissance du Grand Nonchalant , le loisir de l’oisif.
Sylviane est retournée en cuisine, et tandis que les convives se lèvent bruyamment, elle réapparaît, s’adressant au chien de la maison, sagement allongé sur son tapis, au coin de la cheminée. Jupiter, joli braque français, n’attendait que ce signal pour manifester sa joie. Il n’est de festin humain qui ne comprenne sa part de récompense. L’os du gigot, encore bien pourvu de chair rouge et sanguinolente, brandi à bout de bras, Sylviane prétend mener l’animal jusqu’à la porte de la terrasse pour lui donner enfin son dû.
Daniel s’anime soudain à cette scène familière. Le voilà debout, il attrape lestement le manche convoité et sans plus de façons, s’accroupit à quatre pattes sur le tapis du chien. Avec force grimaces, il se cale l’os entre ses mâchoires grandes ouvertes! Le chien connaît le jeu, il est déjà en position identique, croupe en l’air et pattes avant aplaties au sol. Il jappe, deux ou trois fois en guise d’avertissement, pour bien montrer qu’il entre en scène. Toujours à terre, Daniel tourne, revient, provoque son compagnon, et notre Jupiter, les yeux complètement exorbités, saute autour de l’adversaire, le contourne à la recherche d’une bonne prise. Mais l’homme est trop vif, l’animal laisse échapper un gémissement de convoitise, puis un jappement bref, il saute enfin sur ses pattes arrière, peut-être pour intéresser les spectateurs à sa cause, car le cercle s’est resserré autour des deux joueurs. Les rires et les commentaires s’entremêlent, quelques conseils retentissent.
- Attention Daniel, ce n’est qu’un chien, ne l’excite pas trop...
Mais Daniel connaît son affaire… Tournant, virant, grognant à l’instar de Jupiter, il ne perd pas le contrôle de la situation et adopte les variantes nécessaires. Le voilà sur le dos, membres recroquevillés en l’air, il n’a pas lâché sa proie, il roule à nouveau sur le tapis, et le chien suit le mouvement, mieux, il imite son concurrent. Le voilà à son tour ventre offert, dos au tapis, orientant sa tête pour suivre du regard les déplacements de l’ennemi… Le jeu se poursuit encore quelques minutes quand Daniel décide d’accorder le point : reprenant la pose à quatre pattes, il fait glisser l’os sur le côté et offre l’autre extrémité à la gueule du chien… Jupiter ne se fait pas prier, il s’aplatit instinctivement sur le sol face à son rival et les voilà tous deux attelés par la gueule au même trophée.
Quelle complicité jubilatoire, dans le calme revenu, on entend le raclement des dents sur l’os, le craquement sec de la matière brisée par les molaires du chien, Daniel a conservé la posture, et maintient sa portion, jusqu’à la fatigue. Le jeu se calme ainsi peu à peu, mais jamais l’animal n’a manifesté la moindre agressivité, ni abusé de sa force. Quand l’homme lâche enfin le morceau sous les exclamations du public, Jupiter satisfait signale son contentement par le balancement du moignon qui lui sert de queue. Se relevant enfin et massant ses reins endoloris par la gymnastique canine, Daniel lâche enfin ses premiers mots :
- Ouf, faudrait pas que j’oublie ma sieste avec tout ça, moi !
16:50 Publié dans Larmes d'O | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jeux, chiens, souvenirs, repas de famille, sieste | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer