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21/03/2014

Les anges mineurs

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 À peine avais-je entamé la découverte des anges mineurs et de l’écrivain  Antoine Volodine,  qu'une question évidente s'est imposée: m'étais-je trompée de porte d’entrée? Quand on n’a  encore jamais lu l’œuvre d’un écrivain, après tout, il est rare « d’attaquer » sa bibliographie en ordre chronologique, n’est-ce pas ? Cependant, la forme du récit et l’univers très particulier que développe la suite de ces « narrats », (entendez de brefs chapitres constituant  chacun une entité de récit isolé) désarçonnent le lecteur non prévenu.

Progressivement cependant, cette mosaïque de textes organise un monde, que j’ai ressenti comme une prophétie d’apocalypse. Exprimé le plus souvent à la première personne, chaque « chapitre » porte en titre le nom et prénom d’une personne, sans que toutefois il s’agisse véritablement d’un portrait de personnage. Tous  repères spatiaux et temporels chamboulés, c’est une vision de l’après-catastrophe qui se dessine au fil des récits. D’ailleurs c’est ainsi que s’ouvre le premier narrat, titré Enzo Mardirossian, où le narrateur  livre son état d’âme:

«  Inutile de se cacher la vérité. Je ne réagis plus comme avant. Maintenant, je pleure mal. Quelque chose a changé en moi autant qu’ailleurs.… »

De fait, bien que tissée à maille  décousue,   la cohérence du récit se bâtit sur  l’errance, la survie, la récurrence des patronymes et la projection d’un univers «  étranger » à nous, lecteurs  douillettement au cocon dans nos pénates. Volodine use de consonances « étrangères », qui localisent le récit loin à l’Est. Peu à peu s’amorce l’idée que la catastrophe planétaire concerne l’éclatement des sociétés, une lutte géopolitique autant qu’écologique, et l’on comprend que ce récit apocalyptique nous parle autant d’hier que de demain. À l’image de ces  grands-mères héroïques,   immortelles survivantes dans la steppe mongole, qui entreprennent de créer un sauveur pour cette humanité en danger, comme une espèce en voie de disparition. Mais du destin de Will Scheidmann, qui apparaît  dès le narrat 7, je ne vous dirai rien, car alors ce livre risquerait de connaître le sort des œuvres de Fred Zenfl :

« Mais Fred Zenfl ne réussissait pas à trouver la forme littéraire qui lui eut permis d’entrer  véritablement en communication avec ses lecteurs éventuels et ses lectrices et, démoralisé, il n’allait pas jusqu’à l’achèvement de son propos. » 

Reconnaissons- là l’humour et l’autodérision  caustiques d’un écrivain qui  prend sérieusement le  risque de bousculer son lectorat. Au demeurant, les anges mineurs ont connu  un bien meilleur sort, récompensé successivement par le prix Wepler (1999)   et le prix du livre Inter (2000)!

Le caractère remarquable de ce récit  définit une tentative de renouveau narratif, que Volodine a baptisé « post exotisme ».  Avant même d’ aller piocher sur Internet les éclaircissements nécessaires, les effets stylistiques de l’auteur sautent aux yeux:  utilisant  souvent la première personne, le narrateur  déroule son récit avant de préciser l’identité endossée à ce moment-là, ce qui accroît la déstabilisation du lecteur :

«  C’était une zone où régnaient, dans une ombre bruyante et remplie de couteaux, les maîtres abatteurs et les tripiers ; l’air empestait le sang, les chasseurs de gibier et le linge très sale dans lequel avait été emballé la venaison. Je n’étais ni vendeur ni acheteur. Quand je dis je, c’est à Khrili Gompo que je pense, cela va de soi. On m’avait accordé douze minutes. La fille se dirigeait sur moi de façon inéquivoque, elle vint à moi comme si elle me connaissait, comme si elle m’avait longtemps attendu, comme si elle m’avait passionnément aimé et attendu, comme si elle m’aimait depuis toujours, comme si en dépit des évidences et en dépit des discours de ses proches, elle avait persisté à croire que je n’étais pas mort et que je m’évaderais un jour de la mort et reviendrais, comme si enfin j’étais revenu vers elle, après une longue absence, après un très long voyage. » ( Page 64)

En vérité, j’ose livrer ici ma totale incapacité à développer de façon synthétique une véritable intrigue, un fil conducteur menant le lecteur assidu d’une page à l’autre. Il y a là plus de raison de lâcher l’affaire que d’adhérer à la poésie sauvage et cruelle du fantasme apocalyptique. Les amateurs d’humour noir se réjouiront de perles disséminées savamment dans les hautes herbes de ces divagations :

«  Aux fils Schtern je n’adresse jamais un signe qui aille au-delà de la simple courtoise. Bien que nous soyons désormais voisins, je les ignore. Je regrette cette proximité. Ils ne m’inspirent aucune sympathie, nous n’avons pas d’atomes crochus. On voit bien qu’ils engraissent leur mère pour des raisons cannibales. Dans peu de semaines, ils la saigneront et ils la cuisineront. C’est vrai que l’existence  est fondamentalement sale, mais, tout de même, ils pourraient aller faire cela ailleurs. » ( Page 61)

 

 Ainsi affranchis, les-dits amateurs se réjouiront du tableau des « vieillardes pluricentenaires dont les herbes  pourtant basses camouflaient l’identité » et qui s’obstinent vaillamment à assumer la condamnation du petit-fils défaillant :

«  Les vieilles avaient éjecté, des culasses, les douilles brûlantes, et elles restaient étendues dans la position dite du sniper couché, mais toutes avaient l’air  déconcertées  d’avoir raté leur cible, et elles hésitaient avant de lâcher une seconde » mitraillade. Sous leurs narines errait de la fumée de poudre noire, mêlée aux  parfums de jeune absinthe et à l’insistante puanteur de l’urine des brebis et des chamelles qui, à l’endroit où elles étaient couchées, avaient dormi nuit après nuit pendant des mois. «  ( Page 76)

Vous l’aurez saisi, je ne suis pas parfaitement enchantée de ce cheminement chez les anges mineurs, même si je me suis rarement senti autant dépaysée. Mais  il est vrai que c’est  là une des  vertus majeures de la lecture.

 

Des anges mineurs 

Antoine Volodine 

Points poche  2007 (Le Seuil Août 1999) 

ISBN : 978-2-02-044461-3 

Prix Wepler 1999- Livre Inter en 2000