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25/01/2016

Va et poste une sentinelle

S’il est une erreur à éviter, c’est d’enchaîner la lecture de la deuxième œuvre publiée d’Harper Lee juste après avoir achevé Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. Erreur absolue que je vous conseille de ne pas commettre à votre tour, à double titre : protégez votre plaisir de lecture d’une éventuelle déception, et offrez à ce roman une chance de vous toucher.

Lire donc Va et poste une sentinelle sans essayer d’établir un lien chronologique entre les deux ouvrages. Difficile certes pour les lecteurs qui ont vraiment apprécié le premier titre paru. Ne pas se laisser influencer par la genèse de l’œuvre, qui nous présente celui-ci comme une ébauche.

Parmi les éléments qui vous surprendront sans doute, sachez que l’héroïne de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, devenue adulte, ne s’entend plus guère appelée Scout mais Jean Louise. Après ses études, la jeune femme s’est installée à New York et le roman débute alors qu’elle revient à Maycomb où elle pense se ressourcer quelques jours chez son père Atticus. Elle sait qu’elle retrouvera près de lui sa tante Alexandra qui l’agaçait déjà dans son enfance. D’entrée, le style est très différent, le charme de l’enfance envolé, certes, mais le ton si particulier du premier ouvrage, incisif, railleur et faussement naïf, tellement réjouissant, n’est plus. Ce n’est plus Scout qui raconte, le roman est écrit à la troisième personne, ce qui permet de réaliser paradoxalement l’intérêt d’un récit à la première personne, l’intimité immédiate que crée le processus entre le narrateur et son lecteur.

Les perspectives de Jean Louise sont partagées par ce retour à Maycomb. Elle guette les signes de faiblesse de son père qui vieillit physiquement, mais elle en attend rigueur intellectuelle et honnêteté morale qu’elle a toujours connues. Elle retrouve également sa complicité avec un nouveau venu pour nous, Henry Clinton, Hank pour les intimes, qu’Atticus considère comme son successeur potentiel depuis la mort de Jem. Car, et c’est un nouveau choc, nous apprenons que le frère aîné de Jean Louise est décédé brutalement. Henry Clinton, orphelin depuis son adolescence, a été aidé par Atticus et lui voue en retour une piété filiale. Ses rapports amoureux avec Jean Louise date de cette époque et nous pensons à Dill, second grand absent du roman. Nous sommes ainsi préparés à observer les changements survenus dans la petite bourgade.

Au-delà des éléments de ton, de style, le fond de l’intrigue majeure reste la manière dont l’héroïne va être conduite à grandir en se confrontant à la réalité. Jean Louise est désormais New Yorkaise, elle s’est habituée au mixage des visages, des habitudes, des micro-sociétés qui se côtoient dans la grande ville du Nord ; Nous sommes maintenant dans les années cinquante, mais l’Alabama est toujours enraciné dans sa mentalité du Sud et la jeune femme va devoir réapprendre un nouveau code comportemental. Certes, elle reste provocatrice et entière, mais elle a appris à composer avec sa tante, elle joue aussi au chat et à la souris avec Henry, réellement amoureux d’elle.   Malgré elle, elle ne peut s’empêcher de se questionner au sujet d’un éventuel mariage avec l’ami d’enfance, le substitut de son frère disparu. Ce sont là des éléments d’incarnation du personnage qui ne manquent pas d’intérêts.

Mais ces questionnements personnels se retrouvent brutalement balayés par un événement qui prend la mesure d’un ouragan. Obéissant à sa curiosité, Jean Louise s’est glissé dans la salle du tribunal, comme autrefois pendant le fameux procès où Atticus avait tenté de défendre un noir injustement accusé de viol. Alors que dans le passé, son père avait revêtu les atours d’un archange défenseur du Droit, elle le surprend ce dimanche-là en pleine compromission avec des racistes notoires. Stupeur et accablement, Jean Louise est bouleversée. Son père serait-il devenu raciste, adepte des idées du Klan dont elle a trouvé un fascicule de propagande sur un guéridon du salon ? Tenaillée entre un amour inconditionnel pour la figure paternelle qui s’impose depuis son enfance comme un repère, et cette découverte qui l’horrifie, elle vit en deux journées sombres une véritable révolution —au sens géométrique du terme— qui la conduit à intégrer la nécessité des compromis. Son père perd son statut, son univers bascule, c’est encore une étape vers la maturité que doit gravir douloureusement l’ex petite Scout.

