Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/03/2015

La route de Beit Zera

J’avais conservé un excellent souvenir d’un repas en hiver,  un des précédents romans d’Hubert Mingarelli. Aussi n’ai-je pas hésité très longtemps avant de me saisir de celui-ci. Et chose rare, ma bonne impression se confirme. Il me semble même que ce livre est encore meilleur.

Stépan vit seul  dans une maison isolée, quelque part sous le lac de Tibériade. Pour rejoindre la route qui mène à la prochaine ville, Beit Zera, il faut traverser à pied  une forêt. Stépan est un solitaire, mais il a une chienne, à laquelle il est  très attaché. Quand s’ouvre le roman, la chienne est à l’agonie, l’homme sait qu’il va devoir affronter sa disparition… Cette étape n’est pas la première séparation à laquelle il doit faire face. Progressivement, le récit nous permet de remonter dans l’histoire de cette solitude installée, qui, comme toutes les retraites, s’est imposée plus qu’elle n’a été choisie.

«  Il n’avait pas fini sa cigarette. Elle n’était pas bonne et apaisante comme il l’avait espéré, mais il la gardait encore, car après elle, il ne savait pas ce qu’il ferait. Il fumait et il tendait l’oreille. Malgré le soleil rasant, il jetait des regards vers la forêt. À présent, il redoutait de voir le garçon arriver. Même si c’était chose rare le matin. Sa décision prise et son chagrin à l’intérieur de lui, il voulait rester seul. » (Page 14)

 Stépan a un fils qui vit au loin, en Nouvelle-Zélande. Chaque nuit, il écrit à Yankel, dont l’absence pèse si lourd.  Stépan survit grâce aux boîtes de carton dont son ami Samuelson lui confie le montage, l’assurant ainsi d’un petit revenu tout juste suffisant. Les deux hommes sont très proches depuis que leur amitié est neé au cours de l’interminable service militaire israélien. Amitié rude fondée sur la rémanence des souvenirs, entretenue par les longues soirées passées à boire sous la véranda de la maison. Les deux hommes n’ont pas de secrets l’un pour l’autre, sauf… Sauf que depuis quelque temps, un jeune garçon lui rend souvent visite, à la tombée de la nuit. Cet adolescent quasi mutique a noué une affection avec la vieille chienne, qu’il caresse longuement et  emmène en balade dans la forêt. Sans trop savoir pourquoi, Stépan l’a encouragé à s’occuper ainsi de la chienne. Car Amghar,   le garçon, est manifestement arabe. De plus, de soir en soir, Stépan apprend qu’il vient à pied de Beit Zera, la ville de l’autre côté de la forêt, ce qui représente un périple dangereux dans ce pays en conflit toujours larvé.

 Avant l’action dont on le devine tout à fait capable,  c’est la vie intérieure de Stépan qui est mise en lumière tout au long du roman. L’homme se projette avant de faire, ce qu’il vit intérieurement compense l’isolement vécu comme un emprisonnement, même  si cette punition paraît volontaire.   

 «  Amghar s’en alla. La chienne grimpa les marches et vint se coucher près du fauteuil. Pour la première fois depuis longtemps, Stépan refit en pensée le trajet jusqu’à Beit Zera. Cela lui prit du temps, même en pensée, car il devait s’arrêter à certains endroits de la forêt, sa mémoire le trompait et il n’était plus sûr de lui. Mais une fois sorti de la forêt et traversé le champ de terre, se dressait la prise d’eau en béton surmonté de tuiles, et passant devant, la route nationale. Tout au bout, Beit Zera lui apparut. Il la vit, éclairée au loin, et ce n’est pas l’imagination qui lui manqua pour y aller, mais le courage. » ( Page 54-55)

Pourquoi Stépan est-il si mal à l’aise avec ce garçon, alors qu’on verra qu’il s’inquiète pour lui ? Pourquoi  Yankel est-il si loin ? Pourquoi la route de Beit Zera fait-elle si peur à Stépan, y compris pour Amghar ?

Hubert Mingarelli dévoile progressivement, par toutes petites touches, les événements qui ont participé à l’isolement de Stépan et  à une culpabilité insoluble dans l’oubli. Roman à l’écriture sensible et poétique, la fatigue de l’homme comme celle de sa chienne, le dépouillement extrême des rapports humains soulignent le lien charnel à son fils, un attachement si fort qu’il en devient irraisonné. Les images sont belles et fortes, en particulier celles qui se déroulent dans la forêt où Yankel a trouvé refuge.  C’est aussi dans cette forêt que Stépan part à la recherche d’Amghar un soir d’orage. Subtilement, cet étrange garçon devient le fils d’Hassan Gabai,   la victime de Yankel,   et nous sommes au fait du traumatisme qu’éprouvent les hommes, paralysés par la peur au point de tuer par erreur, de tuer par fantasme de l’ennemi.

 

 

«  Finissant sa cigarette, il songea pour la millième fois que si Dieu avait existé, Il n’aurait pas fait des nuits pareilles. Il aurait toujours laissé briller quelque chose de plus fiable que la lune, qui ne sert à rien quand le ciel est si couvert. Pour la millième fois il mesura combien cette chose avait manqué à Yankel la nuit où, dix longues années auparavant , il était revenu à la maison pour sa première permission, et où après avoir laissé les lumières de Beit Zera derrière lui, il allait sur la route au-devant d’Hassan Gabai qui rentrait aussi chez lui. » ( Page 62)

 

 

J’ai aimé la manière dont Hubert Mingarelli avance par touches délicates pour dresser la situation de son personnage central, un  homme apparemment fruste. Progressivement, Mingarelli nimbe ses créatures de tendresse et de sensibilité. Peur,   amitié, solidarité et culpabilité habitent ses protagonistes, tous victimes d’un état de fait qui les a toujours dépassés. L’écriture de l’auteur se dépouille d’effets, suit au plus près les gestes quotidiens qui traduisent au mieux le désarroi de l’absence, la difficulté de  la décision, la méfiance instinctive de l’Autre.

Mais au bout du voyage intérieur de son personnage, Hubert Mingarelli nous offre une image à la fois déchirante et apaisante des liens de tendresse entre un homme et la chienne malade, belle et sombre métaphore pour rappeler qu'on n'aime pas sans mal, qu'on ne vit pas en ignorant la mort.

Un beau roman, vraiment.

La route de Beit Zera, Hubert Mingarelli, Stock, , peur de l'autre, littérature française, roman

La route de Beit Zera

 Hubert Mingarelli

Stock 2015-03-25

 ISBN : 978-2-234-07810-9

 

 

15/03/2015

Meursault, contre-enquête

Parfaitement intrigant, ce titre de l’ouvrage de Kamel Daoud,   un énorme clin d’œil à la littérature française  du vingtième siècle et à l’un de nos écrivains emblématiques,   de sorte que j’étais impatiente d’entrer en connivence. Ce roman audacieux s’offre le luxe de confronter deux regards a priori opposés sinon antagonistes,   en réinsérant dans une histoire vieille de soixante-dix ans un personnage déterminant. Prendre la parole au nom d’une victime, fût-elle virtuelle,   m’est apparu comme une source de réflexion et de courage. Parce qu’il faut quand même un certain culot pour greffer son premier roman sur l’un des ouvrages les plus connus de la littérature. D’emblée, Kamel Daoud embarque son lecteur dans un  jeu de miroirs  où le lecteur comprend qu’il va perdre ses repères : Où se situe la réalité quand les victimes fictionnelles ont le pouvoir de changer le cours de l’histoire?

Dès l’incipit, le lien est établi avec l’œuvre de référence, rien de moins que l’Étranger d’Albert Camus:

Aujourd’hui, M’ma est encore vivante.

À moins de ne pas l’avoir  jamais lu, qui pourrait ne pas reconnaître la phrase initiale du roman de Camus :  Aujourd’hui maman est morte.

Kamel Daoud, écrivain contemporain algérien,   place donc la barre très haute, en développant son intrigue comme une réponse parallèle  à la confession du Meursault de l’écrivain français. Construit en brefs chapitres, le récit se situe dans un petit bar à l’avenir incertain puisqu’il est l’un des derniers à servir du vin, ce que  Haroun, le narrateur, souligne avec malice, comme une annonce  préalable des transgressions à venir.  Il y poursuit  chaque soir une confession adressée à un universitaire en quête   de matière pour sa thèse. L’écrivain oranais connaît son Albert Camus sur le bout des doigts, et s’amuse à émailler son texte de références multiples qui ne se cantonnent pas au seul roman visé. Au fur et à mesure que prend forme le récit,   Daoud ouvre des perspectives qui débordent du cadre de la simple réponse à un mythe disparu depuis longtemps.