Roman donc de passage initiatique, Va et poste une sentinelle, expose la vision de l’auteur, elle-même femme de ce Sud ambivalent. Ce sont les thèmes centraux des deux ouvrages, bien que traités différemment. Si la réussite de l’Oiseau moqueur est incontestable, Va et poste une sentinelle souffre d’une facture plus didactique, d’une sensibilité moindre dans l’expression des états d’âme de l’héroïne, comme des personnages secondaires : Cet Henry Clinton, amoureux gentiment repoussé est trop placide, trop parfait. Les explications de l’oncle Jack, philosophe loufoque, tournent autour du pot et peuvent être lassantes malgré les anecdotes cocasses. Quant à Atticus, est-il aussi convaincant quand il laisse sa fille patauger et s’enferrer au lieu de mettre les points sur les i ? En un mot ce roman forgé de bonnes intentions paraît infiniment moins réussi que celui qu’Harper Lee publiera quelques années plus tard. Il reste néanmoins intéressant en ce qui concerne l’éclosion au monde adulte, aux vérités ambiguës et aux nécessaires compromissions.

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Va et poste une sentinelle

Harper Lee

Grasset   (Octobre 2015)

ISBN :978-2-246-85868-3

23/01/2016

Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur

On pourra toujours se demander pourquoi il a fallu tant de temps aux lecteurs français pour apprécier ce roman devenu immédiatement incontournable lors de sa parution aux USA en 1960. Voilà un livre qui se ferme à regret, et une héroïne, Scout, que l’on voudrait accompagner bien plus longtemps.

De ses cinq à ses huit ans, c’est à la hauteur du nez de cette fillette intrépide, résolue, et tenace que nous nous immergeons dans la vie d’une petite ville du Sud de l’Alabama. Vous allez découvrir Maycomb dans les années 30, bourgade isolée avec ses rues bordées de maisons coquettes, son centre-ville que l’on peut encore rejoindre à pied depuis le quartier bourgeois, son école unique et ses paroisses propres à chaque communauté. Scout est la benjamine, de son nom de baptême Jean Louise, élevée en compagnie de son frère Jem par leur père que les enfants nomment tous deux par son prénom, Atticus. La gouvernante-cuisinière-femme à tout faire, Calpurnia,   est totalement dévouée aux enfants et à son patron. Atticus est un humaniste. Avocat, il professe la raison et la tolérance envers tous, et sème dans l’esprit des enfants des repères moraux et intellectuels censés les préparer à devenir des adultes accomplis. En attendant, Jem et Scout sont souvent livrés à eux-mêmes dans le jardin de la maison et dans le quartier tranquille qu’ils habitent. Tranquille ce quartier ? Pas si sûr ! La demeure voisine semble bien mystérieuse avec ses volets toujours clos et ses habitants invisibles. Et le sort de Boo Radley, le garçon de la maison préoccupe la fratrie, rejointe en été par Dill, un gamin du même âge qui passe ses vacances chez sa tante. Les trois compères imaginent diverses stratégies pour rencontrer Boo enfin et qui sait,   le sauver d’une supposée séquestration… Harper Lee joue à merveille des mots et des expressions pour relever ce récit qui pourrait s’apparenter aux sagas enfantines dans la veine de Mark Twain, par son insolence et sa critique sous-jacente des conformismes. Sauf que Jem et Scout ne sont pas malheureux. Si la mère n’est plus, Calpurnia assume de son mieux les fonctions maternelles, même si elle cache sa tendresse sous des dehors rugueux, qui font fulminer Scout, mais qui se révèlent très vite indispensables au respect du cloisonnement naturel entre Blancs et Noirs. Harper Lee décrit l’enfance comme un territoire harmonieux, où les disputes se limitent à l’assaisonnement naturel des jours trop tranquilles.