L’idée forte du départ consiste à donner une existence concrète à la victime que  Meursault cite avec condescendance comme l’Arabe,   personnage négligeable dont  la mort gratuite ne sert qu’à accentuer la vacuité morale du meurtrier, son incapacité à ressentir  les émotions et  la valeur morales de ses actes.   L’auteur  répond à l’anonymat incongru qu’il relève : C’est important de donner un nom à un mort, autant qu’à un nouveau-né. ( Page 32) Avec une implacabilité toute camusienne, Daoud expose progressivement une thématique bien plus large. Le roman  initial, écrit en 1942, s’inscrit dans une Algérie coloniale où son monde est propre, ciselé de clarté matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons. La seule ombre est celle des «Arabes », objets flous et incongrus, venus « d’autrefois » comme des fantômes avec, pour toute langue, un son de flûte. (Page 12). Mais au fil du discours émergent des considérations sur les ressauts de l’Histoire algérienne, de la  guerre de Libération et ses attentes déçues à sa situation actuelle déchirée entre tentation radicaliste et laisser-faire fataliste. Et l’on comprend peu à peu que, porte-parole de son frère Moussa,   la victime emblématique et pesante,  Haroun raconte le sort et le destin de l’Algérie, coupable à son tour d’aveuglement et de morts absurdes:  sous l’influence de M’ma, Haroun  a tué une nuit un rôdeur qui s’est avéré être un colon désarmé  en fuite. Par malheur, le meurtre a lieu le lendemain de la Proclamation d’Indépendance, il perd la légitimité qu’il aurait eue la veille !

Je ne te raconte pas cette histoire pour être absous « a posteriori » ou me débarrasser d’une quelconque mauvaise conscience. Que non ! À l’époque où j’ai tué, Dieu, dans ce pays, n’était pas aussi  vivant et aussi  pesant qu’aujourd’hui et de toute façon, je ne crains pas l’enfer. J’éprouve juste une sorte de lassitude, l’envie de dormir souvent et, parfois, un immense vertige. ( Page 97)

Ainsi Kamel Daoud renvoie dos-à-dos les protagonistes des deux romans, chaque victime recèle sa part de culpabilité. Haroun, qui se qualifie lui-même de vieil homme, transparaît comme une métaphore du destin de son pays: atteint dans l’enfance par la brutale disparition de son aîné, il  se reconnaît bien davantage jouet des manipulations maternelles. Le besoin de vengeance de M’ma nourrit une folie qui pèse sur Haroun et le prive de son libre arbitre. À ce jeu de dupe, comment être certain que Moussa, dont le corps n’ a jamais pu être  pleuré,  est bien le  mort de Meursault ? M’ma s’est-elle emparée de ce crime avoué pour  donner du sens à sa solitude, aux abandons successifs de ces hommes ?

Telles des poupées gigognes,   les thèmes du livre se libèrent au fil  des conversations successives qu’ Haroun livre à son visiteur.  Le style fluide du discours oral ne prive pas le journaliste écrivain de livrer de belles envolées poétiques : Le lendemain du meurtre, tout était intact. C’était le même été brûlant avec l’étourdissante stridulation des insectes et le soleil dur et droit planté dans le ventre de la terre. (Page 97)

 Le succès de ce roman, dont le format est calqué sur celui de son modèle, ultime œillade d’un petit frère de plume à son devancier est déjà gagné. J’ai lu sur divers sites  les remarques étonnantes qu’a livré l’auteur sur son rapport à la langue française, qu’il qualifie de bien vacant  laissé derrière eux comme leurs maisons, par les colons en partance. Force est de constater combien ce passé pèse encore sur la conscience culturelle du pays, comme une chaise  désertée par un absent dans une maison de famille, autour de laquelle chacun tourne sans  pouvoir décider de se l’approprier. Et pourtant, Kamel Daoud vient de faire la preuve  retentissante qu’il a sa place dans la maison littérature francophone.

 

Pour suivre, ce site très riche  et documenté que certains d’entre vous pratiquez peut-être déjà. 

 

http://www.contreligne.eu/2014/06/kamel-daoud-meursault-c...

 

 

 

Kamel daoud, littérature francophone, littérature algérienne, référence Camus, Meursault contre -enquête, l'étranger droit de suite

 

 

Meursault, contre-enquête

Kamel Daoud

Actes Sud  Mai 2014

ISBN :978-2-330-03372-9