Et puis un soir, Atticus éprouve le besoin de mettre ses enfants en garde. Dans les semaines à venir, ils vont entendre des rumeurs désagréables, ils seront même sans aucun doute chahutés par leurs camarades, ils vont devoir apprendre à se comporter selon les principes qu’il espère avoir inculqués. Commence une nouvelle année scolaire où Scout va grandir plus vite que les années précédentes. La calomnie, la distance, l’hostilité sournoise se font sentir… Des enfants du quartier défavorisé d’Old Sarum sont intégrés à l’école et les différences d’éducation révèlent des fractures dans l’équilibre de la société. Toutefois, Scout paraît souvent plus intéressée par ces failles que par le bavardage insipide des chipies habituelles. Progressivement, l’atmosphère de la petite ville s’est tendue, les menaces contre Atticus deviennent de plus en plus évidentes et ne peuvent plus être cachées aux enfants. Mais Scout peine à saisir la raison de ces changements, jusqu’à ce soir où,  Atticus les pensant couchés, Jem et Jean Louise se relèvent et courent vers la ville, pour découvrir leur père assis sur une chaise en train de monter la garde devant la prison. Il est seul, héros solitaire d’un drame prêt à exploser. Heureusement, l’imprimeur local va prêter main-forte à l’avocat en mauvaise posture. Scout tourne et retourne la situation, ne comprenant pas qu’Atticus soit inquiété alors qu’il a été commis d’office à la défense de l’homme accusé de viol que certains citoyens de Maycomb aimeraient lyncher sans autre forme de procès. Le procès s’ouvre cependant le lendemain. Jem, Dill et Jean Louise doivent ruser pour assister, malgré l’interdit paternel, aux débats.

Sans changer de ton, Harper Lee parvient à donner au roman l’épaisseur d’une critique acérée contre le racisme, l’intolérance, la bêtise. Racontées par une enfant de huit ans, les situations apparaissent parfois terriblement cocasses, le rire éclate alors même que l’émotion et l’écoeurement prévalent. Toutes les pages consacrées aux audiences sont haletantes et je défis le lecteur de poser le livre. Mais le procès achevé, la défaite consommée, les choses n’en restent pas là parce qu’on est en Alabama, où la guerre de Sécession n’a jamais quitté les esprits. La dernière partie du livre nous tient toujours davantage en haleine et les surprises nous attendent jusqu’à l’ultime page.

C’est sans doute ce qui explique la désolation du lectorat d’Harper Lee, qui n’a rien publié de plus pendant des décennies. Silence pesant enfin rompu l’année dernière par l’édition de Va et poste une sentinelle, mais c’est une autre histoire, comme l’on verra bientôt.

En ce qui concerne Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, ce n’est pas l’auteur que je vais citer, mais Isabelle Hausser, qui a révisé la traduction du roman et achève ainsi la postface: « Le texte d’Harper Lee, d’une infinie drôlerie, est un enchantement. Il a la légèreté et le poids que recherche le véritable amateur de roman et cette vertu si rare de pouvoir être lu à tout âge, quelle que soit l’éducation que l’on a reçue, de quelque pays qu’on vienne, à quelque sexe que l’on appartienne. »

La longue absence d’Harper Lee sur la scène éditoriale a contribué à fonder sa légende. La jeune femme a trente-quatre ans lorsque sort le roman en 1960. L’ampleur du succès international immédiat, l’attribution du Pulitzer l’année suivante, le film qui en est tiré ( titre français du silence et des ombres) , sont autant d’occasions d’interprétation des éléments biographiques qui ont inspiré le fond et la forme de l’affaire. Son amitié avec Truman Capote attestée, l’auteur n’a jamais caché le rôle de son propre père dans la construction de la figure d’Atticus. La genèse du livre commence à être mieux connue, en particulier à la lumière du second ouvrage, bien différent. Mais chaque chose en son temps. Il est peu vraisemblable que Nelle Harper Lee, 90 ans en Avril prochain, cède à la tentation médiatique et se livre davantage…

 

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Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (To kill a mocking bird 1960 )

Harper Lee

Le livre de poche ( Grasset)

1ÈRE parution en France 1988 chez Grasset, réédité en 2015 en poche

ISBN : 978-2-253-11584-3